vendredi 7 mars 2025

Les études métriques ne font-elles que tourner en rond ?

Le titre de cet article résume sans doute la pensée de ceux qui ne s'intéressent pas à l'analyse métrique de la poésie. Non seulement ces gens étudient et parfois plutôt bien le sens des poèmes indépendamment du cadre versifié, mais même s'ils acceptent que Roubaud et Cornulier aient pu remettre du bon sens dans l'étude des césures les études métriques qui ont suivi ne semblent pas autre chose que des preuves a posteriori de cette rénovation des études métriques vers 1978-1982. Quant aux effets de sens à la césure ou à l'entrevers, ils ne sont bien souvent qu'un calembour redondant avec ce que dit en mots le poème. C'est même en s'appuyant sur le discours du poème qu'on justifie le sens des enjambements.
Pourtant, il y a encore des enjeux. Il y a des insuffisances dans le discours mis en place par Roubaud, puis surtout Cornulier en 1982, Cornulier ayant fait école au sein de la critique universitaire. Il demeure aussi des cas compliqués : la réalité métrique de "Tête de faune" de Rimbaud et forcément celle de ses vers dernière manière. Les poèmes tardifs de Verlaine posent des problèmes similaires que cache complètement une étude s'arrêtant au recueil Jadis et naguère, qui est le dernier grand recueil de Verlaine. Les verlainiens s'illusionnent à donner de l'intérêt à la suite de sa production poétique, ce qui n'est pas mon cas : je lis le reste de ses recueils en me forçant et ça m'ennuie à mourir, mais au plan de la versification ils sont plus délicats à analyser. Il y a aussi un historique à revoir au sujet de l'évolution du vers, puisque les métriciens ont privilégié plus arbitrairement qu'ils ne veulent l'admettre le rôle de Baudelaire, puisqu'ils ont évité de comparer les césures et les entrevers, puisqu'ils ont négligé les rejets et contre-rejets d'épithètes, puisqu'ils ont écarté certaines configurations trop éparses, puisqu'ils n'ont rien dit sur la genèse des mesures d'accompagnement et n'ont pas fait un sort au trimètre. La mise au point de Cornulier sur les trimètres classiques est assez récente elle-même. Il y a un problème aussi d'étude sur les rejets ou contre-rejets d'une syllabe, puis sur les contre-rejets de deux syllabes ou plus qui forment une suite grammaticale ne justifiant pas une pause.
On pourra dire que tout cela est de la précision d'arrière-garde, mais je ne suis pas d'accord.
Il y a d'autres enjeux encore. Qu'est-ce qui réellement différencie le vers de théâtre du vers lyrique en fait d'enjambement ?
Puis, il y a au-delà de tout cela un arrière-plan auquel personne ne pense. A l'origine, la versification a à voir avec la mémoire. Lors des débuts de l'écriture, même les lois, même peut-être la comptabilité est composée en vers, en formes martelées flanquées d'échos, répétitions sinon rimes qui vont se graver dans l'esprit. Peut-être que la mort du vers a à voir avec une société où l'écrit n'est plus un problème en société. Il y a une vraie réflexion culturelle à avoir sur la disparition du vers, sur le fait que nous rechignions à apprécier la contrainte des vers.
Il existe en français selon le classement académique neuf classes ou natures de mots. Nous avons d'un côté des mots variables : le verbe, le nom, l'adjectif, le déterminant et le pronom, de l'autre côté des mots invariables : la préposition, l'adverbe, les conjonctions rangées en deux catégories, et puis les interjections qu'on essaie encore de séparer avec une catégorie d'onomatopées.
A l'époque de Rimbaud, Hugo et compagnie, la catégorie du déterminant n'existait pas telle que nous la connaissons. Les articles définis et indéfinis étaient à part, et beaucoup de déterminants étaient appelés des adjectifs malgré une logique grammaticale profondément différente, loin de l'origine latine.
Pour le sujet qui nous occupe, les métriciens ne s'intéressent pas aux mots autonomes, donc aux interjections, adverbes en emploi autonome, etc. Les métriciens ne s'intéressent pas aux mots dits lexicaux : noms, verbes, adjectifs, adverbes, et donc pas à une grande partie des pronoms.
Ils ne s'intéressent pas non plus aux mots qui ont au moins deux syllabes masculines.
Ils s'intéressent aux prépositions d'une syllabe, aux déterminants d'une syllabe, aux prépositions et aux déterminants dont la deuxième syllabe est un "e" de fin de mot, puis aux pronoms sujets et objets ou à l'adverbe de négation "ne" qui se placent avant le verbe.
Ils ont laissé de côté certains pronoms d'une syllabe, des conjonctions de subordination d'une syllabe et la liste des sept conjonctions de coordination "mais ou et donc or ni car", catégorie arbitraire en français, puisque "mais" n'a pas un emploi si différent de l'adverbe "puis" et n'est pas un élément de coordination comme "et", "ou" et "ni". Il n'y a aucune raison de placer "mais", "or" et "car" parmi les conjonctions de coordination, plutôt que parmi les adverbes et locutions adverbiales. Le mot "donc" est complètement incongru dans cette liste.
En laissant de côté les trois conjonctions "et", "ou" et "ni", les conjonctions de subordination "si", "comme", "quand", et des pronoms relatifs "dont" ou "qui" non précédé d'une préposition les métriciens se sont privés d'outils pour des enquêtes plus fouillées.
Les critères de la métricométrie se sont figés en un mode d'approche structuraliste en tension avec la réalité historique de l'évolution qu'ils prétendaient observer, ce que deux autres cloisonnements ont aggravé : la non comparaison entre les césures et les entrevers, la séparation non étayée par des critères entre vers de théâtre et poésie lyrique. Et en tolérant l'idée des vers d'accompagnement trimètres et semi-ternaires, le discours de la métricométrie s'est laissé contaminer par un préjugé intuitif légué par la tradition alors même que la méthode voulait une approche rigoureuse non intuitive.
Et justement sur le trimètre, cela fait des années que je dis qu'il faut une étude fouillée du drame Cromwell de 1827. Pourquoi à votre avis ?
Les trimètres classiques considérés comme évidents supposent une répétition de mots, une anaphore interne : "Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir", ou bien une symétrie grammaticale nette : "mener les chiens, guider les gens, traire les vaches" (trimètre de mon invention pour l'exposé).
Hugo a pratiqué ses premiers trimètres vers la fin de son drame Cromwell, Acte IV et V, alors que nous pouvons relever plein de trimètres selon les habitudes de lecture que nous avons héritées du vingtième siècle, puisque dès que la grammaire paraît s'y prêter et dès que la césure nous paraît faible nous pensons pouvoir trouver naturelle la lecture en trimètres. C'est tout de même intéressant qu'un jour quelqu'un comme moi fasse un relevé des trimètres apparents dans Cromwell où on verra que les trimètres évidents ne sont qu'à la fin de la pièce !
Et je mettrai ça en relation avec d'autres évolutions tardives des vers de Cromwell. Car les mises en relief de mots d'une syllabe devant la césure ou à la rime deviennent abondantes aussi vers la fin du drame, même s'il y a un "mais" à la césure dès le premier acte. Là, je parle de phrasillons du genre "oui", "non", etc. Et c'est très intéressant de voir que Victor Hugo prend la mesure de la fragmentation des paroles qui a une conséquence sur le débit du vers au théâtre, alors qu'en poésie lyrique les à-coups n'empêchent pas que le vers doit rapidement reprend un certain rythme sous peine de perdre l'ambiance lyrique.
Ben, ça, c'est un sujet d'étude, et un sujet qui concerne l'éloquence, qui nous fait réfléchir sur le débit poétique et le débit en vers au théâtre, pardon si le mot "débit" est ici un peu familier.
Sur le trimètre, Viny pose un problème remarquable à cause d'un vers de son "Eloa" et d'un trimètre manuscrit inédit évident antérieur à Cromwell de Victor Hugo.
Bien qu'il soit un médiocre versificateur, Edmond Rostand est important aussi à étudier. Son Cyrano de Bergerac s'inspire de l'antécédent de Cromwell et c'est même le seul succès théâtral de cet ordre que nous puissions étudier après le bouleversement du vers dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Rostand va pratiquer des enjambements de mots en veux-tu, en voilà, à une époque où ils sont banalisés depuis trente à quarante ans, car avant Rimbaud il y a eu pas mal de parnassiens obscurs qui l'ont pratiqué : Mendès, Silvestre, Blanchecotte, ça ne s'arrête pas à deux raretés de Borel et Banville, puis un envol de Verlaine, Mallarmé et Rimbaud. Et l'intérêt c'est de vérifier si Rostand quand il commet un enjambement de mot pratique ou non le semi-ternaire. J'ai cru remarquer que dans certains cas avec enjambements de mots la lecture en trimètre et même en semi-ternaire était impossible. Vous me direz que c'est déjà le cas avec les parnassiens, mais il y a eu une réalité de l'émergence du concept de semi-ternaire, et Martinon atteste précocement de sa réalité, et cela devrait impliquer Cyrano de Bergerac. Or, j'ai l'impression que ça ne marche pas pour la pièce de Rostand. En revanche, il me semble que dans une certaine poésie médiocre au profil rythmique assez plat vous avec des alexandrins bien découpés, puis de temps un vers avec d'un côté un groupe de quatre syllabes et de l'autre un groupe de huit syllabes, mais sans que vous n'éprouviez le besoin de supposer un effet de lecture forcée à la césure. Pour moi, c'est évident que c'est ça qu'il faut repérer historiquement pour fixer une origine au consensus de la mesure d'accompagnement. Les poètes au XIXe siècle pratiquaient le trimètre avec un effet à la césure ou ils pratiquaient des césures audacieuses sans se poser la question d'une mesure rythmique de relais. Mais, dans la seconde moitié du XIXe, ce sont les clampins qui ont dû commencer à pratiquer des trimètres sans chercher à produire un effet à la césure, et à la toute fin du XIXe siècle on est passé aux clampins qui faisaient des alexandrins 48 ou 84 sans effet à la césure, et comme personne ne lit ce qui n'appartient pas au patrimoine poétique, ce point d'histoire de perception du vers échappe aux études métriques et quand on s'aperçoit que ces vers-là existent c'est chez des poètes d'une certaine importance mais qui écrivent au vingtième siècle trop de temps après la bataille que pour qu'on leur attribue l'invention. Valéry et d'autres sont concernés, alors que Valéry a un pied dans le XIXe siècle et n'est pas le plus malhabile des versificateurs. Il y a dû y avoir un problème d'enseignement du vers autour de la décennie 1880. Les jeunes ont lu les vers les plus déjantés de Rimbaud et Verlaine, avant de lire les vers épars un peu audacieux et délicats à repérer de Victor Hugo et d'autres, et ils ont pris pour argent comptant les concept de césure mobile et d'enjambement libre. Du coup, ils ont appris à écrire en vers classiques, mais avec l'option d'écrire sans règle à côté pour faire moderne. La logique suivie par les poètes du XIXe siècle, de Victor Hugo à Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, n'a pas eu lieu d'être pour eux. Et certains considérant que le vers doit avoir un cachet d'harmonie prosodique faisaient soit des alexandrins normaux, soit s'accordait des trimètres purs, des semi-ternaires 48 ou 84 simplement jolis d'être gracieusement 4 et 8 ou 8 et 4.
 Et on projette à tort cela en mesures d'accompagnement sur des vers de Victor Hugo et d'autres, même si de fait le trimètre était pensé comme une double mesure derrière la césure normale à tout alexandrin.
A force d'étudier dans le détail ce qu'il s'est passé, je ne pourrai que revenir toujours plus à même d'expliquer ce que Rimbaud a cherché à faire dans ses poèmes en vers de onze syllabes ou dans "Conclusion" de "Comédie de la soif". Pour le reste, j'ai déjà expliqué la césure forcée pour les poèmes en alexandrins (!!) "Qu'est-ce" et "Mémoire", pour les poèmes en vers de dix syllabes que sont "Tête de faune", "Jeune ménage" et "Juillet".
J'ajoute que l'étude des vers employés, des strophes, des césures ou des entrevers, ainsi que des mots à la rime a des conséquences considérables sur la seule étude des sources. Rien que ça, c'est déjà énorme comme outil de critique littéraire. C'était l'objet de mon article "La Versification tactique" paru dans la revue Rimbaud vivant en 2021.
L'année prochaine, je commencerai un discours d'une nouvelle teneur sur la poésie en prose de Rimbaud, et je vous agacerai par d'autres minuties auxquelles vous ne vous attendez pas encore, mais des minuties qui permettront de rendre objectives pas mal de remarques qui sans support sont toujours taxées de spéculations, de subjectivité, etc. Certes, sur la prose, je n'ai pas un terrain balisé par la reconnaissance des moules adoptés par les poètes, par les études de métriciens, mais j'ai déjà un petit bagage que j'ai monté au fil du temps. Je pense que j'arriverai à quelque chose de très intéressant. J'étudie aussi des débuts de roman, parfois contemporains pour méditer le style. Petit à petit, quelque chose se met en place.

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