dimanche 23 juillet 2023

Au cabaret-vert et Waterloo... Les subtilités réelles du sonnet rimbaldien ?

Dans la notice intitulée "Au cabaret-vert" du Dictionnaire Rimbaud des Classiques Garnier, l'auteur Mathieu Jung dit que le sonnet contient quelques subtilités inattendues, mais il cite un exemple peu probant. La préposition "Au" du titre serait selon Steve Murphy à trois ententes : ce serait le rappel d'un vrai nom, et en même temps un indice de localisation et enfin une dédicace. Je ne crois pas du tout que Rimbaud ait ainsi pensé le titre de son poème. Les atermoiements indécidables ou non de la critique rimbaldienne n'ont pas à devenir des subtilités avérées. En plus, la distinction entre les deux premiers points est quelque peu artificielle : "Au Cabaret-Vert", localisation et rappel d'un nom intégrant la préposition se confondent. On peut hésiter si Rimbaud veut nous imposer l'idée que l'enseigne incluait ou non la préposition, mais cela reste accessoire. L'enseigne du lieu ayant servi d'inspiration était "La Maison Verte". Si subtilité il y a, c'est dans le fait d'évacuer le terme connoté "maison" pour un terme plus liée à l'escapade et à la bohème parisienne, celui de "cabaret". Quant à l'idée de dédicace, je m'en méfie. Murphy l'envisage également pour le titre "A la Musique", ce qui laisse plutôt penser que le critique dont le français n'est pas la langue maternelle va plus volontiers passer en revue toutes les possibilités grammaticales d'une configuration alors qu'un locuteur français va sélectionner plus rapidement la lecture qui lui semble la plus naturelle en contexte. Murphy envisage également une lecture grammaticale non spontanée pour un locuteur français dans le cas de la célèbre expression "se faire voyant" par exemple, quand personne avant lui n'a jamais un instant envisagé que l'expression pouvait se lire "se faire voir par tous".
Pourtant, des subtilités, il y en a bien dans le sonnet "Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir", la couleur verte est la couleur de la Nature, ce qui permet de sentir un unisson du discours avec des poèmes comme "Sensation" et "Credo in unam", et le jeu de mots ultérieur de "Comédie de la soif" par la rime "auberge verte" bien "ouverte" avait beaucoup de sens déjà en 1870 dans un contexte de fugue. Une autre subtilité du sonnet, relevé par Mathieu Jung, c'est la possible lecture du sonnet "L'Auberge" de Paul Verlaine qui à l'époque n'a été publié que dans une revue en 1868. Il ne sera publié en recueil que bien plus tard dans Jadis et naguère. On peut supposer que Bretagne était le plus à même d'avoir renseigné Rimbaud à l'époque sur l'existence de cette pièce encore quelque peu inédite, et de qualité qui plus est. Il ne faut pas perdre de vue qu'il ne va pas de soi que Rimbaud ait lu ce sonnet "L'Auberge" à l'époque. Notons que dans "Comédie de la soif" nous passons précisément au choix du nom "auberge" au lieu de "maison" et "cabaret". Rimbaud venait d'écrire en août qu'il lisait tout Verlaine, et je prétends que malgré le retard de publication de La Bonne chanson indisponible à l'époque dans les librairies quelques pièces rimbaldiennes de 1870 s'en sont inspirées. La coïncidence de césure sur la préposition "dans" au premier vers d'un poème sur le voyage agréable en train entre une pièce de La Bonne chanson et le sonnet "Rêvé pour l'hiver" est tout bonnement stupéfiante. Citez moi le même cas de figure d'une préposition "dans" accrochée à la césure au premier vers d'un poème dont le développement fait état d'un voyage en train avec rêve d'amour pour une femme chez un autre poète ! Le sonnet "Au Cabaret-Vert" décrit de toute évidence aussi un moment vécu personnel qui a eu un fort retentissement émotionnel, et c'est compréhensible au vu du contexte de fugue avec refuge à "La Maison Verte" à Charleroi pour se sustenter. Cela nous a valu une sorte de doublon "Au Cabaret-Vert" et "La Maline". Ce dernier sonnet a ses propres énigmes, l'expression  inexacte "une froid" un peu facilement résolue par l'idée que la serveuse devait être flamande, et du coup l'identité spéculée de cette serveuse flamande ou non. Le titre "La Maline" renvoie aussi au titre du sonnet "Le Mal" et permet d'opposer le vrai Mal à une immoralité bénigne si on peut dire. Mais, précisément, cet écho des titres "Le Mal" et "La Maline" met sur le tapis une tentation de comparaison entre la scène du cabaret et une scène de guerre. Et c'est là que ça devient intéressant quand on fait retour sur le sonnet "Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir..." En effet, les deux premiers vers se terminent par une phrase courte qui forme un hémistiche : "J'entrais à Charleroi." Rimbaud ne pouvait pas se permettre le passé simple sous peine de hiatus : "J'entrai à Charleroi", mais on ressent tout de même cette idée de conquête militaire. C'est comme si la ville était prise par le poète. Et rétrospectivement on peut lire l'ensemble des deux premiers vers comme une parodie de déplacement militaire à l'époque napoléonienne :
Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J'entrais à Charleroi.
- Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
[...]
Le parallèle d'attaque des vers 2 et 3 nous impose de cerner le contraste des situations : "Aux cailloux des chemins" et "Au Cabaret-Vert", mais on a aussi l'idée d'une présentation à la manière de Victor Hugo des épreuves excessives de soldats dans le dénuement, sans vêtements adéquats, pour atteindre malgré des victoires rayonnantes dont un soleil d'Austerlitz, sachant qu'à Charleroi jouira d'un "rayon de soleil arriéré". Vu l'écho des titres "Le Mal" et "La Maline", il va de soi qu'on peut comparer aussi le triomphe du je gagnant cette place de cabaret à l'anonymat des soldats tués en masse pour un roi qui les raille dans le sonnet "Le Mal". Rimbaud a eu l'audace et l'idée de génie d'être le premier à placer un "je" devant la césure, et il l'a fait coup sur coup dans deux sonnets contemporains "Ma Bohême" et "Au Cabaret-Vert". Dans "Ma Bohême", le procédé est en relation avec le "moi" du texte parodié ou convoqué dans les tercets, "Le Saut du tremplin", de Banville, et ce "je" prend une dimension politique accrue dans "Au Cabaret-Vert" si nous songeons au rapprochement avec les troupes tuées pour un autre dans "Le Mal". Il n'est pas inutile de rappeler qu'un sonnet charge contre l'empire "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" est associé lui aussi au séjour carolorégien : "se vend à Charleroi". Dans les deux sonnets consacrés à son passage à La Maison Verte, le poète décrit une prise de possession de l'espace : "j'allongeai mes jambes sous la table", etc. "[J]e demandai" c'est un peu "je donnai des ordres en vainqueur".
Et j'en arrive à une possibilité de source, le récit Waterloo d'Erkman-Chatrian. Je n'ai pas l'exemplaire sous la main, pourtant j'ai deux éditions de ce livre, mais je peux reporter à plus tard les citations et préciser ici ce qui m'a frappé à la lecture.
Le roman Waterloo est la suite d'une série des deux auteurs qui font vivre un personnage sous l'Empire. Le roman commence par la démobilisation du personnage principal qui est invité à montrer patte blanche auprès de royalistes qui ont récupéré le pouvoir. Mais on connaît l'histoire. Napoléon resurgit et rassemble ses troupes rapidement, et la guerre se propage sur le territoire belge jusqu'à la célèbre défaite de Waterloo. Mais avant Waterloo, il y a quelques autres lieux de combat. Etant de nationalité belge et ayant vécu dans les régions de Charleroi et Namur jusqu'à l'âge de douze ans, j'ai un peu tiqué quand j'ai entendu parler de chant des cigales. J'ai cru lire un tel extrait et il faudra décidément que je remette la main dessus. J'ai tiqué aussi pour ce qui est de la corruption des noms "Sombreffe" en "Sombref" et "Lambressart" en "Lambrussart". Puis, j'ai tiqué aussi sur la représentation physique des femmes belges comme blondes et jolies. C'est un stéréotype qu'on applique aux blondes, aux filles du nord, qui vaut pour des anglaises, des scandinaves, des slaves et quelque peu pour des allemandes ou des néerlandaises, mais les femmes blondes et jolies sont quand même rares en Belgique, même du côté flamand. Ce n'est pas ce qui me vient en premier à l'esprit pour caractériser la population belge. Une jolie femme aux yeux bleus et aux cheveux châtains, ça ferait presque plus couleur locale. On peut rencontrer une blonde charmante, frappante, mais en voir tout un groupe, ce n'est pas très crédible. Rimbaud est plus crédible que le duo d'auteurs Erkman-Chatrian, puisque lui décrit une seule femme, et pas un groupe.
Toutefois, Rimbaud pourrait très bien s'être souvenu d'une éventuelle lecture qu'il aurait faite de ce roman, puisqu'il est question d'une progression avec combats et d'une arrivée à Charleroi, précisément vers cinq heures du soir. La notation du sonnet rimbaldien ne serait pas qu'un indice de venue du soir, mais aussi une sorte de précision d'horloge parodiant le registre militaire. Et comme l'armée napoléonienne sympathise avec des habitants, alors non belges, mais francophones des régions de Charleroi puis Gembloux, le couple d'auteurs en vient précisément à cette image d'un accueil chaleureux de femmes jolies et blondes qui offrent de quoi manger pour soutenir l'en avant solaire dont le terme sera Waterloo. Je n'ai pas les preuves, et il se peut que d'autres éléments m'échappent encore, mais je trouve vraiment singulier ce rapprochement entre les deux textes. J'ai plus que jamais bien du mal à ne pas lire le sonnet "Au Cabaret-Vert" comme le retournement parodique d'une avancée militaire napoléonienne en Belgique.
Par ailleurs, le local de "La Maison Verte" donnait sur une place qui jouxtait un canal où passe la Sambre, rivière importante de Belgique qui se jette dans la Meuse au pied de la citadelle de Namur. De cette place, on traverse le canal puis la route et un parking et on entre dans la gare de Charleroi et si on prend le train en sortant directement de la ville, on se rend compte que les terrils sont tout à côté de la gare et donc de la place où se situait La Maison Verte. Et quand on y réfléchit, on se rend compte que le poème "Charleroi" de Verlaine, composé en juillet 1872, l'a été peu de temps après qu'en avril et mai Rimbaud ait composé sa "Comédie de la Soif" où figure l'expression "auberge verte". L'idée d'auberge est présente dans le poème voisin "Walcourt" des Romances sans paroles. Quand je prends le train à Charleroi et que je passe à très lente allure devant les terrils et les immenses bâtiments industriels en partie désaffectés je songe au poème de Verlaine, j'essaie de me rendre familière l'expression "Kobolds" qui n'est pas locale, je me récite parfois le poème en entier dans le train. Une idée intelligente serait d'ailleurs de mettre en ligne une vidéo de cette partie de trajet flanquée d'une récitation du poème de Verlaine. Evidemment, il faut opposer le monde alors en activité à l'abandon actuel, mais une telle récitation a du sens devant le décor qui nous est resté.
J'ignore quel était le tracé du train relient Bruxelles et Malines à l'époque, mais j'essaie de faire les mêmes expériences. Entre Bruxelles et Malines, j'essaie de cerner le paysage ancien de prés où broutaient les vaches, j'essaie d'identifier le château avec la girouette détail fin d'un château d'échevin. Il faudra que je refasse ce trajet en prenant des photographies de bâtiments que j'ai pu repérer. Hélas, je sais que je peux me faire des idées, puisque je soupçonne que la ligne était courte et que le tracé s'est aussi en partie déplacé. Il y a d'ailleurs deux gares à Malines. Il y a une première gare pour Malines ou Mechelen puis il y a un autre Malines (Mechelen) flanqué d'un autre nom flamand. A ce moment-là, c'est vraiment saisissant, on fait face à une tour avec une girouette brisée, un peu penchée, avec ce décor de briques rouges typique de la région, puis juste à côté on a un cimetière très ancien et vous vous passez là en vous disant : "Dormez les vaches, dormez doux troupeaux". C'est du vécu, on ne peut pas l'inventer. Mais je ne crois pas que le train pris par Verlaine et Rimbaud passait précisément par ce second arrêt actuel des trains à Malines, même si à l'époque Malines servait de connexion déjà pour aller à Ostende pour prendre le bateau pour l'Angleterre, si j'ai bien compris la logique des tracés ferroviaires belges à l'époque. J'ai parfaitement compris la ligne liée à l'exploitation du charbon pour Walcourt et Charleroi, et si on peut s'étonner que Verlaine n'ait pas composé un poème sur Liège alors qu'on sait qu'il a visité la ville, c'est parce que la section des "Paysages belges" est une épure de la traversée de la Belgique avec l'admiration ouvrière et populaire pour Walcourt et Charleroi sur la même ligne, avec un arrêt prolongé sur Bruxelles avec trois poèmes qui impliquent tous l'idée du train à un degré ou un autre, puis Malines est le noeud ferroviaire flamand avec le départ à Ostende pour l'Angleterre.
Trêve de digression, me direz-vous, revenons au rapprochement entre Waterloo et La Maison Verte. Mais, je n'ai plus rien à dire, je vous ferai les citations une prochaine fois, et voilà tout. En revanche, tout est lié, parce que ma digression après avoir parlé d'un sonnet qui implique manifestement le vécu de Rimbaud, cela permet de méditer sur la question du lyrisme impersonnel de Rimbaud et de Verlaine. On condamne les grandes effusions des romantiques, mais la condamnation du lyrisme personnel d'un Rimbaud, d'un Verlaine, d'un Baudelaire n'a rien à voir avec l'impassibilité parnassienne, avec les sujets neutralisant la part du personnel d'un Gautier, peut-être d'un Banville et en tout cas d'un Leconte de Lisle. Il y a beaucoup à méditer sur la signification du titre "Romances sans paroles" car Rimbaud et Verlaine nourrissent beaucoup leurs poésies de leurs expériences personnelles les plus intimes. On pourrait croire que même s'ils parlent de vécu personnel ils sont impersonnels dans la mesure où leurs propos visent à une certaine généralité selon l'optique d'un enseignement au monde formulé par un poète visionnaire, mais il y a aussi derrière autre chose, une expérience personnelle qui cherche une objectivité en se défendant non pas de l'idée d'un vécu intime unique inconnu des autres, mais en se défendant simplement de l'enrobage d'une parole qui prend l'ascendant sur ce qu'elle prétend ramener en témoignage. Il y aurait de belles pages de synthèse à écrire sur le lyrisme personnel de Rimbaud et Verlaine et du coup sur la portée pour les deux artistes de l'étendard qu'est la formule "Romances sans paroles", mais ceci nous mènerait trop loin pour cette fois. J'ai encore de la place, je pourrais faire très long, mais votre bienveillance à me lire n'est pas infinie, on descend du train au prochain point, bonne nuit.

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