Pendant plusieurs années, Rimbaud a écrit en vers avant de passer à la prose. Ce qui veut dire aussi que non seulement il a été un grand consommateur de pièces de vers de 1869 à 1872, puisqu'il devait évaluer ses pairs et trouver des modèles, mais il lisait sans doute quantité de pièces en vers bien avant 1869. Cela a dû accompagner toute sa jeunesse. Il vivait sous le toit maternel ce qui n'était pas sans incidence sur ses possibilités de lectures, sachant que sa rébellion politique semble bien comme l'a soutenu Delahaye n'avoir pris forme qu'en 1868. Il faut ajouter que beaucoup de poèmes éphémères étaient diffusés dans les périodiques. N'oublions pas que "Les Etrennes des orphelins" vient de là. Rimbaud a fait publier "Comédie en trois baisers" dans un journal satirique en août 1870 et Rimbaud, même s'il pouvait chercher à privilégier des lectures plus virulentes et pré-communardes, subissait le poids de la société, lisait sans doute ce qu'il y avait à prendre dans les cafés, les lieux publics, et il s'en faisait un baromètre auquel s'opposer. C'est pour cela que les études littéraires sur Rimbaud manquent cruellement de grands recensements des poésies, articles et tout simplement périodiques qu'il pouvait lire et parcourir. Je l'ai déjà dit, le titre "Les Soeurs de charité" a l'air original de la part de Rimbaud si on s'est contentés de lire les classiques de la poésie française : Hugo, Musset, Lamartine, Vigny, Baudelaire, Gautier, Nerval, Banville, Leconte de Lisle, Verlaine et quelques autres, alors que ce titre renvoie à une pratique de poète amateur du dix-neuvième siècle. Le poème "La Brise" dans Un coeur sous une soutane amuse énormément le lecteur et on pense que c'est fortement au détriment de Banville quand on constate que ce sont des vers de Banville qui ont servi de modèle au persiflage, sauf que la création de Banville est elle-même un cliché puisqu'une poésie de jeunesse de Louis Veuillot s'amuse déjà à organiser les mêmes mots et la même phrase autour de la rime des mots "haleine" et "plaine".
J'aurais d'autres rencontres à souligner dans le cas des poésies de Louis Veuillot, je dis bien "rencontres" et non "sources". Je prévois de mettre au point tout cela dans un prochain article, car sans transition j'en suis donc arrivé à l'annonce de l'article futur. Outre qu'il y avait les poésies éphémères de la presse, il y avait des poètes de second ordre, parfois pas tout à fait reconnus, mais qui avaient une certaine notoriété. Amédée Pommier faisait partie de ces gens, mais il y a aussi Louis Veuillot. Celui-ci est plus spécifiquement connu en tant que prosateur, mais il s'adonnait régulièrement à la poésie en vers. Il a publié un recueil en 1869 Les Couleuvres que Rimbaud semble avoir lu, mais il a surtout commis pour premier recueil Les Satires, recueil paru en 1863 et dont le titre annonce un contenu intéressant, puisque le satirique Rimbaud pourrait bien avoir réagi plus d'une foi aux attaques sarcastiques d'un Louis Veuillot. On sait que Veuillot est soupçonné par Steve Murphy d'être ciblé quelque peu dans les poèmes "Accroupissements" et "Vu à Rome", mais aucun lien ne semble avoir été établi avec les écrits en vers de Veuillot lui-même. Je suis en train de chercher à débloquer cette situation. Par exemple, Veuillot dans ses Satires s'attaque aux parnassiens et à un culte de la rime au détriment du contenu. Et parmi les poèmes en question, il en est un qui s'intitule "Le Poète de chambre". Le poème "Accroupissements" parle d'un nez tourné vers le ciel à la lumière de la Lune, ce qui correspond à certains éléments des poésies de Veuillot. Le verbe "Mijoter" retient également mon attention. En plus, si Rimbaud s'intéresse effectivement à Veuillot quand il compose "Accroupissements", cela peut ne pas être sans conséquence sur les lectures des "Soeurs de charité" et des "Premières communions", voire des "Pauvres à l'Eglise". "Accroupissements" est un prétendu "cantique pieux" envoyé à Demeny le 13 mai 1871, le manuscrit des "Soeurs de charité" est daté de "Juin 1871" et "Les Premières communions" est daté sur plusieurs manuscrits de juillet 1871, ainsi que "L'Homme juste". Il me semble assez évident qu'il y a quelque chose à chercher de ce côté-là. Les sizains du début des "Premières communions" sont à rapprocher des quintils baudelairiens de "Accroupissements" et le sujet traité peut prendre le contrepied de certaines pièces édifiantes de Veuillot où il est question de personnes similaires vivant leur foi. En outre, j'ignore un peu où en sont les mises au point sur certains aspects de la manière zutique. Je ne me rappelle plus ce qu'il y avait dans les articles des autres rimbaldiens, mais la mention "Pour copie conforme" est très ancienne et le titre "Binettes rimées" de Vermersch appartient lui aussi à une tradition. Ainsi, en 1854, dans Le Tintamarre, nous avons une rubrique "Binettes..." avec un entrefilet en prose qui fait un sort au polémiste Veuillot avec une caricature de sa tête en écumoire accompagnant le texte et l'article signé d'un certain "Joseph Citrouillard" est suivi de la mention "Pour copie conforme. Comerson."
Et je rappelle que je prétends pressentir que les lettres du "voyant" et les poèmes inclus portent la trace de premières soirées zutiques parisiennes vécues entre le 25 février et le 10 mars, quand Rimbaud rencontrait André Gill et cherchait à être mis en contact avec Eugène Vermersch. Les rimbaldiens s'étonnent que parlant de renouveler la poésie pour la forme comme pour le fond leur poète compose dans la forme ancienne du triolet, forme tout de même liée aux Odes funambulesques, ou qu'il s'amuse à persifler son travail en écrivant dans la marge "quelles rimes !" Le débat sur la rime permet de penser à Banville, mais au-delà de Banville à des polémiques littéraires ambiantes qui concernent aussi les ennemis du Parnasse, Barbey d'Aurevilly, Daudet et Veuillot notamment ! La présence d'allusions à Daudet dans les lettres dites "du voyant" est trop flagrante pour n'être qu'anodine, et pensez à tout ce que cela implique : si les lettres "du voyant" n'hésitent pas à se nourrir de propos polémiques issus de précédentes soirées zutiques, voilà qui remet sur la table l'idée d'une enquête possible du sens profond de "Voyelles" et du "Bateau ivre" comme des méditations longues mûries à partir des exploits antérieurs : "Sonnet du Trou du Cul", "Paris" et "Cocher ivre", et du coup on se retrouve par le truchement de "Cocher ivre" à méditer comment "Le Bateau ivre" pourrait être une réplique aux satires d'Amédée Pommier. Il faut au moins enquêter sur Veuillot, Pommier et quelques autres pour voir si cela ne permet pas de réenvisager la gestation profonde de grandes pièces poétiques "Bateau ivre" ou "Voyelles".
Pour l'instant, je vais essayer de débloquer la situation autour de Louis Veuillot. J'espère y arriver.
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