jeudi 14 novembre 2019

Être de lumière contre Being Beauteous

Dans mes trois précédents articles sur le poème "Michel et Christine", j'ai mis en avant l'idée que la raillerie au sujet du soleil qui cède la place à la pluie torrentielle faisait écho à plusieurs poèmes de Verlaine, au recueil La Bonne chanson comme à celui à venir des Romances sans paroles, et j'insistais sur le motif de la pluie dans certaines des "Ariettes oubliées" ou dans la section anglaise au titre significatif "Aquarelles". J'ai cité également un dizain du recueil La Bonne chanson où à la boue et à la pluie du décor s'oppose la perspective d'avenir du mariage par l'entremise de la vision de Mathilde la fiancée.
Poursuivons cette investigation.
Suite à l'arrivée de Rimbaud à Paris qui a initialement logé dans la demeure de la belle-famille de Verlaine, le couple formé par Paul Verlaine et Mathilde Mauté se retrouve en péril. Verlaine a rencontré Mathilde en juin 1869, il s'est marié un an plus tard avec elle au cours de l'été 1870 et cela coïncidait avec la mise sous presse d'un recueil consacrant cette union, celui de La Bonne chanson. Or, à cause de la guerre franco-prussienne suivie de la Commune de Paris, le recueil n'a pas été lancé et en quelque sorte il est mis en vente au moment même où Rimbaud arrive à Paris. Nous n'allons pas débattre ici si Rimbaud a pu lire un exemplaire privé du recueil en 1870, près de Bretagne par exemple, l'ami carolopolitain de Verlaine, mais ce qu'il faut bien mesurer c'est l'actualité de la mise en vente au moment où Rimbaud arrive à Paris. En effet, d'ordinaire, la critique littéraire se contente d'insister sur la date de publication d'un ouvrage. Par exemple, on se contentait de considérer que le Petit traité de poésie française de Banville n'avait été publié qu'en 1872, au moment où Rimbaud pratique une versification dérégulée. Par conséquent, le traité de Banville n'était pas envisagé comme ayant encouragé une quelconque réflexion de Rimbaud sur les rimes, les césures, etc. Ce traité était convoqué tout au plus en tant que document d'époque pour servir de repoussoir face à la nouveauté des vers rimbaldiens. Jacques Bienvenu a montré que le traité avait été publié plus tôt qu'on ne l'avait cru, et notamment plusieurs parties avaient été pré-publiées dans une revue. Ceci a pour effet de changer le regard que nous pouvons avoir sur la potentielle influence du traité de Banville. Nous pouvons engager d'autres exemples. Avant les débuts de Rimbaud comme poète, Victor Hugo a publié de très nombreux recueils. En général, la critique littéraire se contente d'estimer que Rimbaud a déjà pu lire tous les recueils passés de Victor Hugo dès la composition des "Etrennes des orphelins". Mais ce n'est pas si simple. Outre qu'une seule lecture ne suffisait sans doute pas à Rimbaud pour bien se représenter toute la portée des poésies hugoliennes et en mémoriser l'essentiel, Rimbaud a pu les découvrir dans un ordre qui n'est pas chronologique et à des périodes diverses. Si le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." offre dans son premier vers une réécriture manifeste du premier vers du quatrième poème des Feuilles d'automne, c'est peut-être qu'il faut envisager que Rimbaud a eu une lecture attentive de certains des premiers recueils hugoliens plutôt en 1872 qu'en 1869 ou 1870. Par ailleurs, il y a trente ans, on proposait parfois encore de voir des sources aux poèmes de Rimbaud dans des œuvres que Victor Hugo n'a publiées que plus tard, sans parler de publications posthumes. Ainsi, si une version de La Légende des siècles a été publiée en 1859, on prétendait trouver des intertextes au "Forgeron" ou à plusieurs poèmes en fonction de poèmes publiées en 1877 et 1883 dans des versions ultérieures de La Légende des siècles. Or, l'histoire littéraire doit s'intéresser aux conditions matérielles de l'accès aux œuvres d'autres poètes, surtout dans le cas d'un poète itinérant comme l'était Rimbaud. Il faut ajouter à cela la prise en compte de l'actualité littéraire. J'en reviens donc au recueil La Bonne chanson. Ce recueil commence à être diffusé au moment de l'arrivée de Rimbaud à Paris, mais cela signifie une convergence importante entre le fait que ce recueil désormais sonne faux et la situation de Rimbaud qui est la cause même de cette remise en question. De septembre à décembre 1871, Rimbaud manifeste son animosité à l'égard de Mathilde, provoque des incidents, et surtout sa relation sexuelle avec Verlaine devient assez patente pour avoir quelque écho malveillant dans la presse. Il est déjà question de "mademoiselle Rimbault" et d'un Mérat au bras de Mendès qui singe la relation non dissimulée de Rimbaud et Verlaine lors d'une représentation à l'Odéon. Le fait est d'autant plus fondamental que les artistes et poètes ne pouvaient pas manquer de faire des retours à Verlaine au sujet du recueil La Bonne chanson, lequel Verlaine était alors fourré dans la compagnie constante de Rimbaud. La biographie de Rimbaud de Jean-Jacques Lefrère précise bien toutes les données, mais s'arrête à l'idée que le recueil La Bonne chanson a été publié un an plus tôt, et s'il est remarqué qu'il a fallu remettre en vente le recueil en septembre 1871, ce très fort fait d'actualité n'est pas mis en tension avec la situation explosive que provoque l'arrivée de Rimbaud au milieu du ménage verlainien. Et par-delà, nous pouvons penser que Rimbaud a relu à plusieurs reprises le recueil La Bonne chanson dans un contexte où il n'a de cesse de faire voler en éclats l'union de Paul Verlaine et Mathilde. Ceci donne une idée littéraire de l'emploi qu'il pouvait faire de ce recueil dans le cas de citations voilées dans ses propres poèmes.
Avec Verlaine, nous avons le suivant recueil des Romances sans paroles qui nous en dit beaucoup sur la remise en cause des belles promesses du recueil La Bonne chanson. Verlaine pose explicitement l'idée d'un recueil qui s'oppose au précédent en tant que "mauvaise chanson".
Or, Rimbaud a été éloigné une première fois de Paris entre mars et le début du mois de mai 1872, précisément pour permettre au couple Verlaine de se donner une nouvelle chance. Le 7 juillet 1872, Rimbaud parvient à entraîner Verlaine dans une fugue en Belgique qui va devenir une fugue décisive avec le séjour anglais et l'incarcération de Verlaine, cependant que la séparation sera juridiquement prononcée en 1874. Peu avant le 7 juillet, Rimbaud a commis un poème intitulé "Jeune ménage" daté du 27 juin 1872, poème qu'il est forcément tentant de rapprocher de la situation du couple Verlaine, et poème qui, avant le Christ de "Michel et Christine", se ponctue par une vision trouble de "Bethléem", de la Nativité et du couple saint de Joseph et Marie.
Un peu comme Verlaine, Rimbaud écrivait une "mauvaise chanson" en poésie. Cela ne prenait pas le même tour systématique, cela était moins limpide, mais cela était.
Dans "Michel et Christine", Rimbaud reprend les motifs verlainiens de la pluie du temps présent, mais retourne la tristesse en réjouissances. Loin d'appeler le soleil, il en nargue la fuite. Et tout cela est mis en scène dans la vision d'un paysage.
Il suffit de faire contraster cela avec le premier poème du recueil La Bonne chanson :

Le soleil du matin doucement chauffe et dore
Les seigles et les blés tout humides encore,
[...]

Verlaine insiste ainsi :

[...] le songeur aime ce paysage
Dont la claire douceur a soudain caressé
Son rêve de bonheur adorable, et bercé
Le souvenir charmant de cette jeune fille,
Blanche apparition qui chante et qui scintille,
Dont rêve le poète et que l'homme chérit,
Evoquant en ses voeux dont peut-être on sourit
La Compagne qu'enfin il a trouvée, et l'âme
Que son âme depuis toujours pleure et réclame.

Le début de ce poème est retourné par le début de "Michel et Christine" et sa fin reçoit la réponse ironique de la fin du même "Michel et Christine", tandis que le "moi" du poète songeur revendique la joie de cet instant de pluie torrentielle :

Zut alors si le soleil quitte ces bords !
[...]
Mais moi, Seigneur ! voici que mon esprit vole,
[...]

- Et verrai-je le bois jaune et le val clair,
L'épouse aux yeux bleus, l'homme au front rouge, ô Gaule,
Et le blanc agneau Pascal, à leurs pieds chers,
- Michel et Christine, - et Christ ! - fin de l'Idylle.

 Et, comme "Michel et Christine" s'inspire de "Malines" de Verlaine, il n'est pas inutile de remarquer que ce goût du songeur pour le paysage est reformulé dans "Malines" à partir d'une citation célèbre de Fénelon :

Le train glisse sans un murmure,
Chaque wagon est un salon
Où l'on cause bas et d'où l'on
Aime à loisir cette nature
Faite à souhait pour Fénelon.

Le troisième poème de La Bonne chanson introduit le motif de la "Fée" qui s'applique à Mathilde et parle du jour de juin, estival ou pré-estival, de la première rencontre. Nous enchaînons ainsi avec le poème IV qui avec une emphase hugolienne des subordonnées en amorce consacre l'apparition de la lumière avec l'aurore, et le motif de la Fée cède ici à un autre motif celui d'un "Être de lumière" :

Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore,
Puisque, après m'avoir fui longtemps, l'espoir veut bien
Revoler devers moi qui l'appelle et l'implore,
Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien,

C'en est fait à présent des funestes pensées,
C'en est fait des mauvais rêves, ah ! c'en est fait
Surtout de l'ironie et des lèvres pincées
Et des mots où l'esprit sans l'âme triomphait ;

Arrière aussi les poings crispés et la colère
A propos des méchants et des sots rencontrés ;
Arrière la rancune abominable ! arrière
L'oubli qu'on cherche en des breuvages exécrés !

Car je veux, maintenant qu'un Être de lumière
A dans ma nuit profonde émis cette clarté
D'une amour à la fois immortelle et première,
De par la grâce, le sourire et la bonté,

Je veux, guidé par vous, beaux yeux aux flammes douces,
Par toi conduit, ô main où tremblera ma main,
Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses
Ou que rocs et cailloux encombrent le chemin ;

Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie,
Vers le but où le sort dirigera mes pas,
[...]
Ce sera le devoir heureux aux gais combats.

[...]
Et vraiment je ne veux pas d'autre Paradis.

Ce poème IV de La Bonne chanson ne doit pas nous arrêter à cause de sa grandiloquence trop affectée. Nous retrouvons cette mention du "Paradis" procuré par la promise, comme dans le dizain qui vient un peu plus loin dans le recueil "Le bruit des cabarets..." Mais, nous avons aussi dans le second quatrain une théorie repoussoir de la mauvaise chanson, prémisses paradoxales des Romances sans paroles, mais aussi expression de la songerie de "Michel et Christine". On peut d'ailleurs opposer la revendication : "voici que mon esprit vole," à l'image de "l'espoir" qui veut bien "revoler" vers le poète verlainien. Les mentions "Arrière" du troisième quatrain ont de quoi faire songer à un procédé similaire dans "Génie" de Rimbaud, et précisément dans "Génie" on a une invocation pour sortir l'humanité de sa nuit profonde, tandis qu'ici on a une expérience plus privée de la part du poète fiancé. On sait que plusieurs allégories sont quelque peu interchangeables dans les Illuminations et précisément du "Génie" on va rapprocher la "Raison" du poème "A une Raison" et un "Être de Beauté" du poème "Being Beauteous". Une citation de Longfellow avait été prévue dans le cas de l'ariette oubliée qui a finalement bénéficié d'une épigraphe inédite de Rimbaud : "Il pleut doucement sur la ville." Difficile de ne pas penser que "Being Beauteous" et "Être de Beauté" sont des répliques à cet "Être de lumière" assimilé à Mathilde sur fond de pensée chrétienne un peu bien pieuse. Le désir de "marcher droit" dans la "Vie" reçoit une réponse subtile dans l'adhésion à la torture de la "mère de beauté" du poème "Being Beauteous", et une autre réponse encore dans l'en avant et la marche du poème "A une Raison", ce poème des Illuminations et "Génie" formulant à leur manière l'idée des "gais combats", l'idée du "chant clair des malheurs nouveaux".
Ce poème IV est à rapprocher également du poème qui clôt Romances sans paroles, à savoir "Beams".
Les poèmes V et VI du recueil La Bonne chanson continuent de broder sur les motifs de la lumière, en en considérant la fragilité ou fugacité. Puis vient ce poème VII qui a l'intérêt d'établir le contraste d'un turbulent voyage en train où le paysage donne des visions fantastiques qu'on ne saurait manquer de rapprocher de "Michel et Christine" :

Le paysage dans le cadre des portières
Court furieusement, et des plaines entières
Avec de l'eau, des blés, des arbres et du ciel
Vont s'engouffrant parmi le tourbillon cruel
Où tombent les poteaux minces du télégraphe
Dont les fils ont l'allure étrange d'un paraphe.
Une odeur de charbon qui brûle et et d'eau qui bout,
Tout le bruit que feraient mille chaînes au bout
Desquelles hurleraient mille géants qu'on fouette ;
Et tout à coup des cris prolongés de chouette.

- Que me fait tout cela, puisque j'ai dans les yeux
La blanche vision qui fait mon coeur joyeux,
Puisque la douce voix pour moi murmure encore,
Puisque le Nom si beau, si noble et si sonore
Se mêle, pur pivot de tout ce tournoiement,
Au rythme du wagon brutal, suavement.

Ce poème fait du nom de Mathilde un centre du monde, et ce centre du monde permet de chasser l'épouvante du tournoiement ambiant. Il est question du nom, de la voix et de la vision de Mathilde. Or, dans "Michel et Christine", on a un paysage aux tourments similaires, où les mille géants cèdent la place à des loups, etc., on a l'allusion au rythme du train, mais on n'a que l'interrogation sur la vision en une sorte de pied-de-nez qui laisse deviner un refus, tout comme dans le poème "Larme".
Au passage, même si je ne peux pas le prouver et si c'est un peu en marge de la présente réflexion, je me demande si ce poème de Verlaine que je viens de citer n'est pas une source au poème "Rêvé pour l'hiver" jusqu'à la reprise de la césure sur la préposition "dans" au premier vers. On a dans les deux poèmes un voyage en train avec un extérieur inquiétant et une pensée intérieure suave et rassurante.
Tout en y mêlant de l'érotisme, les poèmes suivants de La Bonne chanson dressent un portrait de petite "sainte" au sujet de la future épouse de Verlaine. Le poème X tourne en lettre galante sur le motif du "Doute" et le poème XI en distiques d'octosyllabes fait songer aux motifs de quelques "ariettes oubliées" : "Ils sont passés les jours d'alarmes / Où j'étais triste jusqu'aux larmes." Ce poème est peut-être à confronter au célèbre "Ô saisons ! ô châteaux !" de Rimbaud.
Le poème XII reprend nettement le discours de la lumière qui dissipe les ténèbres, tandis que le poème XIII se risque à faire un écho au poème final des Fêtes galantes "Colloque sentimental" en demeurant en équilibre entre espoir et doute. Célèbres, les poèmes XIV et XV réintroduisent la confiance, avant que ne vienne le dizain que nous avons récemment commenté et rapproché de "Michel et Christine" : "Le bruit des cabarets..."
Le poème XVII se gonfle d'un ton maladroitement édifiant : "N'est-ce pas ? en dépit des sots et des méchants [...]" Or, ce poème contient un vers remarquable : "Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir," qui impose irrépressiblement un rapprochement avec un passage du poème "Phrases" des Illuminations. Deux tercets plus loin, nous trouvons une idée de confrontation au "Monde" qui justifie encore une fois un rapprochement avec "Phrases" ainsi qu'avec un passage de "Jeunesse" où il est question du devenir du monde, mais aussi avec "Being Beauteous" où le monde "loin derrière nous" lance sur l'être de beauté et ses fidèles de "rauques musiques" et des "sifflements mortels". Le rapprochement peut également concerner la cinquième des "ariettes oubliées" qui avec un vers de onze syllabes à la Desbordes-Valmore évoque le couple maudit des "âmes sœurs" Verlaine et Rimbaud.

Quant au Monde, qu'il soit envers nous irascible
Ou doux, que nous feront ses gestes ? Il peut bien,
S'il veut, nous caresser ou nous prendre pour cible.

Quand le monde sera réduit en seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, [...]
Le poème XVIII est assez étonnant dans l'économie du recueil La Bonne chanson. Tout son début pourrait servir à revendiquer la fierté du couple de Rimbaud et Verlaine face au monde, sauf qu'à l'époque Rimbaud n'existe pas dans la pensée de Verlaine, il est question de Mathilde et la fin du poème ramène cet orgueil à un pieux apaisement. Le poème XIX annonce le  mariage pour un "clair jour d'été" avec un vers final qui peut inévitablement être rapproché du dernier de "Michel et Christine" : (les étoiles) "Bienveillamment souriront aux époux."
Le poème XX est une tierce rime (ou terza rima dans la langue de Dante), ce qui n'est pas anodin. Je songe non seulement au rapprochement avec le sujet religieux de l'épopée de Dante, mais aussi aux tierces rimes en treize vers et deux rimes du recueil Philoméla de Mendès. Cette tierce rime pour son sujet et traitement est à rapprocher du poème liminaire de Sagesse: "Bon chevalier masqué..." Enfin, le recueil se termine par la pièce XXI qui commence ainsi : "L'hiver a cessé". Il faut céder "A l'immense joie éparse dans l'air" quand bien même il faut faire face à "ce Paris maussade et malade", lequel tout de même "Semble faire accueil aux jeunes soleils".
Et, le dernier quatrain est encore à citer pour ses échos sensibles avec "Chanson de la plus haute tour", sinon "Ô saisons, ô châteaux !"

Que vienne l'été ! que viennent encore
L'automne et l'hiver ! Et chaque saison
Me sera charmante, ô Toi que décore
Cette fantaisie et cette raison !

Mon enquête va se poursuivre. Il semble bien que quelque chose d'important se joue au sein de ces nombreux rapprochements... Cela vaut aussi pour la lecture de Verlaine, des Romances sans paroles.

Supplément :

Dans le recueil Sagesse, le troisième poème de la troisième et dernière partie du recueil retient mon attention : "Du fond du grabat [...]". Sur un manuscrit de ce poème, Verlaine a précisé quasi strophe par strophe la série d'évocations qui le constitue. La première strophe concerne le mois de décembre à Paris, la deuxième et la troisième strophe concerne le séjour de Verlaine à Charleville, sans Rimbaud, cet hiver-là. Et Verlaine imite nettement Rimbaud, qu'il ait eu connaissance ou non d'une version des "Reparties de Nina" : "Les sèves qu'on hume, / Les pipes qu'on fume !" La quatrième strophe nous fait soudainement passer à Charleroi en 1872, sachant qu'un poème des Romances sans paroles est déjà consacré à ce séjour. La différence, c'est que le poème "Charleroi" est en vers de quatre syllabes, tandis que notre strophe correspond à la règle du poème d'une suite de dizain de vers de cinq syllabes. On observe la reprise du mot "bruyères" cher à Rimbaud dans "Larme" et "Michel et Christine". La cinquième strophe concerne bien le séjour bruxellois d'août 1872, et avant de le constater j'avais pressenti un rapprochement de ces deux derniers avec le refrain de "Fêtes de la faim". Pour l'instant, mon intuition d'une rapprochement entre ces deux passages est caressée dans le sens du poil.

Anne, Anne, / Fuis sur ton âne !

Face à :

- Oh ! fuis la chimère ! / Ta mère, ta mère !

L'anaphore : "C'est l'ivresse à mort, / C'est la noire orgie, / C'est l'amer effort / De ton énergie / [...]" fait également écho au martèlement particulier du poème rimbaldien d'août 187 : "Mais faims, c'est les bouts d'air noir ; / [...] / - C'est l'estomac qui me tire, / C'est le malheur."

Le poème de Verlaine enchaîne avec une strophe de souvenir de sa femme, puis nous avons une strophe sur la traversée d'Ostende à Douvres où il est question de la "mer au grand cœur" dont on espère qu'elle puisse "Laver [l]a rancœur", la mer est la "Grondeuse infinie / De ton ironie !"
Au nom de l'autonomie littéraire du livre Une saison en enfer, le recours aux indices biographiques n'est pas très apprécié au sujet de la section "Alchimie du verbe". Pourtant, il y a bien une perspective où après avoir cité plusieurs compositions du printemps et l'été 1872, Rimbaud avant de citer une version de "Ô saisons, ô châteaux" précise qu'il a voyagé en bateau, et il écrit une idée fort similaire à celle exprimée par Verlaine dans cette strophe : "Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice."
Le poème de Verlaine enchaîne avec une strophe où il est question du "désespoir", d'une vanité où "Ceci n'est que jeu", ce qui se traduirait presque en salut à la beauté. Cette strophe et la suivante de Verlaine concerne Londres et dresse la vision d'un "naufragé d'un rêve / Qui n'a pas de grève !" L'édition dans la collection Bouquins chez Robert Laffont ne m'apporte pas de précision pour la dixième strophe, peut-être n'y en a-t-il pas ? Cette dixième strophe rappelle un peu le poème "Âge d'or" de Rimbaud et aussi l'heure du trépas de "Ô saisons ! ô châteaux !" : "Vis en attendant / L'heure toute proche." La onzième strophe nous fait soudainement passer à Bruxelles en 1873 et la suite du poème va plutôt se centrer sur l'incarcération de Verlaine : strophes 12 et 13 pour Mons en août 1874 et strophes 14 et 15 pour Mons en août-septembre 1874. D'après un brouillon de la section "Alchimie du verbe", Rimbaud pouvait résumer le poème "Ô saisons ! ô châteaux" au mot "Bonheur", comme si c'était un titre possible au poème. La onzième strophe accentue avec la majuscule le surgissement du "Malheur" et le balancement entre bonheur et malheur est une clé de lecture essentielle du recueil Sagesse, à commencer par la très grande réussite des deux premiers vers du poème liminaire où l'attaque "Bon chevalier masqué" est une périphrase pour désigner le "Malheur" nommé au vers suivant, périphrase remarquable qui anticipe les connotations négatives du mot "Malheur" et présente le "Malheur" comme un bienfait.
On le sait depuis longtemps qu'il y a des éléments de dialogue entre les deux œuvres, mais c'est à reprendre détail par détail, plume en main.

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