jeudi 22 juin 2017

Zutisme et Commune : les cas d'Albert Mérat et de Camille Pelletan

Je travaille sur la singularité du Cercle du Zutisme. Même cette simple appellation "Cercle du Zutisme" a pu m'être reprochée, au profit du glissement traditionnel de l'Album zutique au "cercle zutique", alors que c'est l'expression même que les membres qui se réunissaient à l'Hôtel des Etrangers ont fait figurer en toutes lettres dans leur album.
En 2009, j'ai publié un article dans la revue "Europe" à propos de l'Album zutique. Les contraintes en nombre de caractères m'avaient amené à élaborer un article plus général, sans analyse de détails, mais j'ai l'impression que la masse discrète des apports n'a guère été perçue, en comparaison des articles publiés dans le volume "La Poésie jubilatoire" et dans la revue Rimbaud vivant, sans parler des notes sur les montages de citations authentiques de Belmontet dans l'édition de la Pléiade en 2009. Par exemple, avant 2009, la chronologie des contributions rimbaldiennes dans l'Album zutique n'avait pas du tout attiré l'attention et c'est dans l'article de la revue "Europe" que j'ai insisté sur la place quasi inaugurale du "Sonnet du Trou du Cul" en concluant que, par conséquent, ce sonnet ne signifiait pas des représailles à l'égard des réactions d'hostilité d'Albert Mérat, puisque celles-ci n'avaient sans doute pas eu encore le temps de prendre corps. J'avais également contesté l'opposition qui était prégnante dans les études rimbaldiennes entre le dîner des Vilains Bonshommes et les réunions zutiques pour boire et se distraire entre amis. Il n'y avait pas deux clans opposés. Et malgré ce refus, j'ai aussi considéré qu'il ne fallait pas trop vite exclure l'idée d'une réunion de sympathisants communards à l'Hôtel des Etrangers. J'ai récemment cité un extrait des Cahiers rouges de Maxime Vuillaume pour rappeler, ce que Rimbaud n'ignorait certainement pas, que juste en bas de la façade de cet Hôtel s'étaient trouvées certaines des toutes dernières barricades du sixième arrondissement lors des combats de la semaine sanglante. Pour moi, cette simple mention est riche de sens.
J'en viens alors au problème posé par les membres du Cercle du Zutisme en octobre-novembre 1871. Pour les personnages sur lesquels nous ne possédons guère de documents écrits, il est difficile de se faire une idée de leurs opinions politiques. En revanche, j'ai été frappé de voir que le profil de sympathisant communard de Léon Valade était minimisé, tandis que, suite à la mention du nom du zutiste André Gill dans le sonnet "Paris" d'une série de "Conneries" de la part de Rimbaud, il était admis que les déclarations publiques d'André Gill valaient répudiation. Cela me laisse plus que perplexe.
Pour ce qui concerne Albert Mérat, je viens de publier sur ce blog un article où j'ai étudié de près la manière dont Verlaine le traitait. Albert Mérat, que Maxime Vuillaume au début du vingtième siècle ne rougira pas de citer dans son témoignage communard comme un ami de brasserie des années 1860, était surtout considéré comme un "franc-fileur". Je ne sais pas ce qu'il a pu dire sur la Commune, mais la présence d'Albert Mérat dans le Cercle du Zutisme est importante à observer, puisque Mérat ne supporte pas l'homosexualité de Verlaine et Rimbaud, et donc probablement non plus celle de Cabaner, sans parler en 1872 de ses contacts parisiens avec Germain Nouveau ou Maurice Bouchor, puisque Mérat n'est pas un sympathisant communard semble-t-il. Quel discours tenait-il vraiment, je l'ignore encore ? J'ai des recherches à faire à ce sujet parmi les biographies le concernant. Toutefois, j'ai à revenir sur l'accusation de "franc-fileur" que Verlaine veut infamante. D'un côté, si Verlaine n'a pas quitté Paris à l'époque du siège, il n'en était pas moins pour que cesse la guerre, ce qui crée un certain décalage avec les républicains révolutionnaires qui croyaient revivre Valmy. D'un autre côté, l'accusation d'être un franc-fileur du 4 septembre 1870 était d'une certaine gravité pour les futurs communards et cela m'avait quelque peu échappé. Il est d'emblée question d'organiser une levée en masse en septembre 1870. Dans son second livre clef sur la Commune où abondent les citations de documents écrits d'époque, Jacques Rougerie cite à la page 50 d'un chapitre sur la "Maturation de l'idée" communaliste un programme de la Commune du début du mois d'octobre où il est écrit : "Confiscation des biens des lâches qui ont abandonné la capitale ; [...] / Poursuite et recherche acharnée des traîtres et des lâches ; [...]", et à la page 56 la Déclaration de l'Internationale renchérit : "12. Privation des droits civiques et confiscation immédiate des biens, meubles et immeubles de ceux qui ont fui Paris sans cause légitime."
Toutefois, malgré Varlin et Frankel, l'Internationale n'a pas été à la tête de la Commune ou du Comité central. Les discours sur les lâches n'engagent pas toute la Commune, ils sont toutefois indicatifs. Dans l'Album zutique, avec le dizain Epilogue (sous-entendu fin des interminables séries de "Promenades et intérieurs"), Léon Valade, l'ami de Mérat, ironise sur la peur de François Coppée que provoquait une Commune qu'il associait plus qu'étroitement à une idée fantasmée de l'anarchie et de l'Internationale, l'expression "l'hydre de l'anarchie" (en fait "hydre anarchique" dans le texte de Valade) étant reprise au monsieur Prudhomme d'Henry Monnier, bien connu des lecteurs de Verlaine par ailleurs, puisqu'il convient de se reporter et à son "Monsieur Prudhomme" des Poèmes saturniens et à son dizain "Souvenir d'une enfance bébête..." placé en vis-à-vis du dizain "Epilogue" de Valade, et le "Exil" de Rimbaud ne figure sans doute pas sans raison sur la même page manuscrite. Mais ne digressons plus. Le discours sur les lâches après le 4 septembre est excessif et pourtant il a été tenu, et Verlaine en joue à l'égard de Mérat visiblement. Voilà la situation nuancée où mon analyse parvient.
Pour ce qui est de Camille Pelletan, là encore des lectures biographiques s'imposeront prochainement, mais il s'agit d'un journaliste républicain proche de Victor Hugo, il écrit dans Le Rappel, et n'oublions pas le paradoxe qui veut que, malgré le poème "L'Homme juste", Victoir Hugo soit l'un des tout rares prosateurs de son époque, sinon le seul, à avoir dénoncé immédiatement le drame des communeux massacrés et proscrits, à la très grande différence de George Sand, Leconte de Lisle, Gustave Flaubert, Emile Zola, Théophile Gautier, Alexandre Dumas fils, etc., etc. Camille Pelletan n'est pas un communard, mais il a des sympathies évidentes pour ce mouvement, et sans doute même des sympathies qu'il ne peut pas prononcer telles quelles et qu'il doit minimiser.
Toutefois, ce qui me fait réfléchir, c'est que Camille Pelletan soit le fils du député Eugène Pelletan, député du second Empire et membre d'un petit groupe de quoi ? de deux dizaines de députés formant le gouvernement de Défense nationale à partir du 4 septembre 1870. Il est vrai que celui-ci comprend aussi Rochefort.
Pourtant; là, j'ai sous la main le livre de Jules Vallès : L'Insurgé. Il s'agit d'un roman décousu et mal écrit, mal bâti aussi, qui raconte la vie de réfractaire de Vallès sous le second Empire, puis son expérience de l'année terrible, sous forme romancée. Je possède une édition en Livre de poche avec préface, commentaires et notes de Roger Bellet. Au chapitre XIII, il est question d'une rencontre avec les députés du second Empire qui allaient bientôt former le gouvernement de défense nationale. Eugène Pelletan, présenté comme suit dans une note de fin d'ouvrage : "député de l'opposition, moraliste libéral, ennemi de Proudhon", fait partie donc du groupe des gens rencontrés. Voici son paquet :

Une tête d'apôtre : Pelletan.
Il a, en effet, prophétisé ; c 'est un bibliste de la Révolution, un missionnaire barbu de la Propagation de la Foi républicaine, qui a le poil, le regard, l'allure d'un capucin ligueur. Il exorcisa, avec le goupillon de Chabot, les insurgés de Juin, et les excommunia, à travers les grilles du caveau des Tuileries. De bonne foi, il les traita - le visionnaire ! - de scélérats et de vendus !
Que va-t-il répondre ?
Pas grand-chose... Il en conférera avec ses collègues, lui aussi. Et il étend ses mains velues de notre côté, comme pour la bénédiction.
"Amen !" psalmodie Humbert en nasillant.
Notre tournée est finie.
Quelles relations Rimbaud, Verlaine et Pelletan ont-ils pu avoir à l'époque du Zutisme et du Coin de table de Fantin-Latour ?
Ce sont des sujets qui restent en grande partie à creuser, à ce qu'il me semble.
Verlaine et Vallès ne s'entendaient sans doute pas avant la Commune et au plan littéraire. En revanche, nous savons par la lettre du 17 avril 1871 que Rimbaud appréciait la prose journalistique de Vallès au moment de fièvre qui a précédé la Commune. Selon un témoignage rapporté par Darzens et attribué par celui-ci à Henry Mercier, Rimbaud aurait en octobre 1871 cherché à publier des articles dans le journal Le Figaro, comme si ç'avait été le refuge possible des idées d'un communeux condamné à un certain silence au lendemain de la semaine sanglante. Or, bien que Villemessant fût légitimiste, Vallès appréciait le rédacteur en chef du Figaro, il y a  travaillé, et il raconte cette expérience dans certains chapitres de L'Insurgé (roman paru en 1886). Au chapitre VII, Vallès dit bien qu'il n'écrit pas pour un public qui lui correspond, mais le chapitre VIII témoigne d'une certaine sympathie pour la liberté de ton du journal et les qualités humaines cachées de Villemessant. Il est question du passage de Rochefort également. Il n'y a pas à l'époque une utilisation de l'expression "extrême-gauche" qui rendrait invraisemblable que des révoltés écrivent dans un journal comme Le Figaro. Les clivages ne sont pas toujours là où on penserait les trouver le plus naturellement du monde. Pour finir sur un autre exemple, cela se voit dans le problème posé par le projet d'engagement carliste de Rimbaud en 1875. Nous pensons que cette guerre en Espagne oppose la noblesse à la bourgeoisie progressiste, sans voir que les paysans du côté des carlistes ont leurs terres à défendre contre l'âpreté de cette bourgeoisie progressiste qui fut aussi sans doute derrière l'écrasement de la Commune. Personnellement, je sens la nécessité d'avancer lentement et de fixer l'horizon de chaque personne ayant connu Rimbaud progressivement, sans précipitation aucune. J'ose penser que sur Mérat et Pelletan j'ai apporté des nuances intéressantes qui ne doivent pas manquer d'être mentionnées si on veut peaufiner notre compréhension des interactions humaines au sein du Cercle du Zutisme.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire