vendredi 2 juin 2017

A propos d'un article de Chevrier sur le "Paris" zutique, et au-delà... !

Dans le numéro 26 de la revue Parade sauvage, Alain Chevrier a proposé un article dont le titre livre la thèse défendue : " Le ' Paris ' zutique de Rimbaud est-il la parodie d'un poème de Valade ? " La pièce de Valade à laquelle songe Alain Chevrier, "Réclames gratuites", n'a été pourtant publiée qu'un an plus tard. Pour soutenir l'idée d'une réécriture par Rimbaud, l'auteur propose de revenir d'abord sur les rapports connus entre Rimbaud et Valade, avant d'examiner les possibilités de son sujet. En fait de rapports entre Rimbaud et Valade, l'étude est particulièrement sommaire et décevante : elle se limite à un commentaire du poème de Valade sur le Coin de table et à un rappel des lettres émerveillées du poète d'origine bordelaise à Blémont et Claretie lors de l'arrivée de Rimbaud à Paris en septembre 1871, quand il fut introduit chez les Vilains Bonshommes.
Nous passons ensuite à l'étude de ces "Réclames gratuites", surtitrées "Gazette rimée" et publiées en septembre 1872 dans La Renaissance littéraire et artistique numéro 22.
Chevrier ne manque pas d'en décrire la singularité à grands traits : une "longue énumération" tout en "phrases nominales", avec, dans chaque strophe, "une désignation en italique commençant par la préposition à ou au". Comme pour "Paris", le sonnet zutique de Rimbaud, les éclaircissements historiques sont nécessaires et nous rencontrons les charges satiriques inévitables au plan politique comme au plan religieux. Le commentaire des cinq strophes prend alors une page et demie, sinon deux pages. Ayant immédiatement identifié l'anomalie frappante du vers final de ces "Réclames gratuites", je guettais la réaction à ce sujet de Chevrier qui se contente d'écrire : "Le poème se termine sur un vers déceptif, porteur d'une rime amusante et osée, le sigle s. g. d. g., abréviation de ' Sans garantie du gouvernement '."
Le poème se termine effectivement en queue de poisson ostentatoire, mais comment Chevrier compte-t-il les syllabes du dernier vers de cette pièce qu'il est temps de citer ?

                                Réclames gratuites
             Au pavé de l'ours. Assurance
             Contre les employés de l'Ouest.
             Stores doubles, sans transparence.
             Place du Tribunal, à Brest.

              Miel, vinaigre ; velours et rapes.
              Pilules des plus fins doreurs ;
              Lacets, pièges et chausse-trappes ;
              Au baiser des trois empereurs.
              Chartreuse du Roy légitime ;
              Eau de lys, crême de jasmin ;
              Prospectus pour l'usage intime...
              Au petit berger Maximin.
              Vente en gros, à deux sous la livre,
              De papier pour mettre au pilon :
              Toute l'édition d'un livre
              Historique... Au César de Plon.

              Journal de Chimère-et-Cocagne.
              Patronage du haut clergé.
              A l'Unité de Guibert-Gagne :
              - Actions s. g. d. g.
 Le texte reproduit par Chevrier comporte quelques coquilles, mais sans importance : "légitime," au lieu de "légitime ;", "plus fins doreurs." au lieu de "plus fins doreurs ;" et "haut-clergé" au lieu de "haut clergé". Personnellement, j'ai respecté scrupuleusement le texte d'origine jusqu'à reproduire le double point de l'avant-dernier vers en italique, erreur manifeste pourtant. Mais le vers final est lui bien fidèlement reproduit par Chevrier dans le numéro de Parade sauvage. Or, le poème est en octosyllabes, donc après les trois syllabes du mot "Actions" où la diérèse est traditionnelle, l'astuce veut que le lecteur lise en cinq syllabes les quatre lettres d'abréviation. C'est autour du "s" que cela doit se jouer selon moi : "esse gé dé gé". Pourtant, Alain Chevrier s'est beaucoup intéressé à ces abréviations, il y revient dans son commentaire quand il compare le texte de Valade avec les audaces zutiques de Rimbaud qui a abrégé : "Al. Godillot" pour "Alexis Godillot" dans "Paris" justement. Et, comme j'ai moi-même déjà eu l'occasion de le dire, Chevrier fait remarquer : "Rimbaud commettra une autre licence plus loin, plus osée encore avec ' Dr Venetti ', comptant pour quatre syllabes, dans son vieux coppée, ' Aux livres de chevet, livres de l'art serein... ' ."
Il convient en effet de lire "drr Venetti" et non "docteur Venetti". Mais le rapprochement de Chevrier aurait pris plus de force s'il avait fait remarquer la lecture en deux syllabes du "s" dans l'abréviation "s. g. d. g."
Je ne sais pas si je peux me permettre de "spoiler" comme nous disons aujourd'hui l'élucidation du sens du poème de Valade par l'étude de Chevrier. Signalons tout de même que la feinte de la quatrième strophe fait allusion à une Histoire de Jules César par Napoléon III, parue chez Plon. La blague des "Inconnus" a ainsi un petit côté réchauffé. Il faut dire que Coluche n'est pas en reste, puisque la saillie "Il y en a qui sont plus égaux que d'autres" circulait déjà au dix-neuvième siècle. Revenons pourtant à nos moutons. Les quatre autres strophes sont nettement plus hermétiques, mais l'enquête de Chevrier ne semble plus rien laisser à désirer, à part peut-être au sujet de la "Chartreuse du Roy légitime". Ceci dit, il est question de "Henry V", lequel a fait l'objet de blagues à la rime dans un des deux quatrains "Vers pour les lieux" de Rimbaud et il les a composés dans un esprit zutique précisément : Chevrier ne manque pas de citer le quatrain en question. La fin du poème de Valade cible, quant à elle, le nouvel archevêque de Paris, Guibert, et le fondateur d'une religion de l' "Unité universelle", Paulin Gagne, dans une savoureuse équivoque : "Guibert-Gagne".
Mais, outre que ce poème a été publié environ un an après les transcriptions manuscrites de Rimbaud dans l'Album zutique, sa seconde strophe, à tout le moins, s'entend comme une allusion à un événement d'actualité que Chevrier commente comme tel : le "baiser des trois empereurs" fait référence à la rencontre, en septembre 1872 à Berlin, mois de publication des "Réclames gratuites", entre l'Empereur d'Allemagne, l'Empereur d'Autriche et le tzar. Il était alors question d'une "entente des Trois Empereurs".
La conclusion qui s'impose, c'est que c'est encore une fois Léon Valade qui s'inspire des parodies zutiques de Rimbaud, et non l'inverse.
Je dis encore une fois, car, en 1990, dans son livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, Steve Murphy avait consacré une analyse au dizain "Etat de siège ?", où il rappelait qu'un chercheur plus ancien, Daniel de Graaf, avait soutenu qu'un poème de Valade "Station d'Omnibus aux Batignolles" commentant une peinture réaliste de Jules Héreau était un poème de Rimbaud lui-même, à cause de points communs avec "Etat de siège ?". Steve Murphy, qui considérait par ailleurs que "Héreau" était une orthographe erronée pour "Héraut" et que le titre du tableau était "Station d'omnibus aux Batignolles par un temps de neige", ménageait la chèvre et le chou. Valade semblait s'être inspiré du poème "Etat de siège ?" de Rimbaud, mais il n'était pas exclu que le poème de Valade fût plus ancien et qu'il ait inspiré le dizain parodique de Rimbaud. Murphy allait plus loin encore et montrait par là qu'il n'avait pas vu le tableau en question : "Il faudrait connaître la date d'exposition de la peinture de Héraut, puisqu'il n'est pas impossible que Rimbaud aussi s'en soit inspiré, au moins pour les engelures de son postillon !" Précisons que le tout premier article de la revue La Renaissance littéraire et artistique, à la première page du numéro 1, le 27 avril 1872, qui nous vient de la plume de Jean Aicard, s'intitule "Salon de 1872 - Avant l'ouverture." Page 18, dans le numéro 3 du 11 mai 1872, une brève intitulé "Salon de 1872" nous informe : "L'ouverture de l'exposition ayant eu lieu la veille du jour où paraît la Renaissance, il nous a été matériellement impossible de publier le premier article sur le Salon de 1872." Ce salon s'est ouvert le vendredi 10 mai 1872 et Rimbaud ne s'en est pas inspiré, d'autant que nous verrons qu'il n'est pas loisible d'observer les engelures du cocher sur une telle pièce.
Nul n'est besoin de compliquer ainsi les choses. Murphy lui-même avait indiqué que le poème "Etat de siège ?" dans l'Album zutique avait inspiré, quelques mois plus tard, un dizain à Raoul Ponchon, lequel l'a transcrit dans le même Album zutique. Valade et Ponchon se sont tous deux inspirés du dizain de Rimbaud. Dans le cas de Ponchon, cela est d'autant plus évident qu'il est question de la pièce Le Rendez-vous représentée à l'Odéon. Quant au poème de Valade, il a été publié dans La Renaissance littéraire et artistique le 22 juin 1872. Remarquons, qui plus est, que le pronom indéfini "on" à la rime s'inspire du "on" ou plutôt "qu'on" écarté à la césure dans "Les Remembrances du vieillard idiot". 

Citons maintenant ces trois poèmes, avant de développer d'autres considérations intéressantes.

Le poème "Etat de siège ?" figure sur le recto du feuillet 9, quoique non paginé, de l'Album zutique. Le dizain est bien sûr faussement attribué à François Coppée dont le drame Fais ce que dois, avec son texte publié pour l'occasion dans Le Moniteur universel, va connaître sa première représentation le 21 octobre 1871 à l'Odéon, sachant que la date du "-22 Octobre 1871-" au verso du feuillet 10 permet d'envisager avec confiance que le dizain de Rimbaud est contemporain de cette première de Fais ce que dois à l'Odéon.

                                    Etat de siège ?

              Le pauvre postillon, sous le dais de ferblanc,
              Chauffant une engelure énorme sous son gant,
              Suit son lourd omnibus parmi la rive gauche,
              Et de son aine en flamme écarte la sacoche.
              Et tandis que, douce ombre où des gendarmes sont,
              L'honnête intérieur regarde au ciel profond
              La lune se bercer parmi la verte ouate,
              Malgré l'édit et l'heure encore délicate,
              Et que l'omnibus rentre à l'Odéon, impur
              Le débauché glapit au carrefour obscur !

Le 22 juin 1871, Léon Valade publie donc sous le pseudonyme Silvius une "Petite anthologie du Salon", ce qui, au passage, signifie clairement que les poèmes viennent d'être composés. Il y a cinq brefs poèmes en tout. La "Station d'Omnibus aux Batignolles" figure en seconde position. J'avais un jour découvert sur le site "ebay" une mise en vente d'une œuvre en noir et blanc de Jules Héreau portant ce titre, et flanqué du sous-titre "Effet de neige". Je ne l'ai pas achetée et je n'ai pas pu en conserver l'image, mais, contrairement, à ce qu'envisageait comme possibilité Steve Murphy elle ne pouvait en aucun cas avoir servi de support de référence au dizain de Rimbaud. J'avais signalé cette image à l'attention de Steve Murphy à l'époque. Aujourd'hui encore, on peut acheter une reproduction de ce tableau de Jules Héreau sur internet, et parfois trouver une reproduction de plus ou moins bonne qualité. Pas question pour moi de mettre 250 euros dans un tel achat, il ne me reste qu'à proposer un lien, hélas peut-être éphémère, dans le corps de cet article : Pour voir une reproduction, cliquer ici.
J'avoue ne pas avoir la patience de me fatiguer les yeux jusqu'à trouver l'accordéoniste ou l'impression de mouvement des chevaux dans ce tableau, mais dans l'ensemble ça correspond bien aux six vers suivants de Léon Valade, et la transcription "Héreau" semble la bonne, le tableau porte sa signature. Valade a donné le titre exact, lequel s'accompagne d'un sous-titre "(Effet de neige)".

                                Petite anthologie du salon
                                                  __
                       Station d'Omnibus aux Batignolles (794).

                    Les robustes chevaux piétinent dans la neige
                    Où le couchant a mis sa teinte rosée. On
                    Entend dans le faubourg geindre un accordéon...
                    - Fouet en main, le cocher s'agite sur son siège :
                    O voyageurs ! bientôt, si le ciel vous protège,
                    A vos yeux surgira le tragique Odéon !


Précisons qu'une première "Petite anthologie du salon" incluant quatre poèmes dont un "Portrait de M. Thiers (845)", figurait dans le numéro 4 de la revue La Renaissance littéraire et artistique du 18 mai 1872, sachant que c'est dans ce numéro 4 qu'a été publiée sous le titre "Romance sans parole" la première des "Ariettes oubliées" avec l'épigraphe de Favart : "C'est l'extase langoureuse, / [....]", juste devant une série "Don Quichotte" de Valade et "Le Meuble" poème en prose de Charles Cros. D'autres séries de la "petite anthologie du salon" ont suivi dans les autres numéros. Dans le numéro 6 du premier juin 1872, nous avons ainsi droit au poème sur le Coin de table de Fantin-Latour. Jean Aicard traite de Jules Héreau parmi d'autres dans le numéro 7 du 8 juin 1872, mais il parle d'un tout autre tableau : "Et la plage d'Honfleur de J. Héreau, l'avez-vous remarquée ? au loin un navire à voiles, et la fumée noire et ondulante d'un bateau à vapeur ; à droite, au-dessus d'un renflement de terrain, quelques pieux se détachent sur un ciel chargé dont ils font valoir le gris de fer, - et qu'ils rendent prodigieusement profond." Le problème, c'est que la prose de Jean Aicard échoue à me rendre compte de la profondeur d'un tableau qui ne m'est pas mis sous les yeux.
Ce qui me manque, c'est la raison de la saillie de Valade sur le "tragique Odéon". Je me suis dit que Valade s'adressait au public du mois de juin 1872 et que La Renaissance littéraire et artistique comportait une rubrique sur l'actualité des "Théâtres". Malheureusement, il n'est pas question de l'Odéon dans les premiers numéros de la revue, je ne rencontre qu'en brève dans la rubrique "Petite gazette" du numéro 11 du 6 juillet 1872 l'information suivante : "L'Odéon ouvrira le 1er septembre avec un drame de Plouvier, la Salamandre. Viendra ensuite la reprise de Marie Tudor." Mais, d'après la correspondance de Gustave Flaubert, en janvier 1872, je comprends que l'Odéon a joué en janvier Mademoiselle Aïssé de Louis Bouilhet, dont Flaubert a été le metteur en scène. Or, Flaubert s'inquiétait du peu de succès de la pièce et craignait qu'elle ne soit rapidement remplacée au profit d'une mise en scène de Ruy Blas, plusieurs fois annoncée comme imminente dans la presse. Or, si le mot "Odéon" n'y figure pas, je lis dans la rubrique "Petite gazette" du 15 juin 1872, une semaine et donc un numéro avant la publication de la "Station d'Omnibus aux Batignolles", le texte suivant : "Mardi dernier, Victor Hugo a offert aux interprètes de Ruy-Blas le banquet traditionnel de la centième représentation. [....]" Sur les quelques courts paragraphes qui rapportent l'événement, nous lisons encore qu'Hugo porte un toast à tous les théâtres de Paris, pour saluer une ville qui "a bien souffert". La note suivante part elle de l'Odéon, mais pour nous apprendre le décès de son directeur, M. de Chilly. Gravement malade, il n'a pas pu assister "au banquet de Ruy-Blas". J'en déduis que le poème de Valade fait allusion au triomphe du drame romantique Ruy Blas à l'Odéon, le mot "tragique" pouvant induire en erreur par ailleurs en faisant songer à une tragédie. Mais tout cela ne nous ramène pas aux poèmes zutiques de Rimbaud lui-même. Valade a repris le principe de Rimbaud, mais il l'a déplacé de la première de Fais ce que dois à la centième de Ruy Blas.
Passons maintenant au dizain de Raoul Ponchon. Il figure au recto du feuillet paginé 19 de l'Album zutique. Sur la gauche de la page, figure le dizain de Verlaine "Le Sous-Chef est absent...", dizain précoce envoyé à Valade par courrier en juillet 1871, mais dizain un peu tardivement reporté dans l'Album. Néanmoins, Raoul Ponchon a comblé un blanc laissé sur cette page depuis des mois. Même la lettrine "d" à l'initiale du premier vers du poème apporté par Ponchon est nouvelle, car elle a une forme minuscule qui correspond aux facéties de Nouveau et Ponchon, mais pas à l'esprit des transcriptions zutiques de 1871. Le titre "Intérieur (d'omnibus)" peut s'inspirer du titre "Intérieur matinal" de Charles Cros sur l'un des premiers feuillets, mais aussi du simple titre "Intérieur" d'un dizain de Valade transcrit en 1871, mais qui figure à la page 22 seulement, à côté des fameuses "Hypotyposes saturniennes, ex Belmontet", d'amusante mémoire. La parenthèse "d'omnibus" conforte l'idée d'une référence au titre de Valade. Plusieurs détails du poème de Ponchon témoignent en même temps d'une influence évidente du poème de Rimbaud "Etat de siège ?"

                                             Intérieur (d'omnibus)

                               dans le lourd omnibus une place est vacante
                               nous sommes trente-sept de moins qu'étant cinquante ;
                               "id est" treize : une femme, onze hommes, un moutard
                               qui tète le sein blanc de la femme. Il est tard,
                               Et les vingt-deux quinquets des hommes s'illuminent,
                               pendant que les chevaux lentement s'acheminent
                               vers l'Odéon, qui doit jouer " Le rendez-vous "
                               & je me dis avec raison : "Si l'un de nous
                               Doit mourir cette année, il est temps qu'il s'y prenne ;
                               de la sorte il n'aura pas à donner d'étrenne."

Il s'agit de l'un des premiers exemples manuscrits sur le corps de l'Album zutique de poèmes dont l'initiale des vers est en minuscules. La lettrine "d" dramatise le procédé en tête du premier vers. On peut hésiter à lire une majuscule pour le "n" du "nous" au début du second vers, éventuellement pour le "v" de "verts", mais les minuscules s'imposent à tous les autres, sauf le "Et" du cinquième vers, tandis qu'au début du huitième vers, j'ai identifié non pas le "et" en deux lettres, mais une perluette drôlement conduite. J'en ai repéré plus tard une autre dans le titre "Un monsieur, une madame & un bébé" d'un faux Louis Ratisbonne zutique du même Ponchon.
En tout cas, par son allusion à une représentation de la pièce de Coppée Le Rendez-vous, Raoul Ponchon, qui imite l'allusion à une pièce du même auteur au même endroit dans Etat de siège ? de Rimbaud, Raoul Ponchon, disons-nous, permet de dater sa contribution du mois de septembre 1872, ce qui avait déjà été effectué par Pascal Pia dans son édition fac-similaire de l'Album zutique : "Ponchon fait certainement allusion au Rendez-vous de Coppée, comédie en un acte en vers, représentée pour la première fois à l'Odéon le 11 septembre 1872." Pia précise même quelque chose d'étonnant : "[...] le poème de Ponchon n'a pas été directement écrit sur le feuillet où il figure. Il a ét(é collé sur ce feuillet, masquant un autre poème du même auteur, - un poème qui s'intitulait sans doute Intérieur et qui commençait également par la lettre D." Il y a fort à parier qu'il s'agissait d'une autre version du même poème. En revanche, les transcriptions de Pascal Pia montrent qu'il n'a pas été conscient de l'importance des minuscules à l'initiale des vers et dans la lettrine même.
Mais qu'on se figure maintenant qu'à la page 176 de la revue La Renaissance littéraire et artistique, si nous avons sur la colonne de droite le poème "Réclames gratuites" que Chevrier a rapproché du "Paris" zutique de Rimbaud, nous avons sur la colonne de gauche une rubrique "Théâtres" qui commence ainsi : "ODEON : Le Rendez-vous. Un jeune peintre, qui a l'honneur de connaître une grande dame, a obtenu d'elle la promesse de venir le voir un jour dans son atelier. L'artiste l'attend fiévreux, plein de doutes ; soudain un froufrou de soie dans l'escalier : c'est elle ! - Sa première émotion passée, la comtesse n'a garde d'oublier que c'est avant tout la curiosité qui l'a menée là ; elle va, fureteuse, par tout l'atelier, et ses étonnements naïfs s'adressent tour à tour à la palette, aux études de marine ou de paysage, aux meubles anciens, au mur même où sont inscrits au fusain des noms et adresses de modèle. - [....]" Le compte rendu se prolonge quelque peu et s'accompagne d'une citation de proverbe : "A galant entretien commencement dévot". Il est rappelé que la revue a publié récemment une pièce de vers de Coppée, ce qui force à une certaine discrétion dans l'éloge. La rubrique parle d'autres pièces et d'autres théâtres, elles est signée "L. V."
Ce compte rendu au sujet de la pièce Le Rendez-vous et ce poème "Réclames gratuites" figurent dans le numéro 22 de la revue, qui date du 21 septembre 1872. A la fin du numéro précédent, le même "L. V.", à savoir Léon Valade, parlait d'autres pièces jouées à l'Odéon (page 168). Mais, pour faire pendant à l'irréligieux "Guibert-Gagne", notons que la "Gazette rimée" qui suivait la rubrique "Théâtres" était alors composée de deux "Veuillotades" numérotées en chiffres romains : "A Veuillot, plein du saint-esprit...." où il est question de la couleur "écarlate" d'une "cuvette", citation des Châtiments à l'appui, et "Le père Loyson dit Hymen ! / Et Veuillot engueule le père. / [...]" dont les vers amusants évoquent au passage le mariage du fameux Charles Loyson alias Père Hyacinthe. Veuillot est mentionné dans "Paris" de Rimbaud et l'allusion au Père Hyacinthe est soupçonnée dans le dizain "Je préfère sans doute..." vers le début de l'Album zutique.
Précisons encore, comme si cela ne suffisait pas encore, que c'est dans ce numéro 21 même qu'a été publié le poème "Les Corbeaux" de Rimbaud, à son insu évidemment.
A l'évidence, cette publication des "Corbeaux" a fait l'objet d'échanges dans certaines soirées zutiques parisiennes en septembre 1872.
Je n'ai pas encore repris toutes les données du problème, mais quelque chose d'important semble se jouer là pour la recherche zutique sur Rimbaud, Valade, Nouveau, Ponchon.
En attendant, la thèse de Chevrier s'écroule comme un château de cartes, ou plutôt elle s'inverse. Valade s'est inspiré à plusieurs reprises de poèmes zutiques de Rimbaud, au moins deux comme nous venons de le voir, et la présente étude confirme encore une fois que j'ai bien raison d'insister sur la série d'arguments qui laissent à penser que Valade était le détenteur de l'Album zutique, et non Charles Cros. Suite à ma conférence de mars au colloque "Les Saisons d'Arthur Rimbaud", un article sera prochainement publié qui opérera cette mise au point.
L'approche de Chevrier n'aura pas été inintéressante, mais nous critiquerions plusieurs autres points encore de son article. Chevrier pense par exemple que c'est Germain Nouveau qui a lancé la mode du sonnet en vers d'une syllabes dans l'Album zutique avec "A un caricaturiste", sans prendre la mesure de la démonstration ancienne et bien connue de Michael Pakenham qui avait établi que Nouveau n'était pas à Paris à la fin de l'année 1871 et que ses contributions étaient nécessairement des ajouts ultérieurs dans les blancs laissés jusqu'à son intervention dans la suite des feuillets manuscrits.
Il envisage que le vers de six syllabes de "Paris" est une façon de produire un vers plus court que le vers supposé déjà court de huit syllabes des "Réclames gratuites", ce qui n'a guère de sens quand on sait l'importance littéraire de l'octosyllabe. Chevrier part dans une théorie selon laquelle Rimbaud radicalise ce que Valade a créé dans "Réclames gratuites", ce qui, en-dehors même de notre réévaluation plus haut de la datation tardive de "Réclames gratuites", ne s'appuie sur aucun argument probant.
Chevrier finit par remettre en cause l'idée qu'il avait eue auparavant et qui, elle, est fondée, selon laquelle Rimbaud s'inspirerait d'un "passage énumératif du poème ' Charlatanisme ' dans le recueil Colères (1844)" du poète hugolâtre "Amédée Pommier". La mention "hugolâtre" est assez problématique au sein de la revue Parade sauvage qui défend à tue-tête l'idée d'un mépris de Rimbaud pour la poésie de Victor Hugo au profit de Charles Baudelaire. Le mépris était essentiellement l'affaire de Verlaine. Rimbaud ne méprisait pas la poésie d'Hugo pour ce que nous avons d'attestations de sa part, et même l'ambivalent Baudelaire vantait à la différence de Verlaine les grandes oeuvres de l'exil : Châtiments, Contemplations, Légende des siècles, Misérables. Il suffit de lire "Réflexions à propos de quelques-uns de mes contemporains" pour s'en convaincre. C'est Verlaine qui rejetait seul le Victor Hugo de l'exil, et nous n'avons nullement le moyen d'affirmer que Rimbaud partageait cette conviction que, sans doute, Verlaine lui faisait lourdement subir.
Voici ce qu'écrit donc Chevrier en 2015 : "si Rimbaud n'a pas parodié directement le poème publicitaire d'Amédée Pommier, Valade ne l'a-t-il pas fait par le sien propre, d'autant qu'il y a toutes chances pour qu'il ait parodié métriquement, en reprenant aussi ses vers monosyllabiques, une des spécialités du "Métromane".
Chevrier reprend ensuite ce que le premier j'ai mis en avant en 2009, l'importante réaction de Verlaine face à l'admiration de Barbey d'Aurevilly pour les poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier. Il me semble évident que les sonnets en vers d'une syllabe de Valade sont antérieurs à ceux de Rimbaud. Nous ignorons ce qu'a pu contenir l'Album des Vilains Bonshommes en 69. Le sonnet du "Martyre de saint Labre" de Daudet est également capital dans cette genèse zutique du sonnet en vers d'une syllabe. Mais Chevrier veut ici forcer un raisonnement où Valade serait la double source d'inspiration de Rimbaud pour l'amener à lire les vers d'une syllabe et les énumérations publicitaires de Pommier tout à la fois. C'est une lecture forcée que nous ne partageons pas et que démentent les éléments objectifs de datation du poème "Réclames gratuites".
En revanche, en attirant l'attention sur "Réclames gratuites", Chevrier suscite de l'intérêt pour une recherche visant à mieux déterminer la chronologie de la seconde phase des contributions zutiques, celle s'étant faite en l'absence de Rimbaud et Verlaine.
A suivre donc !

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