samedi 27 février 2016

Mise en voix de cinq quatrains du Bateau ivre



J'ai dû me limiter aux cinq premiers quatrains du Bateau ivre. La limite de 100 MO ne m'a même pas permis de proposer une vidéo de sept ou huit quatrains (mon triste cœur bave à la poupe, nous n'inspecterons que la proue).
Ma lecture tient compte des césures, mais j'ai travaillé à la rendre aussi naturelle que possible. Je ne voulais pas une performance très réussie ignorant le phénomène des rejets, ni une lecture révélant la scansion mécanique du vers par des pauses appuyées. Pour l'enjambement de "péninsules", j'ai renoncé à une lecture acrobatique à laquelle peu de gens adhéreraient et j'ai privilégié après le rejet de vers à vers "Je courus" une expansion nette qui souligne incidemment le problème de débordement de la césure, d'autant qu'au vers suivant il m'est loisible de heurter rythmiquement la césure en brisant ma lecture sur "tohu-bohus".
J'ai pris soin également de rendre le jeu à la césure du vers 8. En soi, ce vers est régulier et la césure n'appelle pas de commentaire particulier, mais au vers 1 "descendais" est placé devant la césure et au vers 8 il est sensible que Rimbaud a procédé à un léger glissement autour d'une tournure factitive "laissé descendre", la forme à l'infinitif étant placée après la césure.
En revanche, s'il y a quelques années, je soulignais un balancement quand en passant de la fin du vers 3 au premier hémistiche du vers 4 je trouvais le moyen d'accentuer par la voix une symétrie de construction "les avaient pris pour cibles, / Les ayant cloués nus [...]", je n'en ai rien fait ici. J'ai renoncé à un effet pour garder une cohérence de ma lecture actuelle du poème.
Quelque peu à l'encontre de la ponctuation du deuxième quatrain, j'ai tendu à une lecture un vers, puis trois vers du second quatrain, ce qui me permet de souligner le singulier de "Porteur", apposition à "Je" et d'éviter à l'oral l'équivoque des "équipages" "Porteurs".
Pour le rejet de l'adjectif "bleus" dans "vins bleus", je pense que je l'ai rendu très naturel et pour "Me lava" j'ai adopté une tonalité que je ne privilégie pas toujours, mon interprétation colore alors le texte, mais là encore j'estime arriver à une lecture tenant la gageure d'être naturelle et métrique, priorité que je me suis fixée.
La lecture paraîtra-t-elle plus artificielle dans  le cas de "clapotements furieux" où observer un triple effort pour prononcer nettement le "e" de clapotements, former correctement la diérèse à "furieux" et marquer le rejet à la césure ?
Il y a d'autres choses sans doute plus subtiles à commenter. J'ai essayé de donner l'idée d'une descente douce au second hémistiche du vers 8 "descendre où je voulais", et j'aurais fait de même par exemple au second hémistiche du vers 24 si mon enregistrement avait pu être plus long : "pensif parfois descend". J'aurais voulu lire le septième quatrain et marquer la suspension à "délires", et souligner le balancement du vers 26 : "Et rhythmes lents sous les rutilements du jour", en suspendant à la césure le début du groupe prépositionnel "sous les". A défaut, j'ai essayé de donner cette idée de roulis dans ma lecture du vers 15 : "Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes", où je joue légèrement sur le rapprochement d'un [l] et d'un [r] séparés par un "e" instable : "qu'on appelle rouleurs", sachant que les [r] et [l] se succèdent et répètent avec intrusion d'une liaison [z] à la césure et d'un [t]. En gros, il y a un sommet de la vague sur le [l] qu'on entend dans "appelle", un mouvement liquide particulier roulant justement ensuite "Qu'on appelle rouleurs", à cause précisément de la succession [l] [r] redoublée, puis on a une vague du mot "éternels" qui reprend la succession [l] [r] (en l'inversant) dans un mot de trois syllabes, ce qui crée une note de prolongement et d'expansion. Je n'ai pas accentué l'effet, j'essaie simplement de lire le vers en étant conscient du fait et de créer un léger balancement dans la voix.
J'ai marqué en revanche un arrêt trop net sur "Dix nuits", tant pis.
Le mode de lecture rythmique que j'ai adopté permet aussi de considérer la tonalité particulière de ma lecture du vers "La tempête a béni mes éveils maritimes", puisque la régularité de ce vers contraste avec l'agitation des précédents et la danse de ceux qui suivent, ce qui permet d'apprécier ce vers qui contient le mot "tempête" non comme agitation, mais comme sentiment rétrospectif d'une bénédiction.

P.S. : les étoiles au plafond, ce n'est pas de moi, ce n'est pas mon idée.

6 commentaires:

  1. Bravo David. Je me le récite deux fois par semaine, ce poème, je l'ai appris entièrement, et je suis complètement d'accord avec votre lecture.
    PS : Ray Link, ce ne serait pas un jeu avec le grandiose guitariste Link Wray ?

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  2. Tant mieux. C'était la nuit, je n'ai pas mis toute la gomme pour les voisins. J'aurais aimé lire la césure sur "et les ressacs, et les courants..." ou exprimer le balancement qui s'appuie sur "rhythmes" et "rutilements", d'autres choses encore. Ce n'est que partie remise.
    L'intérêt que vous portez à ma mise en voix me consolera de l'absence de réaction quant à mon article sur la préface à sa traduction de Lucrèce de Sully Prudhomme. C'est en gros la pierre de rosette qui explique ce que doit la poésie de Rimbaud à la philosophie française du dix-neuvième siècle, Prudhomme récapitulant tout cela de manière bien basique évidemment, mais bon deux tiers des métaphores des lettres dites "du voyant" s'y retrouvent et dans le futur des pans entiers d'Une saison en enfer seront éclairés grâce à ce mode de rapprochement. Aucun rimbaldien, strictement aucun n'a réagi à l'importance de cet article. J'avais déjà cité quelques années auparavant un rapprochement entre cette préface et le "Je est un autre", puis j'ai laissé de côté le travail à faire. Cette année, je m'y attelle et ceux qui sur ce blog(ue) me demandait qu'est-ce que c'était que cette histoire de Rimbaud lisant des philosophes peuvent voir que j'annonce bien quelque chose de sérieux. Link Wray oui, très très bon. The king of the wild guitar Rumble certes, mais ma favorite est Fatback. Si on mord, on peut très vite ne pas se contenter d'une seule compilation.

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    1. J'ai un paquet de 45 tours de Link Wray et un LP. Mon titre préféré : "The Shadow knows", il a fait des disques terribles même dans les 70's. Je suis aussi un gros fan de garage psyché, plein de Lp's dans les étagères. Il y a quelques années, j'avais été surpris en lisant ces lignes datant de 1853 : "Pouvoir se simplifier graduellement et sans limites ; pouvoir revivre réellement les formes évanouies de la conscience et de l’existence ; — par exemple, se dépouiller de son époque et rebrousser en soi sa race jusqu’à redevenir son ancêtre ; — bien plus, se dégager de son individualité jusqu’à se sentir positivement un autre ; — bien mieux, se défaire de son organisation actuelle en oubliant et éteignant de proche en proche ses divers sens et rentrant sympathiquement,par une sorte de résorption merveilleuse, dans l’état psychique antérieur à la vue et à l’ouïe..." c'est de Frédéric Amiel, philosophe suisse qui avait notamment pas mal bossé son Rousseau. Mais j'imagine que cela n'a rien de bien original pour l'époque. A bientôt !

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    2. Shadows knows est une adaptation des Coasters, rock très simple dans ses principes mais qui fourmille de chansons exceptionnelles à commencer par Down in Mexico. Oui, je connais Amiel. Dans le cas de Rimbaud, la mise au point sera publiée en 2017 sinon en 2018 avec des articles sur papier. L'article sur la préface de Prudhomme montre déjà assez nettement que c'est quelque chose d'énorme à côté de quoi tous les rimbaldiens sont passés.

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    3. Amiel écrit un court texte (quelques lignes après l'extrait cité plus haut), texte intitulé "Le Talent de Satan", qui commence par "Satan est un grand poète..." (recueil Grains de Mil). Je vais lire attentivement votre article sur Prudhomme, je ne l'ai pas encore fait.

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  3. Nous découvrons avec plaisir avec deux ans de retard ce post qui nous avais échappé!
    Trop drôle la limite 100 Mo pour laquelle le dernier vers dans sa dernière syllabe lâche sa grappe, hein?

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