samedi 2 janvier 2016

Pèlerinages rimbaldiens : l'entresol de l'Hôtel des Etrangers, le restaurant Polidor

(petit rectificatif en attente : il faut distinguer la chaîne de restaurants Bouillon-Duval et le Polidor lui-même, je vais mettre à jour l'article dans les jours qui viennent)

A cause de la célèbre vignette représentant L'Hôtel des Etrangers avec le mot "Zutisme" qui entoure la fenêtre du troisième étage de la façade donnant sur le boulevard Saint-Michel, les biographes de Rimbaud se sont persuadés que le lieu de réunion du Cercle avait été intentionnellement précisé par l'auteur du dessin. En effet, on peut y apprécier un homme qui semble gesticuler dans le cadre de la fenêtre ouverte et le cri "Zutisme" semble bien provenir de cette pièce. Et pour quelqu'un qui lit le sonnet "Propos du cercle", le poème liminaire de l'Album zutique, cela semble se confirmer puisqu'il y est rapporté dans la bouche de Léon Valade que "La femme d'en-dessous / Accouche".
En même temps, le dessin de la vignette présente une forme de bâtiment qui s'élargit massivement, tandis que l'étroite façade avant de l'immeuble offre également l'impression d'un espace conséquent par la dimension réduite des fenêtres, ce qui a libéré de l'espace pour le dessin du mur lui-même le long de la fenêtre, de telle sorte qu'on se dise qu'il y a de l'espace de chaque côté de la fenêtre pour placer un meuble, etc.
A s'en tenir au dessin, la localisation semble crédible.
Mais, en réalité, si on décide de s'offrir le point de vue triangulaire du dessin en se plaçant face à l'Hôtel des Etrangers qui est devenu l'Hôtel Belloy Saint-Germain, on se rend immédiatement compte du caractère trompeur de la célèbre vignette. Le bâtiment est à l'angle de deux rue obliques fort rapprochées, la rue Racine et la rue de l'école de médecine. A la pointe de ce triangle nettement plus aigu, c'est seulement une très courte façade avec cinq étages qui apparaît du côté du boulevard Saint-Michel. Les fenêtres mangent l'intégralité de la largeur du mur pour chaque étage et les dimensions des châssis des fenêtres, qu'ils soient récents ou d'époque, témoignent de l'impossibilité de meubler l'endroit en y installant un piano, un bar et une conversation de quatorze personnes qui ne devaient pas s'y serrer que pour y prendre le thé. Le "local" pour s'amuser n'aurait par ailleurs rien de discret, puisque plusieurs de ses fenêtres donneraient directement sur un boulevard des plus passants de la ville de Paris.
En même temps, ce genre de fenêtre ne peut être que très prisé. Il est un hôtel toulousain qui a une fenêtre et une façade de ce type qui donnent directement sur la place du Capitole. C'est évidemment la chambre la plus intéressante à louer pour quelqu'un de passage, c'est celle où se montrer, et, si nous revenons sur le cas parisien qui nous occupe, ce qui s'impose comme évidence c'est que nous n'avons qu'un centrage du mot "Zutisme" à partir de la fenêtre "bêtement" située au milieu du dessin. Il est absurde d'inférer du dessin que le Zutisme avait lieu sous cette fenêtre, il ne fait qu'exploiter la plus belle fenêtre, celle qui met le Zutisme au centre, celle qui lui donne une tribune délirante sur le Boulevard Saint-Michel.
Or, il existe justement un témoignage contradictoire avec celui de la vignette: c'est celui de l'ami ardennais de Rimbaud qui a livré un récit de "souvenirs familiers". Les dires de Delahaye sur l'Hôtel des Etrangers sont ici d'autant moins suspects que l'ami affabulateur de Rimbaud ignorait que ce fût le lieu de réunion d'un Cercle du Zutisme : Delahaye ne mentionne justement pas ce nom, puisqu'il n'évoque qu'une rencontre informelle de peintres et poètes. D'ailleurs, à l'époque où Delahaye publie son témoignage, l'Album zutique n'a pas encore fait surface, son existence n'est pas soupçonnée. Il passe ainsi à côté du scoop qu'il aurait eu le moyen d'étoffer.
Et ce témoignage ne parle pas d'un troisième étage, mais d'un entresol. Reste à déterminer si cela est compatible avec l'idée d'une pièce occupée en-dessous où une femme accoucherait, ce qu'aucun biographe n'a visiblement cherché à déterminer, tant la vignette a été présentée pour ce qu'elle n'était pas : un témoignage définitif sur la localisation des rencontres zutiques dans l'Hôtel des Etrangers.

"Une grande salle de l'entresol avait été louée par des gens de lettres, peintres, musiciens, fraction du Tout-Paris artiste, pour y être chez eux, entre eux, et causer à leur aise des choses qui les intéressaient."

D'autres lieux rimbaldiens méritent qu'on s'y arrête à Paris. Le poète a essentiellement vécu dans le Quartier latin, sur la rive gauche. Une de ses plus célèbres adresses nous est connue grâce à la description qui en est fait dans la lettre datée de "Jumphe" 72. Avant de décrire sa nouvelle résidence tout aussi étroite, Rimbaud y rappelle à Delahaye que le mois précédent, le mois de mai, ce qui tend à coïncider pleinement avec son retour à Paris, il a résidé dans une "mansarde", "rue Monsieur-le-Prince" qui "donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis". De cet endroit, la rue Racine aurait tôt fait de nous ramener à l'Hôtel des Etrangers, mais surtout au bas de l'immeuble, quand Rimbaud sortait, avant d'aller se saouler chez un marchand de vins, et le flâneur peut penser à la façade de l'actuel "Père Louis" à proximité dans la même rue Monsieur-le-Prince, il avait directement accès à un endroit précieux pour manger, la crèmerie Polidor qui créée depuis 1845 faisait partiellement office de restaurant. Dans une de ses lettres londoniennes, Germain Nouveau confiera plus tard avoir trouvé un restaurant où on mange aussi bien que chez "Polydore". Il semble évident que cette crèmerie était familière à Rimbaud. L'intérêt, c'est qu'il s'agit d'un lieu préservé. On peut y manger en entrée des soupes qui ont le nom de "crème de potiron", de "crème de lentilles blondes", ou bien des plats traditionnels comme un "boeuf bourguignon", un "blanquette de veau à l'ancienne" ou une "andouillette du Père Duval". N'oublions pas le dizain de Verlaine qui figure dans l'Album zutique avec le titre Bouillon-Duval. L'auteur s'y moque de l'enrichissement napoléonien sensible dans le décor, mais en évoque non sans empathie le plaisir gastronomique qu'il procure. Plus tard, un autre dizain zutique a pu viser la célèbre prostituée anglaise Cora Pearl, maîtresse de membres princiers de la famille Bonaparte devenue alors la maîtresse du patron du Polidor, le fameux Duval justement qu'elle a ruiné et qui, ayant cherché à la tuer avec son nouvel amant, n'a pu que se résoudre au suicide, ce qui inspira Zola dans son roman Nana. Le bonapartesque propriétaire Duval n'empêchait pas la crèmerie restaurant d'être populaire. On y faisait des rencontres "saucialistes", mot alors lié à l'esprit de 1848. Il n'y a pas de spécialité nommée bouillon-duval au menu et les desserts sont peu suggestifs pour un touriste amateur de Rimbaud et Verlaine, mais les entrées et les plats traditionnels ne sont pas seuls à nous immerger dans l'ambiance d'un repas inspiré des poètes ivrognes. Le sol du restaurant est d'époque. Il s'agit du carrelage foulé par Rimbaud et Verlaine, un carrelage fort usé par endroits et qui l'était sans doute déjà un peu à l'époque où y mangèrent Rimbaud et Verlaine. Ce carrelage de 1845 a été usé par quantité de célébrités et notamment par nos deux célèbres compères. Les lambris sont d'époque, mais si on a pu les repeindre, etc. Les glaces ne sont pas elles d'époque, mais l'architecture du lieu y est. Il ne manque que le petit poêle au centre de la pièce, là où le carrelage s'élève en bosse vers le comptoir. On passe dans une seconde pièce, on tourne sur la droite et on entre dans une petite cour avec une antiquité au fond : des toilettes à la turque. Le carrelage bleu est neuf mais ces toilettes s'appuie sur le mur de rempart de Philippe-Auguste. Cet endroit a été un lieu de passage important mêlant les noms de Rimbaud, Verlaine, Nouveau à ceux de Valéry, Hemingway, etc. Je n'ai pas tout relevé, car ce sont les célébrités du dix-neuvième qui y ont amené les célébrités du vingtième après tout. Mais, quand on sait que La Maison verte a disparu, il convient de fort s'inquiéter de la menace latente qui peut peser sur ce haut lieu du patrimoine national. C'est un lieu à protéger si on ne veut pas qu'il perde sa vocation culturelle et devienne un magasin sarkozyen de luxe ou un restaurant hollandais de cuisine japonaise. Il a un cachet ancien qui nous donne à voir le Paris tel que l'ont connu Rimbaud et Verlaine, un peu comme quand on loge les bords de Seine du côté de Notre-Dame de Paris et qu'on apprécie des façades qui existaient déjà pour l'essentiel telles quelles à l'époque verlaino-rimbaldienne.
J'ai des photos en réservé quant à mes passages en ces lieux et je prolongerai cet article d'un autre sur la place ducale (pas à Charleville, à Bruxelles), le kiosque du Vauxhall et le nom flamand Mechelen de Malines.
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