mardi 10 juin 2014

Un cas d’ivresse publique après le Déluge

A partir d’un retour sur la composition du poème Après le Déluge, étude déjà menée dans une publication (Colloque n°5 de la revue Parade sauvage), je voudrais ici éclairer quelques aspects du sens et de l’art de Rimbaud à nouveaux frais et dévoiler un rapprochement qui ne semble pas avoir été jusqu’ici envisagé.
Le poème Après le Déluge est une œuvre en prose quelque peu particulière au plan alinéaire. Les alinéas, ce sont donc les retours à la ligne. Ceux-ci sont au nombre de douze et ils divisent le poème en treize séquences ou paragraphes… ou alinéas par abus de langage. Nous pourrions songer à parler de versets étant donné le caractère biblique du titre, étant donné aussi la brièveté d’une partie des paragraphes en question. Cas unique au sein du poème, le premier retour à la ligne s’effectue après une virgule, ce qui permet d’établir un lien très fort avec la poésie en vers. Toutefois, il faut remarquer que les trois derniers paragraphes sont nettement plus conséquents, se rapprochant des dimensions d’un texte en prose quelconque. Or, ce qui est étonnant, c’est que, malgré le nombre premier de treize séquences, les versets ou paragraphes tendent à se répondre par deux.
La mention « Déluge » du tout début du poème revient au pluriel dans l’avant-dernier paragraphe, mais encore la mention verbale « rassise » cède à un appel inverse « relevez les Déluges ».
La facule lyrique du troisième « verset » : « Oh les pierres précieuses qui se cachaient, – les fleurs qui regardaient déjà »[,] revient à peine altéré, mais identique pour le sens dans l’ultime paragraphe, s’insérant cette fois dans un discours qui l’absorbe : « – oh les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes ! »
Il devient dès lors tentant de faire remonter un autre parallèle entre la deuxième séquence et l’avant-avant-dernière séquence, en signalant à nouveau un procédé de reprise, voire de répétition. Et justement, le verbe « dit » conjugué au passé simple apparaît justement dans l’avant-avant dernier paragraphe : « et dit sa prière à l’arc-en-ciel » et « Eucharis me dit que c’était le printemps. » Et, si celui qui prie au début du poème est un lièvre, dans ce paragraphe où Eucharis dit quelque chose au poète, nous observons d’autres personnifications animalières avec les « chacals piaulant » et les « églogues en sabots grognant dans le verger ».
Reste alors le centre du poème avec le nombre premier de sept séquences.
Comme des procédés de reprise et répétition relient les trois premiers alinéas aux trois derniers, des reprises nettes permettent d’effectuer des recoupements par deux dans cet ensemble de sept séquences. Le début du quatrième alinéa est identique au début du septième : « Dans la grande » est la partie anaphorique commune à « Dans la grande rue sale les étals se dressèrent… » et « Dans la grande maison de vitres encore ruisselante… ». Plus discrètement, les mentions « sale » et « ruisselante » confortent la symétrie des deux courts paragraphes. Ils permettent aussi de se représenter par des images la proximité d’une « idée du Déluge ». La rue n’est pas nettoyée, mais fait plus significatif encore l’eau glisse encore le long des vitres. Précisons que sur le manuscrit le début du poème n’est pas « Aussitôt que », mais « Aussitôt après que… » La mention « après » ajoutée en surcharge a été biffée au crayon, ce qui veut dire supprimée par un ouvrier-typographe qui devait juger cette insistance comme étant maladroite, un comble pour l’œuvre d’un poète qu’on prétend promouvoir. Il s’agissait d’un ajout et les éditeurs de l’époque ne se souciaient guère de philologie et de respect de la lettre d’un auteur. Déterminés dans leurs choix par l’influence pernicieuse de l’édition originale de la revue La Vogue, beaucoup d’éditeurs aujourd’hui encore n’établissent pas correctement le texte tel qu’il a été finalement voulu par Rimbaud. Le début du poème qui doit s’imposer est « Aussitôt après que… »
Mais, la comparaison des attaques des quatrième et septième versets nous conforte aussi dans l’idée que la symétrie va concerner le groupement des alinéas 4 à  6 avec celui des alinéas 7 à 10. L’alinéa 5 est caractérisé par une reprise interne : « Le sang coula » au tout début du paragraphe devient « Le sang et le lait coulèrent » à sa toute fin. Or, l’alinéa 8 suppose présente quelque chose de quelque peu similaire de la phrase brève « Une porte claqua » à la mention « l’éclatante giboulée », puisqu’au parallèle brutal évident appuyé par la même terminaison au passé simple entre « Une porte claqua » et « Le sang coula » s’ajoute la reprise de la syllabe « cla » dans un autre contexte de brutalité bruyante avec « l’éclatante giboulée ». Même si on veut rester prudents en parlant de procédé de reprise, il est difficile ici de ne pas admettre à tout le moins la symétrie d’attaque des paragraphes : « Le sang coula », « Une porte claqua ».
Enfin, j’observe un parallèle rythmique sensible entre le sixième et le dixième alinéa, avec reprise d’une forme conjuguée du verbe « bâtir ». A « Les castors bâtirent » fait écho « Les caravanes partirent. » La même syllabe entame les noms « castors » et « caravanes », la même terminaison de passé simple se retrouve dans les deux verbes, et cela dans une forme ramassée déterminant « les » + nom + verbe au passé simple. Nous pouvons alors comparer la suite des deux versets en relevant sans doute l’écho syllabique « fu » entre « fut bâti » et « fumèrent », mais en observant surtout que « fut bâti » reprend le verbe « bâtirent ».
Seul le neuvième alinéa demeurerait isolé. Dans mon étude pour le colloque de Charleville-Mézières de septembre 2004 et pour le texte paru en 2005 des Actes du colloque, je penchais alors pour un recoupement des neuvième et dixième alinéas tous deux répondant au sixième. Je faisais de la mention « établit » un équivalent, hélas grossier, pour « bâtir » et « fut bâti ». Je n’exclurais pas franchement l’idée aujourd’hui, mais j’observe que dans le sixième alinéa il est question de là « où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres », et dans le neuvième des « cent mille autels de la cathédrale ». Le chiffre impair de treize séquences rend définitivement impossible les appariements deux par deux exclusifs. Le neuvième paragraphe fait nécessairement cortège avec soit le dixième, soit plus probablement le huitième, pour faire écho à l’un ou l’autre des cinquième ou sixième paragraphes.
J’avais également qu’un autre procédé de reprise caractérisait partiellement l’ensemble formé par les alinéas 7 à 10. Les « enfants » du septième alinéa cèdent la place à la fuite d’un seul « enfant » au huitième, tandis que la mention des « premières communions » les rappelle à notre attention au neuvième.
Voilà globalement les symétries que j’ai pu observer dans ce texte et que, nécessairement, les exégèses ultérieures du poème devraient définitivement cesser d’ignorer.
A côté des symétries, je peux encore caractériser à grands traits la composition du poème. Il s’agit d’un récit au passé dominé nettement par l’emploi du passé simple, mais le récit au passé est rompu précisément dans l’avant-dernier paragraphe où nous quittons les indicatifs au passé simple, à l’imparfait, au passé antérieur, pour l’impératif présent qui se projette inévitablement dans un futur à partir d’une situation présente. Ce décrochage est d’autant plus surprenant que le récit n’est pas au passé composé, lequel temps verbal suppose toujours une relation au présent, signifiant que quelque chose est accompli, que nous devons faire face à tel résultat, tel acquis pour le présent. « Il a fait ses devoirs », c’est une information pour le présent et un peu sur le passé, « Il fit ses devoirs » ou « Il faisait ses devoirs » ce sont des informations sur le passé. Et dans le dernier paragraphe, nous constatons un mélange d’indicatif présent et d’indicatif futur simple pour les propositions principales « c’est un ennui » et « la Sorcière […] ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons ». La virgule permet de dramatiser la clausule « et que nous ignorons », et il faut encore juger qu’il s’agit là de deux subordonnée relatives avec le même antécédent « ce » : « ce qu’elle sait, et que nous ignorons ». Un savoir a été en passe d’être délivré par la révélation du déluge et la Sorcière s’est retirée pour bouder une société à laquelle le poète reproche d’avoir si rapidement remis en marche le régime antédiluvien, une fois son idée ou menace écartée.
Le lièvre effectuant sa prière annonce les « premières communions ». Son printemps de « sainfoins » et « clochettes mouvantes » est religieux, c’est celui d’Eucharis, et il ne tend pas les bras à l’appel rimbaldien pour de nouveaux déluges. Aux remerciements du lièvre en odeur de sainteté (sainfoins), le poète va opposer sa révolte que justifie l’amplification des trois derniers paragraphes du poème. Le lièvre est dans les fleurs, le poète en appelle aux « pierres précieuses » des entrailles de la Terre, équivalent de la braise allumée par la sorcière au fond d’un pot de terre. Suite au coup d’arrêt donné à l’idée du Déluge, les pierres se cachent et s’enfouissent au gram du poète, qui voit qu’aussitôt après la pluie les fleurs se relèvent et regardent déjà, s’ouvrant au printemps d’Eucharis, cette grâce que le poète souhaite « croisée de violence nouvelle » par « brisement » dans Génie.
L’introduction du poème se fait par trois courts paragraphes ramassés et ponctués par une facule lyrique, le troisième paragraphe. Le récit se poursuit par deux séries symétriques de petits tableaux, une série réunit les alinéas quatre à six, une autre les alinéas sept à dix. Puis, le récit laisse la place aux réflexions du poète qui tire un bilan et se propose de nouvelles résolutions. Tout ceci me fait songer quelque peu à la composition du Bateau ivre. L’introduction des trois premiers paragraphes correspond quelque peu aux cinq premiers quatrains du Bateau ivre. Nous savons que le début de ce grand poème en vers nous fait entrer naturellement dans l’aventure en transformant en marge et repoussoir l’idée de tout ce qui a pu précéder « Comme je descendais des Fleuves impassibles, » à l’aide donc d’une subordonnée qui exprimait à la fois la simultanéité et un effet de consécution logique. Rimbaud est un maître dans cette façon de commencer ses poèmes narratifs, un autre exemple remarquable est celui de l’incipit des Poètes de sept ans avec son « Et » initial : « Et la Mère fermant le livre du devoir s’en allait satisfaite et très fière sans voir… » C’est un procédé nettement comparable que nous retrouvons dans le premier alinéa du poème en prose : « Aussitôt après que l’idée du déluge se fut rassise, / […] ». Les tableaux des alinéas 4 à 10 correspondent quelque peu à une inversion négative des visions du Bateau ivre, par opposition du « Poëme de la Mer » à la négation du déluge. Et comme les cinq derniers quatrains du Bateau ivre présentaient les atermoiements du poète face à son impasse dans le présent, les deux derniers paragraphes d’Après le Déluge quittent la narration au passé pour exprimer la révolte du poète et le cri de l’ennui.
L’idée d’une reprise inversée de la composition du Bateau ivre est d’autant plus pertinente que nous savons qu’une arche est clairement évoquée dans les exhortations du poète à un renouvellement du déluge avec « roule sur le pont et par-dessus les ponts ». Il s’agit toutefois non du « bateau perdu sous les cheveux des anses », mais d’une arche d’alliance soumise à la prière du lièvre, au sceau de dieu et aux cent mille autels de la cathédrale.
J’ai déjà commenté les images de cette prose dans mon article de 2005 et je ne voudrais pas allonger l’article ici prévu pour une lecture en ligne. Je prévois de toute façon un article sur l’ensemble des Illuminations qui me permettra de revenir sur certains éléments. Certaines nuances nouvelles ou conclusions plus fermes apparaissent déjà dans la présente lecture. J’aurai des prolongements à proposer sur les « clochettes mouvantes », « la futaie violette, bourgeonnante » et aussi sur les « chacals piaulant par les déserts de thym, – et les églogues en sabots grognant dans le verger ». Car je m’intéresse aux rapprochements entre poèmes où il est question de « cimes bruissantes », « futaies mouvantes », « suffocantes futaies », « soirée frissonnante », « oriflammes éclatants », « eaux clapotantes », ou de « suiv[re] le pas des promeneurs aux lanternes et aux feuilles », ou de « joli Crime piaulant dans la boue de la rue. » Ces rapprochements donnent du sens et de l’unité aux Illuminations.
Mais, j’aimerais encore attirer l’attention sur deux détails du poème Après le Déluge. L’idée d’une « mer étagée là-haut comme sur les gravures » surprend inévitablement tous les lecteurs, mais cela se joue dans un cadre où une « Madame*** établit un piano dans les Alpes » et un « Splendide Hôtel » se retrouve « dans le chaos de glaces et de nuit du pôle ». Il s’agit d’images symboliques sur la présence bourgeoise à la montagne, avec l’intérêt renouvelé qu’y portèrent les élites romantiques, sur l’expansion civilisatrice conquérante au détriment de la dernière parcelle imaginable de monde hostile à un tel enrégimentement. L’idée du déluge est non seulement rassise, mais rangée dans les étages. La mention participiale « étagée » fait clairement écho à la mention « étals » un peu antécédente au sein de la même phrase : « Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l’on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures. » La mer diluvienne étant le raz-de-marée révolutionnaire du peuple dans une constante métaphorique qui peut relier quelque peu Chénier, Hugo et Rimbaud, on comprend qu’entre les étals et le sang qui coule cette mer invraisemblablement parquée en haut fait figure de condamnée, prisonnière en sursis.
Rimbaud est aussi un créateur d’images animées par le verbe, aussi discrètes soient-elles parfois « des talus de parcs singuliers penchant des têtes d’Arbre du Japon » (Promontoire), et c’est dans le même sens funeste que doit s’apprécier le saisissant « cuadro » de l’enfant fuyant l’aliénation : « Une porte claqua, et sur la place du hameau, l’enfant tourna ses bras compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l’éclatante giboulée. » Il s’agit d’une scène de révolte saluée par des termes qui figurent aussi dans A une Raison : « enfant(s) », « tourna » pour « se détourne » et « se retourne », « partout », ce qui ne me semble pas innocent. On peut apprécier l’écho amplifié de la porte qui claque à l’éclatante giboulée dans un rapport conflictuel. Car le vent soulevé qui n’a rien, selon moi, d’une « idée de déluge » pousse l’enfant à la fuite et on imagine très bien les girouettes et les coqs qui, sous l’effet de la bourrasque, indiquent à l’enfant la seule direction possible battue des vents.
Pour ce qui est du lait qui s’adjoint au sang lors de la reprise propre au paragraphe suivant, « Le sang coula », « Le sang et le lait coulèrent », on pense nécessairement aux femmes massacrées et au principe nourricier qui peut accompagner l’image féminine de la mer. Rappelons-nous l’univers lactescent du Bateau ivre.

Et j’en profite alors pour terminer sur une petite digression loin d’être inintéressante.

Dans Les Déserts de l’amour, récit d’ennui où il est question de « livres, cachés, qui avaient trempé dans l’océan », la mention du lait figure également avec l’expression « ému jusqu’à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier. » Le problème vient de ce que les tentatives décidément irrépressibles de lectures biographiques des œuvres de Rimbaud empêchent visiblement de reconnaître les références romantiques ciblées ici. Il suffit pourtant de songer à la célèbre expression de Lamartine « triste jusqu’à la mort » pour voir que Rimbaud met en scène une figure de jeune romantique, le « jeune homme » à la Musset. Dans son étude de cet extrait, Sergio Sacchi propose en note trois découpages syntaxiques qui lui ont été proposés par André Guyaux et que je retranscris comme suit : (1) le murmure [du lait du matin] et [de la nuit du siècle dernier] ; (2) le murmure du lait [du matin] et [de la nuit du siècle dernier] ; (3) le murmure du lait [du matin] et [de la nuit] du siècle dernier. Or, sans hésiter, j’identifie la lecture (1) estimée justement comme la plus probante au plan rythmique. On comprend que les hypothèses (2) et (3) sont une tentative de réagencement pour mettre en parallèle « matin » et « nuit ». Dans son étude « Trouver une langue » en tête du recueil posthume de ses articles Etudes sur les Illuminations de Rimbaud (2002), Sacchi témoigne de sa perplexité face à une telle expression : « qu’est-ce [que] le lait du matin ? Un ersatz du five o’ clock tea, qui coulerait avec un faible gargouillis dans son bol ? » Les allusions à la Commune sont admises par peu de lecteurs de l’œuvre de Rimbaud, mais la lisibilité du texte est aussi assurée par de grands renvois symboliques. Le « matin » n’est qu’un instant et la « nuit » une grande étendue de temps qui alterne avec la journée. Si on admet d’emblée que le binôme est celui du « lait du matin » et d’une « nuit du siècle dernier », on comprend aisément que nous sommes entre chien et loup, à un moment où matin et nuit se côtoient. Le « lait du matin » est une image nourricière pour l’aube et cette aube est nécessairement celle du siècle nouveau avec ses promesses par opposition à la « nuit » qui caractérise le rejet ennuyé du « siècle dernier ». Rimbaud joue ici avec les symboles des poètes romantiques qui déjà avant lui évoquaient l’aube de temps nouveaux et s’intéressait au soleil se levant à l’orient, à l’horizon crépusculaire, ainsi entre aux exemples Victor Hugo dans Les Chants du crépuscule. Les poèmes de Rimbaud indiquent un horizon d’informations culturelles importantes qu’il convient d’aller rechercher pour les apprécier et s’en assurer la lisibilité. C’est le b a –ba.

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