mercredi 21 mai 2014

Comparaison Sand / Rimbaud

Au lycée, la lecture de La Mare au diable de George Sand m'a paru assez décevante et ce constat de déception a souvent été renforcé par un accès aux écrits tardifs de cette romancière. Par exemple, quand j'ai découvert l'intertexte d'Armand Silvestre à l'origine du quatrain zutique Lys de Rimbaud, j'ai été confronté à la médiocrité de pensée de la préface de Sand au profit du jeune parnassien et j'ai consulté quelques pages du roman philosophique Monsieur Sylvestre qui m'ont conforté dans le sentiment d'un certain verbiage n'ayant pas réellement quelque chose à dire d'original. Même le style n'était pas au rendez-vous.
Il en va sans doute quelque peu différemment de la première période romantique de George Sand avec des romans comme Indiana ou Lélia. Je les ai achetés il y a quelques jours en librairie et je ne les ai pas encore lus. Le début du roman Lélia est pas mal du tout, dans la continuité de Byron et du Vigny d'Eloa. Lélia y est comparée à Jésus-Christ, mais à cette différence que, lorsqu'il n'est plus en majesté, Jésus reste toujours un peu au-dessus de l'humain quand il s'en tient à s'inscrire parmi nous, alors que Lélia suppose une perversité qui la met en-dessous de l'homme. Tel est le discours initial de Sténio. Lélia a des doutes sur l'existence de Dieu qui justifient alors les interrogations de Sténio. Dans le temple, on constate que le prêtre, et on penserait presque lire Dieu lui-même, baisse les yeux devant Lélia, comme si elle était une divinité supérieure encore à Jésus ou son père. Lélia répond partiellement aux questions de Sténio et elle révèle ensuite son intérêt pour un ancien forçat Trenmor...

Il y a deux versions du roman de Lélia, une originale et mieux considérée datant de 1833, et une seconde de 1839 alourdie dont l'édition s'est maintenue et fut certainement celle accessible à Rimbaud.

Maintenant, dans l'introduction, que comme d'habitude j'ai consultée par sondage en évitant de tomber dans le piège du résumé qui vous éclaire à l'avance toute l'histoire que vous espérez découvrir à la lecture, je suis tombé sur une lettre "A. F. R." (A François Rollinat) qui m'a frappée par l'étendue des comparaisons avec l'oeuvre de Rimbaud qu'elle a pu me suggérer.

    C'est vous, dont l'âme est forte et patiente, vous dont la tête est froide, vous dont la mémoire est pleine de la science du mal et du bien ; vous, homme obscur, laborieux, résigné ; c'est vous qui êtes vertueux et qui brillez dans mes songes comme une étoile fixe parmi les vains météores de la nuit, c'est vous, homme purifié, homme retrempé, homme nouveau, dont je rêvais lorsque j'écrivis Trenmor. Par quelle liaison d'idées j'ai été de lui à vous, pourquoi j'ai oublié la distance qui vous séparait, homme réel, de ce personnage imaginaire, par des lignes fantasques et des ornements capricieux ; pourquoi enfin j'ai altéré la pureté de mon modèle en le revêtant d'un éclat puéril et d'une vaine beauté de corps, c'est ce que vous devinerez peut-être, car, pour moi, je ne le sais plus. Peut-être, en lisant avec un esprit plus tranquille ce que j'écrivis avec une âme préoccupée de sa propre douleur, retrouverez-vous dans ce dédale de l'imagination le fil mystérieux qui se rattache à votre destinée.
     Moi qui ai vécu des vies, je ne sais plus à quel type de candeur ou de perversité appartient ma ressemblance. Quelques-uns diront que je suis Lélia, mais d'autres pourraient se souvenir que je fus jadis Sténio. J'ai eu aussi des jours de dévotion peureuse, de désir passionné, de combats violents et d'austérité timorée où j'ai été Magnus. Je puis être Trenmor aussi. Magnus, c'est mon enfance, Sténio, ma jeunesse, Lélia est mon âge mûr; Trenmor sera ma vieillesse peut-être. Tous ces types ont été en moi. Toutes ces formes de l'esprit et du coeur, je les ai possédées à différents degrés, suivant le cours des ans et les vicissitudes de la vie. Sténio est ma crédulité, mon inexpérience, mon vieux rigorisme, mon attente craintive et ardente de l'avenir, ma faiblesse déplorable dans la lutte terrible qui sépare les deux jeunesses de l'homme. Eh bien ! ce calice n'est pas encore épuisé entièrement. Encore maintenant, je retrouve de ces puériles grandeurs et de cette candeur funeste, quelques heures de plus en plus rares et passagères. Magnus, avec ses irrésistibles besoins, avec sa destinée de fer et son éternel appétit de l'impossible, représente encore une douleur énergique, combattue, réprimée, que j'ai subie longtemps dans sa force et dont je ressens encore parfois les lointaines atteintes.
    Trenmor, c'est ce beau rêve de sérénité philosophique, d'impossible résignation dont je me suis souvent bercée ; quand une rude destinée me laissait un instant de relâche pour respirer et songer à des temps calmes, à des jours meilleurs.
     (...) Hélas ! qu'elles ont été courtes, mes heures de raison et de force ! Combien Dieu a été avare envers moi des consolations qu'il répand sur vous ! Combien je me suis laissé dévorer par cette soif de l'irréalisable que n'ont pas encore daigné éteindre les saintes rosées du ciel !

Je n'ai pas eu le courage ici de retranscrire l'intégralité de cette lettre aux allures de préface publiée pour la première fois je ne sais quand. Les mots clefs sont "vies", "candeur", "force", "faiblesse", "impossible".
Je ne propose aucun commentaire pour l'instant, je vais mûrir ma pensée et poursuivre mes lectures.
J'ai aussi un autre horizon de recherches. Sous l'Ancien Régime, les lettres de cachet réglaient le sort des fous, des vagabonds, de certains criminels, d'enfants perdus. La Révolution française a remis en cause la légitimité d'un tel modèle. Il a fallu affiner le cas juridique de ces divers fauteurs de troubles. Le vagabondage est un délit à l'époque de Rimbaud et depuis 1860 le discours sur la folie s'est durci par une assimilation à la perversité. L'argument de la folie a été utilisé contre les communards et leur défaite a fait de bon nombre d'entre eux des forçats en tant que tels. L'individualité du forçat, du fou, du vagabond a intéressé conjointement le romantisme et la société issue de la Révolution française. Ces motifs disponibles dans la littérature récente accessible à Rimbaud sont qui plus est traités par lui à la lumière nouvelle des événements terribles de l'année 1871.
Il faut maintenant éclairer l'emploi de ces motifs par Rimbaud en fonction du dialogue qu'ils supposent entre l'auteur et les nuances précises de son époque sur ces sujets. Il convient également de déterminer dans la prose de Rimbaud les idées prises en charge et celles qui sont citées en impliquant une distanciation critique, ce qui ne saurait se faire dans l'abandon à la lecture passive.

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