mercredi 14 août 2013

Les césures de 1872 (deuxième partie) : Lecture de "Tête de faune"



(Préambule : cet article que j'avais de côté me semble pouvoir rentrer dans mon étude en plusieurs parties sur les césures des poèmes de 1872, mais la présente analyse contient aussi une lecture personnelle du poème. Je ne souscris pas aux diverses lectures qui identifient le faune à Rimbaud, comme si notre poète mettait en scène soit sa vie, soit l'originalité des césures du poème. Je ne crois ni à un Rimbaud privilégiant une idéalisation de soi, ce qui serait, pour lui qui est lucide, exposer crûment sa vanité, ni à un Rimbaud qui dirait que sa poésie est géniale, faunesque, parce qu'elle prend des libertés avec les règles, ce qui serait gratuit. Je ne chercherai sûrement pas non plus un décodage politique, ici clairement inopérant, avec le rouge pour les communards et le vert pour les versaillais. Je ne crois pas non plus au déchiffrement obscène du poème proposé par Steve Murphy dans son livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion. Le poème est érotique et a un aspect sexuel, mais tout cela se comprend au plan littéral et implique aussi bien le cadre tel quel du récit que les thèmes bien précis qui y sont formulés comme la lumière, la Nature. La lecture de Christophe Bataillé, publiée dans la revue Parade sauvage, est sans doute la plus dans le vrai de tout ce qu'il m'a été donné de lire comme étude du sens du poème. Je pars de l'idée que la visée édifiante se dégage du seul sens littéral de cette narration. Au plan métrique, nous tenons un discours inédit qui contredit le consensus actuel des autres spécialistes de la versification rimbaldienne et nous apportons un indice important au débat, jamais signalé jusqu'à présent. La fin de l'article présentera, en s'appuyant sur un premier intertexte et sur les révélations métriques, un intertexte verlainien insoupçonné jusqu'à présent me semble-t-il. Je n'ai pas voulu revenir sur d'autres intertextes déjà étudiés pour ne pas rendre l'étude plus longue. Je me concentre ici sur ce que j'apporte de résolument neuf.)

**

Tête de faune est le premier poème concerné par la révolution métrique de 1872 dans la mesure où il fait partie du dossier paginé passé entre les mains de Forain et Millanvoye. Au plan des rimes, il est régulier, même si, dans le quatrain final, comme l’a relevé Benoît de Cornulier, la correspondance entre la cadence masculine et la cadence féminine rend la différence de rimes pratiquement inaudible : « -euil » et « -euille » : « écureuil », « feuille », « bouvreuil », « se recueille ». Au plan des césures, en revanche, Rimbaud ne s’était jamais permis autant d’audaces, à tel point que, partis de l’idée que nous avions affaire à un poème s'annonçant de prime abord en classiques décasyllabes littéraires aux hémistiches de quatre et six syllabes mais dont les césures étaient progressivement brouillées, les métriciens ont fini par établir des modèles problématiques. Le poème adopterait un type de césure différent par quatrain. Encore n’est-ce pas si simple. Même en ce cas, l'idée d'un brouillage des césures demeure prégnante.
Le poème est assez simple à comprendre. Les arbres d’un bois forment un toit de branches, de feuilles et surtout de fleurs imposantes (« énormes », version des Poètes maudits) et lumineuses (« splendides », sens étymologique de cet adjectif adopté dans la version manuscrite connue). L’abri n’a pourtant qu’une forme imprécise (« feuillée incertaine »), mais il est comparé à une broderie et d’abord à un écrin pour sa beauté et parce qu’il cache ce qui se passe à l’intérieur du bois. Le feuillage printanier est enrichi de milliers d’éclats solaires (« écrin vert taché d’or »). Et au centre de ce couvert sommeille le désir érotique de la vie universelle (« où le baiser dort »). Un faune apporte alors sa semence en cet endroit. Il n’est pas pleinement rassuré (« affolé », version des Poètes maudits, « effaré », version manuscrite) et, une fois son acte accompli (cela nous est précisé littéralement par le poète), il s’enfuit aussi furtivement qu’un écureuil (v.9 des deux versions). Malgré cette peur, le faune au désir irrépressible a une sensualité violente et agressive. En tant que « Brunie et sanglante ainsi qu’un vin vieux », sa lèvre représente l’ivresse, la vitalité et même la saveur précieuse. Elle est aussi la partie du corps désignée pour commettre l’agression sexuelle qui fait le sujet du poème. « Sanglante », elle sert à mordre. L’érotisme a ici quelque chose d’une violence carnassière, mais l’image exprime la libre circulation du sang entre les corps. La lèvre fait saigner (« mord »), mais elle est elle-même profuse de sang (« sanglante »). Et ce sang est assimilé à un rire, à la joie exubérante de la vitalité universelle au vers 8 : « Sa lèvre éclate en rires sous les branches ». La confusion des éclats est même quadruple : éclats de sang de la lèvre, éclatement des fleurs rouges mordues, éclats de rires et éclats du soleil qui pénètre au fond du bois à travers l’important remuement causé par le faune. Or, l’action érotique de celui-ci a porté sur le bois lui-même. Il a mordu une « fleur rouge » ou des « fleurs rouges », selon l’une ou l’autre variante du vers 6. Dans la version manuscrite, l’idée d’agression sexuelle est renforcée par la nouvelle leçon du vers 4 : « crevant l’exquise broderie »[1]. Suite à son acte, le bois se pâme dans une longue extase (dernier vers : « Le Baiser d’or du Bois, qui se recueille. ») Mais, il convient d’apprécier la finesse de sens des vers 10 et 11. Liés à la « lèvre » « sanglante » érotique, les rires qui éclatent se communiquent à la feuillée entière. Le rire liquide séminal ou plein de sang qui a été communiqué par la simple morsure d’une « fleur rouge » dans la version des Poètes maudits : « Son rire perle », devient le remuement généralisé de la feuillée dans la version manuscrite : « crevant l’exquise broderie » (vers 4) « mord les fleurs rouges » (vers 6) et « Son rire tremble encore à chaque feuille » (vers 10). Si le faune se montrait soucieux de ne pas être surpris (« affolé », « effaré », « fui »), l’âme du bois connaît le prolongement palpitant des émois sexuels par la frayeur dérisoire d’un bouvreuil pivoine, dont la livrée rouge qui marque les esprits n’empêche pas ce petit oiseau d’être lui-même discret et peureux. Cette image de paix universelle autour du bouvreuil ponctuait déjà le récit du poème Credo in unam dont Tête de faune est un manifeste prolongement. A la fin de Credo in unam dans les « bois sacrés », les « Dieux » ne se permettaient pas de déranger le timide et fragile bouvreuil. Il y avait une bienveillance de l’infiniment grand envers le plus petit : « Les Dieux écoutent l’Homme […] ». Il faut d'ailleurs bien voir que, par sa livrée rouge, le « bouvreuil » est lui-même un symbole érotique, un symbole de la profusion de sang et de vie comparable à la « lèvre » « sanglante » du faune. Peur et désir s’interpénètrent donc au plan érotique. Dans la version des Poètes maudits, il était question d’un « âcre baiser d’or ». Le plaisir est corrosif. Il attire le vivant, mais aussi altère les organismes.
Le motif latin du poème, très souvent repris par les poètes romantiques et parnassiens, est plus précisément celui du faune agressant une nymphe. Mais, Rimbaud ne mentionne aucune présence de la nymphe. Elle est reconduite en âme érotique du bois (« Baiser d’or du Bois ») touchée par le soleil et la morsure du faune. Si la charge sexuelle des trois quatrains est évidente, c’est une erreur que de chercher à décoder le poème sous l’angle d’un viol commis par un faune sur le corps de femme d’une nymphe. Rimbaud a voulu sexualiser un émerveillement devant un spectacle de lumière. Comme les « fleurs rouges » font contraste aux « dents blanches » à la fin du vers 6, le vert et l’or solaire s’épousent à la fin du vers 1. Et la lumière d’or qui parsème amoureusement la surface extérieure « exquise » de la broderie va, grâce au faune, atteindre le cœur sommeillant de la « feuillée ». Nous passons de l’écrin « d’or » protégeant un baiser ensommeillé au « Baiser d’or du Bois » lui-même. La reprise du complément « d’or » précise clairement les modifications intervenues dans le décor. L’action du faune a contribué à une meilleure pénétration du soleil dans une forêt ombreuse.
Passons maintenant à l’étude des césures. Il convient pour cela de citer les deux versions du poème, car les variantes sont elles-mêmes révélatrices. Les métriciens constatent que les vers du premier quatrain révèlent que la mesure de référence est celle d’hémistiches de quatre et six syllabes. Ainsi, le premier tiers du poème, ce qui n’est pas rien, permet d’observer une régularité métrique nette. La reprise au début des vers 1 et 2 du même groupe prépositionnel : « Dans la feuillée », suffit dès lors à lever tous les doutes. Mais, au lieu d’analyser la suite du poème à l’aune de cette mesure dûment identifiée, les métriciens, qui constatent une multiplication des irrégularités à la césure dans les quatrains suivants, se demandent si nous n’aurions pas affaire à un changement inédit de la mesure des vers, quatrain par quatrain. Les vers du second quatrain seraient composés de deux hémistiches de cinq syllabes et ceux du troisième quatrain inverseraient la distribution classique, les hémistiches de six syllabes précédant cette fois les hémistiches de quatre syllabes. Autrement dit, la césure se placerait après la quatrième syllabe dans le premier quatrain, après la cinquième syllabe dans le second quatrain, et après la sixième dans le dernier quatrain.
Cette théorie métrique nous paraît douteuse pour de nombreuses raisons. La première raison que je vais donner est loin d’être négligeable. Seuls les deux premiers modèles sont clairement attestés dans la poésie française. Le décasyllabe avec une césure après la sixième syllabe existe en italien, mais pas dans la poésie française. Il semble, à en croire les discours d'histoire de la versification, qu’il surgisse occasionnellement au milieu de décasyllabes classiques dans des poèmes des siècles passés, mais les métriciens n’en citent aucun exemple et, dans tous les cas, n’établissent pas que Rimbaud ait eu connaissance de telles césures. Et il est vrai qu’en italien un poète qui compose un poème avec des hémistiches de quatre, puis six syllabes, peut de temps en temps se permettre une inversion et composer un vers dont le premier hémistiche compte six syllabes et le second quatre syllabes. Mais cette tradition n’existe pas dans la poésie française et, si nous ne pouvons exclure qu’un poète français (Voltaire dans des pièces peu lues parmi ses milliers de vers eux-mêmes peu connus?) ait imité les italiens, il appartient aux métriciens de donner des exemples, de les justifier de manière imparable, de prouver leur relative importance en termes d’histoire littéraire et de justifier une possible connaissance et influence sur un quelconque auteur que ce soit. Ce travail n’a jamais été mené.
Passons à la deuxième raison qui nous fait douter de la théorie métrique appliquée à Tête de faune. L’idée de proposer une césure différente par quatrain est censée expliquer l’observation d’importantes irrégularités dans les deux derniers quatrains. Mais, cette règle de déplacement étant posée, nous observons que, même lu en fonction de couples d’hémistiches de cinq syllabes, le second quatrain paraît toujours quelque peu irrégulier, surtout dans la version manuscrite. Citons ces versions et représentons la césure supposée par le signe « + ».

Le faune affolé + montre ses grands yeux
Et mord la fleur rouge + avec ses dents blanches.
Brunie et sanglante + ainsi qu’un vin vieux
Sa lèvre éclate en + rires par les branches ; (version des Poètes maudits)

Un faune effaré + montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rou+ges de ses dents blanches.
Brunie et sanglante + ainsi qu’un vin vieux
Sa lèvre éclate en + rires sous les branches. (version manuscrite)

Mais il y a plus grave, puisque le troisième quatrain n’est pas plus régulier si nous supposons une césure après la sixième syllabe que si nous admettons l’idée première d’une césure après la quatrième syllabe.

Et quand il a fui, tel + un écureuil,
Son rire perle encore + à chaque feuille
Et l’on croit épeuré + par un bouvreuil
Le baiser d’or du bois + qui se recueille.

Et quand il a fui – tel + qu’un écureuil, –
Son rire tremble encore + à chaque feuille
Et l’on voit épeuré + par un bouvreuil
Le Baiser d’or du Bois, + qui se recueille.

La césure ne pourrait-elle pas se décaler de deux syllabes aussi bien devant l’adverbe « encore » que devant le complément « du Bois » ? Une césure après la quatrième syllabe entre un auxiliaire et le participe passé qu’il régit est grammaticalement classique. Racine et Corneille les pratiquaient, évitant seulement le choix de deux monosyllabes à cet endroit. La césure devant « fui » aurait le mérite d’amplifier le sens. En revanche, l’idée d’une césure après « tel » n’est pas très naturelle. Que viendrait faire un « repos » à cet endroit du texte qui est déjà une manière de parenthèse ? La césure après la sixième syllabe n’est intéressante que pour un seul vers, après « épeuré » au vers 11. Ainsi, le modèle proposé ne résout pas les difficultés métriques et l’élégance de la progression d’une césure située après la 4ème syllabe, puis après la 5ème syllabe, puis après la 6ème syllabe, est clairement infirmée au plan du troisième quatrain.
Le mélange des césures pour des vers d’un même nombre de syllabes est pour le moins exceptionnel en poésie (Le Puits d'Armand Renaud signalé à l'attention par Philippe Martinon au début du XXème, puis par le rimbaldien Philippe Rocher) et il faut renoncer à l’idée d’un ordre quatrain par quatrain. Quant à plaider la césure vers par vers, cela est contraire au principe de la versification. Comme les vers sont égaux entre eux, les hémistiches doivent être égaux entre eux. Telle est la loi. Pourtant, dire que le poème de Rimbaud est une pure provocation, qu’il soit vu comme irrégulier en fait de césures, ou qu’il soit perçu comme une suite de décasyllabes dépourvus de césures, cela revient à escamoter la nécessaire analyse et réflexion sur les éventuelles césures du poème. Qui plus est, les types de vers expriment quelque chose sur le sens du poème. Le décasyllabe classique avec des hémistiches de quatre et six syllabes peut concerner une poésie légère, mais il est plus noble que le vers de chanson couplant des hémistiches de cinq syllabes. Faut-il imaginer Rimbaud passant de l’un à l’autre sans s’intéresser à des effets de sens ? C’est un problème. Or, nous avons vu que le premier quatrain présente de manière ostentatoire la mesure du décasyllabe littéraire. Une césure après la quatrième syllabe a été exhibée et il est naturel de l’envisager comme l’unique césure de tout le poème. Cette césure s’applique parfaitement aux premier et troisième quatrains, à l’exception d’un enjambement de mot « épeuré » au vers 11, et les enjambements de mots sont des audaces nouvelles tolérées depuis 1861. Rimbaud les a déjà pratiqués dans ses alexandrins. En dépit des apparences, le second quatrain ne devrait-il pas lui aussi se lire comme un quatrain aux hémistiches de quatre et six syllabes.
Il convient pour vérifier cela de citer les deux versions du poème, car les variantes sont elles-mêmes révélatrices.


Tête de faune (version des Poètes maudits)

Dans la feuillée, + écrin vert taché d’or,
Dans la feuillé + incertaine et fleurie,
D’énormes fleurs + où l’âcre baiser dort,
Vif et devant + l’exquise broderie,

Le faune affo+lé montre ses grands yeux
Et mord la fleur + rouge avec ses dents blanches.
Brunie et sang+lante ainsi qu’un vin vieux
Sa lèvre éclate + en rires par les branches ;

Et quand il a + fui, tel un écureuil,
Son rire perle + encore à chaque feuille
Et l’on croit é+peuré par un bouvreuil
Le baiser d’or + du bois qui se recueille.

Tête de faune (version manuscrite)

Dans la feuillée + écrin vert taché d’or,
Dans la feuillée + incertaine et fleurie
De fleurs splendi+des où le baiser dort,
Vif et crevant + l’exquise broderie,

Un faune effa+ré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs + rouges de ses dents blanches.
Brunie et sang+lante ainsi qu’un vin vieux
Sa lèvre éclate + en rires sous les branches.

Et quand il a + fui – tel qu’un écureuil –
Son rire tremble + encore à chaque feuille
Et l’on voit é+peuré par un bouvreuil
Le Baiser d’or + du Bois, qui se recueille.

Neuf vers sur douze se lisent aisément avec une césure après la quatrième syllabe, y compris au vers 3 de la version manuscrite avec la récupération féminine de « splendi+des », puisque, si cette césure appartient aux traditions anglaise et italienne, mais pas à la poésie française classique et très peu à la poésie en ancien français, ce type de césure a été osé par des auteurs récents, tels que Villiers de L’Isle-Adam et Leconte de Lisle. Une césure de ce type apparaît dans le poème Kaïn qui ouvre précisément le second Parnasse contemporain de 1869-1871. Il est visible que d’une version à l’autre Rimbaud a voulu plus d’audace, puisque le vers 3 de l’autre version, apparemment antérieure, ne pose pas problème. Mis à la mode par Banville, les enjambements de mots à la césure sont pratiqués déjà par plusieurs poètes : Verlaine, Silvestre, Mendès, etc., et par Rimbaud lui-même (L’Homme juste, Le Bateau ivre). Le problème métrique posé par ce poème viendrait de la proportion des audaces : trois enjambements de mots en l’espace de douze vers seulement. La césure sur le mot « sanglante » mime la morsure et le saignement exprimés par le vers 6, vers placé au milieu du poème. La variante entre « effaré » et « affolé » invite à penser que Rimbaud a recherché un relief expressif de la terminaison en « -é », et ce serait précisément la même voyelle « é » qui serait mise en relief, mais cette fois en préfixe du nom « épeuré », césure qui mettrait également en relief l’idée de « peur » en écho au rejet du verbe « fui » deux vers précédemment. Tout se passe comme si Rimbaud se servait des césures pour rendre théâtrale la lecture de ces poèmes en accentuant certaines syllabes « affo-lé », « effa-ré », « é-peuré », voire « sang-lante », lectures affectées qui sont loin d’être absurdes. Le procédé vient de Verlaine.

Il y a plusieurs sources au poème Tête de faune. Il s’agit d’un poncif dans la poésie romantique et parnassienne. Ce motif est traité par Victor Hugo, par Victor de Laprade, par Théodore de Banville, par Paul Verlaine. Certains rapprochements précis sont intéressants avec Le Satyre hugolien de La Légende des siècles ou avec Le Faune long poème de Victor de Laprade paru dans le Parnasse contemporain. Il est aussi normal que par la reprise du motif Rimbaud rencontre ses prédécesseurs. Mais, il est des intertextes tout-à-fait indiscutables. Le titre Tête de faune est vraisemblablement la reprise d’un titre de sonnet du recueil anonyme Avril, Mai, Juin d’Albert Mérat et Léon Valade, ce que nous avons signalé à André Guyaux qui cite cela dans les notes consacrées à Tête de faune dans l’édition des œuvres de Rimbaud dans la Pléiade en 2009. Suite aux recherches de Steve Murphy, nous savons aussi que Rimbaud a curieusement ciblé deux poèmes qui portent le même titre Sous bois, l’un de Banville dans Les Cariatides, l’autre de son disciple Glatigny dans un recueil publié sous le manteau Joyeusetés galantes… Rimbaud a démarqué un vers du poème de Glatigny (« Et ton rire lubrique éclate sous les branches ») et repris une rime à celui de Banville et aussi l’idée de composer un poème en décasyllabes. Or, le poème de Banville ne parle pas de faune, mais des petits comédiens du genre des Fêtes galantes, recueil de Verlaine qui adopte une certaine variété de vers et qui a déjà été ciblé par une parodie zutique de Rimbaud Fête galante. Je cite ici pour qu’on s’empare bien du rapprochement qui va venir avec Verlaine le poème de Banville auquel Rimbaud a repris la rime « broderie » :: « fleurie ».

Sous bois

A travers le bois fauve et radieux,
Récitant des vers sans qu’on les en prie,
Vont, couverts de pourpre et d’orfèvrerie,
Les Comédiens, rois et demi-dieux.

Hérode brandit son glaive odieux ;
Dans les oripeaux de la broderie,
Cléopâtre brille en jupe fleurie
Comme resplendit un paon couvert d’yeux.

Puis, tout flamboyants sous les chrysolithes,
Les bruns Adonis et les Hippolytes
Montrent leurs arcs d’or et leurs peaux de loups.

Pierrot s’est chargé de la dame-jeanne.
Puis après eux tous, d’un air triste et doux
Viennent en rêvant le Poète et l’Âne.

A la différence du poème de Rimbaud, c’est le décasyllabe de chanson qui est ici adopté. Malgré la différence dans le choix des motifs, des ressemblances peuvent s’observer. La répétition de Banville du mot « couvert(s) » favorisent les suggestions qui peuvent naître des rapprochements : « couverts de pourpre et d’orfèvrerie », « couvert d’yeux », avec la feuillée comme écrin, avec la mise en vedette des deux yeux du faune rimbaldien, comme à la « jupe fleurie » répond « la feuillée… fleurie » et aux « oripeaux de la broderie » une « exquise broderie », une Nature à souhait se substituant à l’idée d’habits et ornements à comprendre comme précieux, malgré la nuance ironique du mot « oripeaux ». Le premier vers de Banville pose le cadre par un complément circonstanciel de lieu introduit par une préposition : « A travers le bois fauve et radieux, » tout comme le poème de Rimbaud, lequel use toutefois du stratagème de la répétition anaphorique pour retarder la reprise même du moule de deux adjectifs placés après le nom : « Dans la feuillée écrin vert taché d’or, Dans la feuillée incertaine et fleurie, » tandis que le sens des adjectifs banvilliens « fauve et radieux » prendra une dimension plus diffuse, mais essentielle dans les trois quatrains de Tête de faune. Et pourtant, ce qui s’impose à l’esprit, c’est la comparaison avec Verlaine. Le poème des Cariatides contribue à relativiser l’originalité de certains des Poëmes saturniens et de plusieurs des Fêtes galantes. Le rapprochement entre les deux manières est saisissant. Or, Verlaine a composé une « Comédie dédiée à Théodore de Banville ». Intitulée Les Uns et les autres, Verlaine l’a terminée rue Nicolet en septembre 1871, le mois même de l’arrivée de Rimbaud à Paris, le mois même de la rencontre (officielle à tout le moins) entre les deux poètes. Et au début de cette pièce, dans les premiers alexandrins, Verlaine donne alors l’exemple d’un alexandrin, partagé entre deux répliques, avec un enjambement de mot, ce qui fait partie d’un jeu d’émulation où, après les enjambements de mots, les poètes essaient de repousser encore plus loin les limites de la versification. Mais, pour rendre l’audace acceptable auprès de ses lecteurs, Verlaine a joué par la répétition à rappeler une audace métrique du dernier poème des Fêtes galantes.
Je cite l’alexandrin en marquant le passage d’un personnage à l’autre par une barre oblique / , et la césure par une croix +. Je cite ensuite le décasyllabe parallèle de Colloque sentimental en notant également la césure par le même type de croix. Le lecteur s’y montrera ici attentif.

Parlez-moi. / De quoi vou+lez-vous donc que je cause ?

– Pourquoi voulez+-vous donc qu’il m’en souvienne ?

Echo de la forme « quoi » à l’appui, l’enjambement s’applique au même syntagme dans les deux cas « voulez-vous donc ». Mais, dans Colloque sentimental, le poème le plus ancien, la césure est placée après la forme verbale « voulez », la césure est alors superposée au trait d’union. Dans le cas de la comédie de septembre 1871 Les Uns et les autres, Verlaine fait passer la césure à l’intérieur de la forme verbale « vou+lez » ou « voul+ez », selon que vous préférez placer la césure après la sixième voyelle ou bien détacher la terminaison verbale « ez ». Peu importe le choix : dans tous les cas, la terminaison verbale est ici mise en relief. Or, nous ne rencontrons que trois enjambements de mots dans le poème Tête de faune, et deux impliquent tout comme l’alexandrin de la comédie de Verlaine une césure reportant une terminaison dans un second hémistiche, la variante de l’un de ces deux vers appuyant le caractère manifeste du procédé :

Un faune effa+ré montre ses deux yeux
Le Faune affo+lé montre ses grands yeux (variante)
Brunie et sang+lante ainsi qu’un vin vieux

Le troisième vers va opter lui pour une césure non pas devant un suffixe, mais après un préfixe, lequel préfixe quelque peu obscur fait écho à la terminaison rejetée au vers 5 :

Et l’on voit é+peuré par un bouvreuil
Et l’on croit é+peuré par un bouvreuil


Maintenant, aux lecteurs de tirer le parti des perspectives et suggestions délivrées par ce que nous venons de révéler. Mais, pour ceux qui seraient encore sceptiques autant quant à ce lien par la versification que par le rapprochement de Tête de faune avec l’esprit des Fêtes galantes et de poèmes similaires de Verlaine comme de Banville, nous allons leur imposer une dernière épreuve, en révélant des liens inattendus entre le recueil Fêtes galantes et le poème Tête de faune, sans même parler du poème intitulé Le Faune du livre de Verlaine.
Le poème Tête de faune est en trois quatrains, forme adoptée par Charles Cros qui la baptise précisément Trois quatrains et forme adopté pour le poème Vu à Rome de Rimbaud qui précède la parodie Fête galante du même Rimpbaud sur une colonne d’un feuillet de l’Album zutique. Or, le premier poème des Fêtes galantes est lui aussi un poème en trois quatrains, et aussi en décasyllabes littéraires. Il y a fort à parier que cela n’est pas innocent et que le lecteur aura tout à gagner à comparer Clair de Lune de Verlaine avec Tête de faune. Je laisserai le lecteur y songer lui-même, mais pas avant d’avoir établi solidement les liens plus profonds qui doivent être tissés entre la pièce de Rimbaud et le poème conclusif des Fêtes galantes.
Colloque sentimental est composé en distiques de décasyllabes littéraires avec une césure après la quatrième syllabe. Je donne maintenant l’ensemble de ce poème.

Colloque sentimental

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

– Te souvient-il de notre extase ancienne ?
– Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?

– Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? – Non.

– Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! – C’est possible.

– Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
– L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

M’autorisant de la passerelle fournie par le poème de Banville, je remarque à nouveau des rapprochements importants entre Tête de faune et Colloque sentimental, au-delà d’une relative différence entre les motifs. Les poèmes de Banville et Rimbaud sont lumineux, le poème de Verlaine sombre, mais une telle inversion n’est certainement pas incompatible avec les points de comparaison. Comme pour le premier vers de Sous bois que Rimbaud démarque au vers 2 de Tête de faune, le premier vers du poème de Verlaine offre un cadre à l’aide d’un complément circonstanciel introduit par une préposition avec deux adjectifs coordonnés du côté de la rime : « Dans le vieux parc solitaire et glacé ». Les deux poèmes s’intéressent à des évanescences : « Deux formes ont tout à l’heure passé ». Le poème de Rimbaud se fonde sur une extase qu’on devine, celui de Verlaine sur le souvenir incertain d’une « extase ancienne ». Le recueillement du bois est à rapprocher de la question amoureuse : « – Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ? » Et l’émotion supposée par ce souvenir est à rapprocher inévitablement de l’intense action de désir du faune. Si le poème de Verlaine se déroule dans la nuit, l’instant du baiser, l’instant où « nous joignions nos bouches » pour le citer, est associé au ciel bleu, tout comme dans Tête de faune il est associé à l’or solaire. Si, dans le poème de Rimbaud, le faune a « fui » tel un écureuil, c’est « l’espoir » qui « a fui » dans le poème de Rimbaud, si ce n’est qu’une fuite couvre une victoire, quand l’autre fuite est celle d’une défaite de l’amour. Les « deux yeux » du faune et sa « lèvre / Brunie et sanglante » sont à rapprocher encore des « yeux » qui « sont morts » et des « lèvres » qui « sont molles » dans le cas des deux anciens amants de l’ultime poème des Fêtes galantes. Les deux poèmes nous impliquent comme spectateurs neutres de la scène avec un même recours au pronom indéfini « on » : « Et l’on entend à peine leurs paroles », « Et l’on voit épeuré par un bouvreuil / Le baiser d’or du Bois, qui se recueille ! » Dans un poème, la nuit est le seul témoin des paroles finales des amants ; dans l’autre, nous assistons à un muet et mystérieux recueillement dans un bois. Il y a à chaque fois ce qu’on voit et ce qu’on devine dans un cadre naturel. Au plan du rythme également, un rapprochement est inévitable. L’anaphore bercée d’un sentiment heureux « Dans la feuillée » des deux premiers vers de Rimbaud prend sa source elle aussi dans une volonté de reprendre en les inversant les éléments constitutifs du poème Colloque sentimental, puisque Verlaine reprend le vers initial au vers 5, sachant que les mots déterminent l’humeur triste cette fois de cette répétition poétique : « Dans le vieux parc solitaire et glacé ». D’autres éléments de répétition se rencontrent dans le poème de Verlaine « Deux formes… », « Deux spectres… », ou bien « Te souvient-il », « qu’il m’en souvienne »., ou bien « Et l’on entend à peine leurs paroles », « Et la nuit seule entendit leurs paroles. » Verlaine exploite une sorte de stichomythie paradoxale qui ne brille pas par la foi à ébranler les montagnes de l’héroïsme cornélien si souvent associé à cette figure.

– Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
– L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Mais Rimbaud n’a pas repris le caractère désespéré d’un poème final qui donne son renvoi, d’ailleurs quelque peu ludique, aux joies éphémères des Fêtes galantes. Rimbaud a choisi d’exalter l’extase, en déplaçant le motif du baiser des amants à la rencontre d’un faune et d’un bois assimilable à une nymphe. Le poème de Rimbaud suppose une continuité d’amour dans la Nature, telle qu’il l’a exposée dans ses premiers poèmes en vers français connus Sensation et Credo in unam qu’il a d’ailleurs envoyé précisément à Banville, l’auteur de Sous bois, en compagnie d’un poème nocturne triste Ophélie, où le poète qui compatit n’admet pas non plus le désespoir, lui opposant les fleurs que la belle défunte vient chercher la nuit aux « rayons des étoiles ». Donc ce voyage entre la nuit et le jour existait déjà dans la conception du motif de baiser d’amour de la vie dans les premiers poèmes de Rimbaud. Or, si Tête de faune par son humeur est aisé à rapprocher d’autres poèmes qui traitent du désir amoureux du faune, ou bien d’une fête galante dont Banville donne un modèle précurseur avec Sous bois il se trouve que Rimbaud s’est ingénié à retourner la logique du poème Colloque sentimental, et qu’il l’a fait en s’appuyant notamment sur un autre motif disséminé dans l’ensemble du recueil verlainien, le rire du faune. Car dans l’économie du bref recueil des Fêtes galantes, Colloque sentimental est annoncé par la note sarcastique du poème Les Indolents, dont la morale est certainement l’un des maîtres mots du poème Tête de faune de Rimbaud.
Deux amants indolents se proposent de mourir ensemble, ce qui permet d’envisager un cas rare de double lecture, soit qu’il faille entendre l’idée au sens littéral, soit qu’il puisse être question d’un jeu érotique faussement indolent avec une invitation à ce qui se nomme la petite mort. Abandon au plaisir sexuel ou désir de mourir entre amants, tout cela provoque le rire de « silvains hilares », sortes de philosophes drolatiques qui peuvent conclure le poème par le rire : « Hi ! hi ! hi ! les amants bizarres ! ». Le poème de Rimbaud se veut une réponse de faune, un complément au rire des deux « silvains » du poème verlainien.



[1] La leçon des Poètes maudits était étrange « devant l’exquise broderie ». Le début du poème nous avait fait pénétrer à l’intérieur de la feuillée pour apercevoir le faune en acte, mais le vers 4 imposait un regard en sens inverse, le faune se détachant sur l’arrière-plan des branches, feuilles et fleurs illuminées par les éclats du soleil.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire