vendredi 16 août 2013

La Prose de Rimbaud



(Réflexions critiques à partir d’une lecture de L’Art de Rimbaud de Michel Murat)

Michel Murat vient de publier chez José Corti une version revue et augmentée de son livre L’Art de Rimbaud. Les retouches sont assez superficielles. Il s’agit essentiellement de réduire par-ci, par-là le texte pour éviter que le volume ne soit trop gros, étant donné qu’il contient une nouvelle partie. Quant à la prétention d’intégrer les apports récents de la critique rimbaldienne depuis 2002, l’auteur n’évoque pratiquement pas ces avancées et, quand il en tient compte, c’est allusivement et dubitativement à tel point que la charpente et la logique de l’approche proposée en 2002 reste intacte. Pourtant, un renouveau de la compréhension métrique des poèmes de Rimbaud est en cours, et autant Murat était à la page en 2002, autant il ne l’est plus du tout en 2013. Au plan des rimes, mais il n’est pas le seul, il ne s’intéresse absolument pas à l’importance du Petit traité de poésie française de Banville pointée du doigt par des articles récents de Jacques Bienvenu, bien qu’ils soient tout de même parus dans les revues Parade sauvage et Europe. Au plan des Illuminations, il donne son renvoi dans une note de bas de page à la réfutation de Bienvenu de l’idée d’une pagination par Rimbaud lui-même de manuscrits des Illuminations, sans essayer de montrer en quoi cette critique ne serait pas tenable. Or, la partie consacrée par Murat aux poèmes en prose des Illuminations est très nettement tributaire de cette foi en une pagination autographe des manuscrits. Autant l’ouvrage était une bonne surprise en 2002, autant ce n’est pas le cas de la réédition augmentée dix ans après. La partie supplémentaire porte sur Une saison en enfer. Dans la première édition de l’ouvrage, Murat se justifiait ainsi de l’exclusion de toute étude portant sur le célèbre livre qui a d’ailleurs les faveurs d’une grande partie du public non universitaire :

J’ai laissé à l’écart Une saison en enfer – dont il sera cependant question à cause d’Alchimie du verbe et des poèmes que ce morceau contient […]. La « perspective qui organise mon propre travail est une réflexion sur l’histoire des formes poétiques : poésie versifiée et poème en prose. Une saison en enfer, que Claudel considérait comme l’aboutissement de la prose française, relève d’un autre genre. »

En, 2013, le nouvel « Avant-propos » désavoue très nettement la perspective de 2002, malgré le rappel de la justification initiale :

La présente édition tâche de combler [la] lacune. Elle est augmentée d’une étude sur la prose, que j’ai placée à la fin du volume, de manière à ne pas rompre l’ordre premier de l’exposé, qui a sa logique propre et forme à sa manière un tout. Etudier la prose en dernier ne signifie donc nullement que je voie dans la Saison l’œuvre « finale », après laquelle règnerait le « silence » de Rimbaud.

Il sera question plus bas de l’affirmation selon laquelle Une saison en enfer est du côté de la prose et relève d’un autre genre. Je commencerai par dire mes réserves quant à l’unité des deux premières parties et donc quant à la cohérence de la première édition du livre L’Art de Rimbaud. La partie sur les poèmes en vers est remarquable et étudie les trois aspects métriques : le vers, la rime et dans le domaine des strophes le sonnet. Il y manque des études du type : la prosodie dans les vers de Rimbaud, la rhétorique de Rimbaud, voire d’autres. Mais, les trois parties métriques forment un tout balisé qui permet de parler richement et rigoureusement de la poésie en vers de Rimbaud. A cette aune, le livre L’Art de Rimbaud fait partie des ouvrages indispensables d’une bibliographie de référence au sujet du poète de Charleville. Il en va différemment de la seconde partie sur les poèmes en prose. Les critères qu’il choisit pour étudier le poème en prose comme genre sont-ils les bons ? L’auteur qui se fonde sur l’idée aujourd’hui démentie d’une pagination autographe d’une partie seulement des Illuminations rejette la notion de « fragments » qui est au cœur des travaux d’André Guyaux, alors qu’on pouvait émettre des réserves sur les interprétations du critique, mais pas sur la pertinence d’un mot employé par Rimbaud, Verlaine et Baudelaire. Et, au-delà de ce refus de la notion de fragment, les manuscrits qui n’ont absolument pas une mise en forme nette et précise, et cela pour l’éternité, étaient présentés par Murat, sans la moindre preuve, comme formant un authentique recueil, ce qui permettait des hypothèses, des conjectures sur la place de tel ou tel poème dans l’ensemble. Mais, ces hypothèses ne sont pas nées en ce cas d’une enquête à travers les textes, mais d’une affirmation que leur distribution dans cet ordre avait été figée par Rimbaud. Le poème Barbare était dressé comme une œuvre conclusive, du moins de la partie paginée, ce qui veut bien dire qu’une lecture naissait d’une assertion non prouvée, et non pas des sollicitations du texte.
Autant la partie sur les poèmes en vers, se divisait en trois chapitres qui permettaient effectivement d’observer l’appartenance à un genre : mètre, rime et strophe (sonnet), autant la partie sur les poèmes en prose se dispersait au-delà d’une étude de la question du genre : « Un recueil de poèmes en prose », « La Disposition du poème », « Grammaire de la poésie ».  Plusieurs hypothèses sont présentées, mais la problématique du fragment n’est pas traitée et son remède n’est pas signalé non plus. La seconde partie « La Disposition du poème » et une sous-partie Répétitions de la troisième partie semblent l’annoncer, mais l’étude ne montre pas que chaque poème forme un tout par la mise en lumière d’articulations refermant la dynamique des poèmes sur eux-mêmes, dégageant un aspect finition de l’écriture. Pourtant, Rimbaud usait d’un procédé rhétorique original qui ne peut que passer inaperçu à la lecture au sens simple du mot, mais qui, révélé par l’épluchage des poèmes, est d’une évidence indiscutable. Rimbaud organise des répétitions de mots ou syntagmes à l’intérieur de ses poèmes. En voici des exemples simples.


Being Beauteous

Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s’élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, – elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux.

Mystique

Sur la pente du talus, les anges tournent leurs robes de laine dans les herbages d’acier et d’émeraude.
Des prés de flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. A gauche le terreau de l’arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l’arête de droite la ligne des orients, des progrès.
Et tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines,
La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, – contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous.

Ce procédé concerne aussi les poèmes plus longs : Vies, Villes, Après le Déluge, etc. Le relevé exhaustif des seuls adjectifs est révélateur dans le cas des poèmes A une Raison et Antique.

A une Raison

Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
Un pas de toi. C’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, – le nouvel amour !
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants. « Elève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t’en prie.
Arrivée de toujours, qui t’en iras partout.

Antique

Gracieux fils de Pan ! Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des boules précieuses, remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. Ta poitrine ressemble à une cithare, des tintements circulent dans tes bras blonds. Ton cœur bat dans ce ventre où dort le double sexe. Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche.

Ces répétitions de mots concertés ont été soulignées dans les études d’Antoine Raybaud et de Michel Arouimi, mais nous ne partageons pas du tout leurs thèses et leurs conclusions. Nous avons insisté dans nos propres articles sur le caractère systématique du procédé, mais il n’a toujours pas retenu la moindre attention. La critique rimbaldienne doit penser que son héros avait une mauvaise conception de la poésie. Rimbaud n’est évidemment intéressant que si on parle à sa place et les béotiens emploieront ici le mot anachronique de structuralisme pour accabler le travail créateur de leur idole.
Ces procédés dont on ne saurait nier le caractère volontaire permettent en tout cas d’établir que les poèmes de Rimbaud ne sont pas des fragments, et que l’application esthétique du terme « fragments » relève d’une métaphore dont la signification n’est pas d’ordre formel stricto sensu. Ils permettent aussi de pointer du doigt la différence de nature entre la première partie du travail de Murat sur la poésie en vers et sa seconde partie sur la poésie en prose. La versification donne une charpente formelle à un poème. Le choix des mètres, leur distribution en strophes, et leur liaison par des rimes, tout cela indique une charpente appliquée au texte. D’autres aspects de la poésie en vers auraient pu être étudiés. Ils le sont parfois au passage dans L’Art de Rimbaud. Or, dans le cas des Illuminations, il s’agissait de s’assurer si oui ou non les textes étaient charpentés. Il fallait déterminer comment Rimbaud compensait en prose l’absence de structure métrique permettant de considérer que des articulations précises ne permettaient pas au poème les déséquilibres de la prose, permettant de considérer que tel vers était nécessairement le dernier au plan de la création formelle, comme dans un sonnet. Sans confondre un poème rythmé par des strophes et une forme fixe, puisque dans un cas l’exigence est de finition de chaque strophe, dans l’autre de finition globale d’un ensemble par exemple de deux quatrains et deux tercets, il doit être question d’établir ce qui fait qu’un poème en prose n’est pas un écrit en prose comme un autre. Murat répond quelque peu à cette question, mais pas en termes de mesure, de structuration du texte, plutôt en termes de style. Ses analyses peuvent parfois traiter de l’apparence globale d’un poème : poème formé d’un unique paragraphe ou à l’inverse caractérisé par une abondance d’alinéas. Dans ces moments-là, son étude se rapproche le plus d’une contrepartie à l’analyse de la versification. Mais nous restons dans des considérations sur l’allure des poèmes comme nous avions des analyses au demeurant intéressantes de l’allure des césures. Nous n’entrons pas vraiment dans la recherche d’une structure objective qui dirait : ceci est un poème en prose et non pas un simple texte en prose stylisé, poétique.
Les hypothèses sur les poèmes en prose que proposent le livre L’Art de Rimbaud demeurent stimulantes, notamment les comparaisons avec les poèmes en prose de Baudelaire, où se dessine l’idée que le poème en prose baudelairien se retourne sur la prose au sens prosaïque, quand la poésie en prose de Rimbaud, comme celle d’Aloysius Bertrand, tend à trouver des moyens d’expression substituables aux procédés de la poésie versifiée. L’étude va repérer des scansions poétiques par les anaphores, etc. Mais, la question essentielle dont on comprend bien qu’elle est présente à l’esprit de Rimbaud, Verlaine et Baudelaire quand ils parlent (en réalité par provocation) de fragments, c’est ce qui fait qu’un texte peut nous être présenté comme un poème en prose, et non comme un extrait de prose. Dans le domaine de la prose, qu’est-ce qui détermine la finition du texte ? Pourquoi ne pourrait-on pas prendre la plume et poursuivre l’élan créateur d’une suite de quelques paragraphes. Et s’il est vrai qu’un poème en vers peut être prolongé en nombre de strophes, qu’un poème en rimes plates peut être allongé en quantité de vers, il n’en reste pas moins que les strophes et les rimes invitent à penser le texte comme structuré et que la plume ne saurait être levée à n’importe quel moment. Il y a une harmonie et une mesure à respecter. La poésie de la prose a-t-elle le moyen de recourir à une charpente qui permettrait de donner la mesure ou en tout cas de calibrer ses parties constitutives ? Pour l’essentiel, on constate que la poésie en prose est liée à une grâce de l’écriture. Sa charpente existe bel et bien, mais est-elle plus marquée que celle narrative d’une nouvelle conçue avec une véritable science de l’effet à produire sur le lecteur ? En réalité, au-delà des équilibres du sens produit par les phrases, est-ce que la poésie en prose peut substituer à la versification une mesure harmonieuse à partir d’idées rythmiques et prosodiques. Le contraste d’emblée posé entre la poésie de Baudelaire et la poésie de Rimbaud est une réponse, mais une réponse en grande partie intuitive, où les justifications du point de vue ne sont pas exactement une saisie de la formule rimbaldienne du poème en prose.
La question du vers libre moderne retient également l’attention avec Marine et Mouvement, et Murat s’est intéressé à la suite d’Antoine Fongaro et d’autres à l’idée que Rimbaud ait pu s’adonner à certaines mesures des syllabes au sein de sa poésie en prose. Murat prend acte de la réfutation par Benoît de Cornulier des procédés de repérage de Fongaro. Il n’existe pas de segment de 9,3 syllabes. Segmenter un texte en prose en petits groupes de moins de 12, 11, 10 ou 8 syllabes chacun ne saurait poser le moindre problème, et partant de là il ne suffit pas d’en constater la possibilité pour dire que des vers se rencontrent partout dans la poésie en prose de Rimbaud, et de quiconque finalement. Il faut ici renvoyer au livre Théorie du vers de Cornulier que je conseille à tout le monde, mais que personne ne veut ne fût-ce que consulter, tant le mépris est dominant pour les questions métriques parmi les amateurs les plus éclairés de la poésie en vers. Je vis dans une humanité qui m’est nettement supérieure, et je n’ai jamais réussi à convaincre qui que ce soit de le lire parmi tous les amateurs de Rimbaud et de poésie que j’ai rencontrés, y compris dans le domaine de ceux qui publient. A la limite, on préfèrera se faire une idée à l’aide d’un quelconque des articles ponctuels de Cornulier. Or, une des idées les plus tranchées de cette théorie, c’est que, pour qu’il y ait vers, il faut qu’il y ait reconduction d’une égalité. Cette notion d’égalité a été perdue de vue par les historiens de la versification au XXe siècle, ce qui a nui à l’identification des césures, à la clarté du débat sur le vers libre et aussi à celui sur l’idée d’une présence du vers dans la prose.
Toutefois, comme Murat, je me refuse à discréditer l’idée d’un jeu sur le décompte des syllabes dans la prose de Rimbaud. Il est en tout cas certain que la prose de Rimbaud comporte un nombre conséquent de hiatus qui montre qu’une proscription propre à la prosodie en vers n’est pas appliquée dans la prose de Rimbaud, remarque qui vaut aussi pour la légende des vers blancs dans la prose de Molière, comme si celui-ci avait prévu de transformer en vers un texte en prose, moyennant des retouches alambiquées pour les rimes, les hiatus, voire les césures.
Lors d’une conférence de Murat précédant la publication du livre L’Art de Rimbaud en février 2002, j’avais soumis une lecture syllabique d’un passage du poème Génie, reprenant un extrait commun à mes mémoires de Maîtrise et DEA de Lettres Modernes, soutenus en 1998 et 2001. Mon étude sur Génie a d’ailleurs fait l’objet d’une conférence la même année à Charleville-Mézières et elle a été publiée dans les actes correspondants dans le volume colloque n°4 de la revue Parade sauvage en 2004. J’avais observé que les formules : « Il est l’affection et le présent », « Il est l’affection et l’avenir », n’étaient pas accompagnées de la formule « Il est l’affection et le passé ». Lu comme de la prose, le segment répété « Il est l’affection » comptait cinq syllabes, tandis que les segments « et le présent », « et l’avenir » ou celui qui manquait « et le passé » comptaient chacun quatre syllabes. Pourtant, j’observais dans le jeu du poème de Rimbaud le couplage des mots « affection » et « passion » un peu plus loin à la fin du second paragraphe : « affection égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie… », tandis que le verbe à l’infinitif « passer » figurait déjà à la fin du premier paragraphe : « nous voyons passer ». Rimbaud avait évité une symétrie parfaite et ce refus du « passé » était significatif, mais je remarquais encore au début du second paragraphe la désarticulation du modèle. Le mot « amour » était substitué à « affection » et la coordination était suspendue par appositions. Mais les deux termes réunis donnaient quatre et cinq syllabes, inversant le rapport initial : « Il est l’amour […] et l’éternité. » Et poursuivant mon idée, je me suis intéressé à ces appositions en incise dont la syllabation m’a nettement paru malicieuse en regard de l’occurrence initiale « mesure » : « mesure parfaite (5) et réinventée (5), raison merveilleuse (5) et imprévue (4). » Dans son livre, Murat traite du même passage, celui que je lui avais commenté, mais le jeu de distorsion métrique 5-5-5-4 des appositions devient une série équilibrée 4-5-5-4 qui, selon moi, ne rend pas compte de la nature ludique et de la visée de sens de l’élaboration rimbaldienne, d’autant que l’élision du « e » de « mesure parfaite » est impertinente dans le cas d’une élocution soignée à laquelle songeait probablement Rimbaud pour ce texte (p.342 dans la nouvelle édition) :

La suite 5-4 constitue l’ouverture thématique du poème : « Il est l’affection (5) et le présent (4) […] Il est l’affection (5) et l’avenir (4) ». L’équivalence permet de transcender l’opposition du présent et du futur ; elle inclut la conjonction et, dont elle offre le corrélat. Le thème ensuite est développé dans le second paragraphe :

Il est l’amour (4), mesur(e) parfaite (5) et réinventée (5), raison merveilleuse (5) et imprévue (4), et l’éternité (5) : machine aimée (4) des qualités fatales (6).

La double incise se glisse entre les deux membres coordonnés, « amour » et « éternité », qui reprennent le thème en l’inversant (4-5). Le dernier segment s’élargit en clausule 4-6.

Je réclame l’antériorité (mémoire de Maîtrise en 1998) et je pense que mon analyse ludique est plus exacte avec la « mesure […] imprévue » : 5-5-5-4. Elle comporte aussi des prolongements.
Dans sa réfutation du livre de Fongaro qui faisait état de « segments métriques » dans la prose des Illuminations, Cornulier dénonçait les erreurs de conception sur le vers. Fongaro ne se souciait pas de la césure dans les alexandrins. Toutefois, c’est bien avant Fongaro que les lignes isolées de douze syllabes de certains poèmes ont été repérées comme de possibles vers blancs. Or, si les prédécesseurs ont négligé également la question de la césure, ce qui est remarquable, c’est que toute une société de lecteurs est frappée par le sentiment que ces lignes ressemblent à des alexandrins. Et c’est un fait que, dans le cas d’une élocution soignée, ces lignes tendent à comporter douze syllabes, compte non tenu des « e » finaux.

La musique savante + manque à notre désir. (Conte)

J’ai seul la clef de ce+tte parade sauvage. (Parade)

Arrivée de toujours, + qui t’en iras partout. (A une Raison)

C’est aussi simple qu’u+ne phrase musicale. (Guerre)

Rimbaud n’a toutefois jamais écrit un alexandrin avec une césure médiévale épique, comme ce pourrait être le cas de la ligne finale de Conte dont le « e » de « savante » semble de trop pour la mesure. Il n’a jamais placé des déterminants féminins du type « cette » et « une » à cheval sur la césure comme ce serait le cas de Parade et Guerre. Enfin, le « e » de « Arrivée » est proscrit dans la poésie en vers comme « e » languissant depuis le milieu du XVIe siècle. Toutefois, Rimbaud a pratiqué le « e » languissant (« e » placé entre une voyelle et une consonne qui forme à lui seul une syllabe) dans deux poèmes de 1872 : Larme et Fêtes de la faim, tandis que deux vers de Mémoire coupent de manière similaire aux alexandrins potentiels de Parade et Guerre, non des déterminants, mais un nom et un verbe de deux syllabes chacun avec un « e » à la deuxième syllabe, celle rejetée à la césure :

Entourée de tendres bois de noisetiers, (Larme)

Pains couchés aux vallées grises ! (Fêtes de la faim)

Font les saules, d’où sau+tent les oiseaux sans brides. (Mémoire)

Ah ! la poudre des sau+les qu’une aile secoue ! (Mémoire)


Il ne saurait être question de lâcher la proie pour l’ombre. Les quatre lignes finales de poèmes en prose citées précédemment sont bien de volontaires cas d’alexandrins tout aussi volontairement corrompus.
J’en viens maintenant à la nouvelle partie du livre L’Art de Rimbaud. Elle est composée de trois chapitres. Le premier chapitre tend à situer quelque peu le livre Une saison en enfer parmi les genres en prose : autobiographie, confession, récit. Le second insiste sur un domaine assez spécifique à la prose littéraire, la narration, bien qu’il ne soit pas à exclure des domaines du vers comme de la poésie. Le troisième évalue un refus d’un style artiste donnant son cachet à la prose, notamment aux œuvres romanesques. Murat envisage aussi l’imitation des écrits psychiatriques. Mais, là, il convient d’être plus réservé. Rimbaud a visiblement une perception, au demeurant très juste, des liens de la psychiatrie avec l’ordre moral en place. Il faut rappeler que Rimbaud dénonce, tout comme le réalisateur de Vol au-dessus d’un nid de coucous, le danger des asiles psychiatriques prêts à plier ceux qui ne marcheront pas au pas. La psychiatrie est une non-science qui s'est constituée au dix-neuvième siècle et qui se doublera ultérieurement de la non-science qu'est la psychanalyse freudienne. C'est aussi au dix-neuvième siècle qu'elle s'est donnée des moyens d'incarcération à l'aide de modalités administratives simplifiées et le livre de Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, décrit assez nettement la confusion entre guérison et soumission du patience dans les comptes rendus des psychiatres Esquirol, Leuret, etc. Dans Chant de guerre Parisien, les psychiatres sont les assaillants versaillais qui veulent soigner la folie des communards avec des « douches de pétrole ». Il me semble ainsi assez léger d’aller supposer une influence d’Esquirol sur l’écriture de textes de Rimbaud qui parlent de « folie » et « délires ». Cela ne peut qu’entraîner à de fâcheux contresens, d’autant que le style de la littérature faisant parler des personnes supposées délirantes a été fixé au dix-huitième siècle, comme en témoignent certains passages de La Religieuse de Diderot. Ne faisons pas pactiser Rimbaud avec des théories dont l’ironie d’Une saison en enfer montre assez qu’il ne leur suppose pas le moindre bien-fondé. Mais, l’approche de Murat pose un autre type de problème. Il affirme d’emblée et sans l’établir que la prose du livre Une saison en enfer n’est pas de la poésie en prose. C’est là où je ne peux en aucun cas partager son avis. On peut certes considérer que la prose d'Une saison en enfer, au plan du style, est quelque peu différente d’une bonne partie des Illuminations. A la rigueur, on peut considérer que Matin, L’Eclair, Adieu, L’Impossible, Mauvais sang, ne seraient pas autant de poèmes en prose réunis pour former un livre. Mais il me paraît peu évident de ne pas pourtant considérer comme relevant du domaine de la poésie en prose l’ensemble du livre Une saison en enfer. Evidemment, à la lecture, on comprend que Murat s’appuie sur le cas particulier d’Alchimie du verbe, où des textes de poésie en vers sont inclus dans un texte en prose les commentant partiellement, les situant, etc. Et c’est en partant de ce regard critique du texte en prose sur les vers cités que Murat développe ensuite l’idée d’une prose comme refus de l’écriture artiste.
Mais Alchimie du verbe est une conception littéraire sans équivalent et il n’est pas défendable de se servir de ce regard porté par la prose sur le vers pour rabattre la prose d’Une saison en enfer du côté d’une prose poétique équivalente à celles de Chateaubriand ou Nerval dans leurs récits en prose. Quand ces deux derniers écrivent Atala, Sylvie, etc., ce sont des prosateurs qui recherchent la poésie. Dans le cas d’Une saison en enfer, Rimbaud est prosateur, tout comme dans les cas des Illuminations, en tant qu’il compose en prose, mais il demeure avant tout un poète. La double singularité d’Une saison en enfer par rapport aux Illuminations, c’est que, d’une part, la manière d’écrire semble différente, là c’est une question de style, et que, d’autre part, les expansions longues tendent à fragiliser l’idée d’œuvres fortement charpentées excluant la possibilité d’ajouts et prolongements de toute nature. Même Alchimie du verbe est un texte fortement composé ponctué par une clausule qui en marque la finition, mais ces procédés de calibrage sont ceux courants dans le domaine de la prose. La dimension poétique du texte réside alors plus spécifiquement dans le style et les enjeux rhétoriques de l’écriture.
L’étude de synthèse sur la prose de Rimbaud reste à faire. Au-delà de Rimbaud, je proposerai prochainement aussi un article sur ma vision de l’évolution de l’écriture en prose à travers les siècles. C’est un travail qui me tient à cœur et en le situant comme une digression en marge des études sur Rimbaud je me propose aussi de dégager des outils pour approfondir l’étude de la poésie en prose rimbaldienne.
A suivre donc.

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