Sur la toile, vous avez une page très intéressante où de nombreux articles de Benoît de Cornulier sont disponibles au format PDF.
Il s'agit d'une page d'un site Normalesup avec une présentation sommaire de cet universitaire, une énumération de ces principaux centres d'intérêt en tant que chercheur. Il repousse à la marge son intérêt pour la pragmatique. La pragmatique, domaine de recherche en linguistique qui vient des Etats-Unis, c'est l'étude des énoncés dans des situations d'énonciation pour dire ça vite et simplement. Vous dites : "La boîte !" Et au lieu de considérer qu'on a une phrase nominale, deux mots, on va se demander ce que ça implique dans l'échange, ce qui suppose de décrire la situation. La pragmatique peut aussi concerner les études littéraires, dans la mesure où elle va étudier comment les suggestions sont orientées, préparées dans un texte. Le livre "Quand dire, c'est faire" d'Austin est emblématique. Il s'agit d'un livre sur les énoncés performatifs. Quand vous dites : "oui" lors d'une cérémonie de mariage, le "oui" est quelque chose de plus qu'une réponse à une question. Quand vous dites : "Je te le promets", la phrase : "Je te le promets" ne commente pas la promesse, elle est la promesse. Toutefois, Austin s'est un peu perdu dans la complexification croissante de sa recherche.Il est parti sur une analyse très mal posée de phrases du type : "Je te dis que je te le promets." Le meilleur livre d'Austin, c'est plutôt Le Langage de la perception. Austin s'est opposé à un travers important de l'analyse philosophique : si je vois un bâton dans l'eau, il a l'air déformé. A force de mettre en doute la fiabilité de nos perceptions, certains philosophes ont créé un média artificiel entre la réalité et nos représentations mentales. Je vois un bâton tordu dans l'eau, donc il y a un bâton droit dans l'eau, mais ma perception est un ensemble de données où le bâton est tordu que je dois corriger ou pas dans mon esprit. Or, non, nous ne voyons pas le bâton tordu, nous le voyons dans l'eau. La donnée "bâton tordu" n'a pas sa place dans l'écran des données de la perception.
Grice est un auteur essentiel, mais il n'est pas traduit en français. Il étudie les logiques de la conversation qui expliquent pourquoi ça fonctionne la plupart du temps, alors qu'il y a une bonne part d'implicite et de suggestif.
Cornulier préfère insister sur l'étude des rythmes réguliers, autrement dit des mesures. Toutefois, une partie de ses analyses de poèmes de Rimbaud portent sur l'interprétation, et il serait fortement réducteur de ne voir en ce chercheur que le linguiste et l'observateur de la seule versification.
En rouge, nous apprenons que parmi les publications récentes il y a un article sur "Vénus anadyomène". Il y est depuis quelque temps, je l'avais téléchargé, mais j'avais oublié de le lire, je me suis rattrapé ce matin même.
Il s'agit de l'article "Napoléon III anadyomène" et si vous cliquez sur la mention pdf entre parenthèses vous allez accéder au même fichier que moi.
Il y a cinq pages d'article. Voici le titre complet de l'article : "Le Napoléon III Anadyomène de Rimbaud (1870), scruter la croupe en scrutant la rime".
Il s'agit d'une version remaniée d'un article mis en ligne en 2022 et cette version date désormais de janvier 2023.
Cornulier cite le poème dans sa première version, celle remise à Izambard et datée du 27 août 1870. On ignore quand Rimbaud l'a remise à Izambard, mais je ne partage pas les avis de Murphy et Cornulier à ce sujet. Soit nous ignorons la date réelle du départ de Charleville au courant du mois de juillet 1870, si pas dans les premiers jours d'août, soit Rimbaud a envoyé ce poème par la poste comme c'est le cas de "Ce qui retient Nina" admis comme ayant été inclus dans la lettre daté du 25 août.
Je précise qu'en considérant que le poème a pu être remis en septembre à Izambard, Cornulier invite à penser que la date du 27 juillet désignerait de manière symbolique le départ de Napoléon III pour le théâtre militaire. Et je vous avoue être très réservé quant à cette interprétation. En effet, pour que Rimbaud songe à exploiter cette date, il faut qu'il ait lu la presse au-delà du 27 juillet lui-même. La prescience magique, ça n'existe pas.
Moi, plusieurs points me dérangent dans cette thèse. Il est impossible de lire spontanément le poème comme une caricature de Napoléon III lui-même. Il est vrai que le contemporain "Châtiument de Tartufe" donne la preuve que Rimbaud peut faire une charge contre Napoléon III à partir d'un portrait qui n'a rien à voir : homme maigre édenté en soutane. Mais dans "Le Châtiment de Tartufe", outre l'acrostiche, il y a une logique satirique qui peut être concordante. Je trouve ça moins évidente pour "Vénus anadyomène". On va en parler. Il y a un deuxième point. Les premiers sonnets connus de Rimbaud datent de l'été 1870. "Vénus anadyomène" serait le deuxième en date. Notons que nous ne possédons pas la version remise à Izambard de "Morts de Quatre-vingt-douze..." "Vénus anadyomène" est carrément un sonnet solitaire parmi les manuscrits remis à Izambard !
Or, il y a une anomalie de versification dans "Vénus anadyomène" qui, même si elle passe inaperçue de presque tous les lecteurs actuels, universitaires compris, n'étaient pas commise par les plus obscurs de tous ceux qui publiaient au XIXe siècle. En clair, l'alternance des cadences masculines et féminines était respectée, et ce n'est pas le cas entre les quatrains et les tercets de "Vénus Anadyomène", les mots à la rime des vers 8 et 9 sont tous deux de cadence masculine : "essor"/"goût". Rimbaud a corrigé très simplement cette erreur dans le manuscrit remis ensuite à Demeny en intervertissant les vers 7 et 8. Certes, la version finale est aussi meilleure au plan du sens, de la conduite habile des effets, mais il n'en reste pas moins clair que Rimbaud a corrigé une faute de versification de débutant. Oui, je dis bien "de débutant", le mot choque quand on pense qu'il a déjà composé "Ophélie", "Par les beaux soir d'été...", "A la Musique", "Credo in unam", "Jugurtha", etc. Mais c'est ainsi !
Izambard ne possède pas de poèmes manuscrits de 1870 de Rimbaud postérieurs à son incarcération de Mazas.
Ici, et j'insiste sur le fait que j'ai remis en cause mes convictions personnelles et publications en ligne, il faut insister sur un autre problème. Rimbaud n'aurait pas recopié tous ses poèmes pour Demeny lors de deux passages à Douai en septembre et en octobre 1870, mais il aurait recopié les vingt-deux poèmes lors du seul second séjour. Il aurait commencé par les sept sonnets dits "du cycle belge", puis il aurait continué par le recopiage des quinze autres poèmes où certains titres anciens nous auraient leurré sur les dates réelles des transcriptions. Et dans ce cas de figure, le sonnet "Rages de Césars" serait postérieur au 14 octobre 1870 et ferait allusion à l'incendie du château de Saint Cloud par les prussiens le 14 octobre, ce qui voudrait dire que certains poèmes comme "Rages de Césars" seraient contemporains des sonnets dits du cycle belge, lequel cycle belge a probablement été entièrement conçu à Douai et non sur les routes lors des fugues rimbaldiennes.
...
- Ah non ! hein ? Les sonnets du cycle belge ont été composés en Belgique, la preuve il parle de Charleroi, hein ? On va pas se laisser faire, nous les belges on n'est pas n'importe qui !
...
Reprenons !
Dans son article sur "Vénus anadyomène", Cornulier date "Rages de Césars" de septembre 1870 sans tenir compte de l'interprétation de Marc Ascione sur "Saint-Cloud".
Pourtant, cela n'a rien d'anodin et pourrait même mieux servir son propos.
Dans un premier temps, Cornulier montre que Rimbaud a été sensible à une maestria d'invention verbale de Victor Hugo, toute en calembours et en rimes subtiles quoique bouffonnes. Rimbaud s'est inspiré de la rime "loupe"/"troupe" d'un poème "Eblouissements" des Châtiments où il faut deviner l'absence du mot "croupe" naturellement amenée par l'idée d'un napoléon III cheval du cirque Beauharnais.
Il y a d'autres éléments du dipositif hugolien qui ont été repris par Rimbaud : l'annonce d'un goût à sentir, l'injonction à se pencher pour regarder, etc.
Là où j'ai plus de mal, c'est quand dans la suite de l'article Cornulier essaie de montrer que finalement cette prostituée qui sort d'une baignoire est là pour donner le change quand le vrai but serait de faire un portrait-charge de Napoléon III.
On a des arguments qui sont avancés et qui ont l'air d'avoir une force persuasive, mais ils laissent tout de même perplexe. A l'époque, la plus célèbre peinture en France de "Vénus Anadyomène" ne serait pas celle de Botticelli, mais celle d'un peintre du dix-neuvième que Napoléon III aurait lui-même achetée et mise au-dessus de son lit (cela est développé dans la version que je possède de l'article, mais je peine à la retrouver dans le lien que je vous ai fourni). Personnellement, j'ai un peu de mal à trouver ça d'une grande logique littéraire. La mention du "ferblanc" serait une mention railleuse d'un cercueil de faible qualité dans lequel aurait été enfermé Napoléon III. Plusieurs cercueils l'auraient recouvert, mais le premier, celui à l'intérieur au plus près de son corps serait en ferblanc et Chateaubriand en parle lui-même dans ses Mémoires d'outres-tombe.
Moi, je veux bien qu'il y ait une allusion indirecte à Napoléon Premier, mais il n'en reste pas moins que ce n'est jamais que sur la bande que le poème peut supposer une raillerie à l'égard de Napoléon III. Le poème a son propre déroulement et raconte un récit qui se comprend parfaitement et où les détails rayonnent si on pense qu'il s'agit d'une prostituée pauvre abusée, alors que si on veut lire une charge contre Napoléon III on se retrouve avec un luxe de détails on se demande pourquoi Rimbaud passe son temps à les inventer vu qu'ils n'ont rien à voir, ne nous renvoient pas avec pertinence à Napoléon III.
Il est vrai que "Le Châtiment de Tartufe" pose un problème un peu similaire et que Cornulier a raison, tout comme nous le faisons déjà, d'ironiser sur le fait que les rimbaldiens continuent pour beaucoup d'entre eux de ne pas considérer comme une évidence l'acrostiche révélé en 1990 par Steve Murphy.
Il est vrai que "Le Châtiment de Tartufe" pose un problème un peu similaire et que Cornulier a raison, tout comme nous le faisons déjà, d'ironiser sur le fait que les rimbaldiens continuent pour beaucoup d'entre eux de ne pas considérer comme une évidence l'acrostiche révélé en 1990 par Steve Murphy.
Pour moi, donné un physique non réaliste à Napoléon III dans un sonnet qui le charge, ce n'est pas un problème. Le Tartufe maigre et édenté peut illustrer une facette de l'hypocrisie de Napoléon III. En revanche, pour "Vénus anadyomène", il faudrait au moins un lien historique. Il faudrait une saillie d'époque sur Napoléon III essayant de nous séduire.
Cela rejoint d'autres points compliqués des études rimbaldiennes. Le poème "A la Musique" ne décrit pas la confrontation à venir des français et des prussiens. En juin, Rimbaud n'avait aucune prescience de l'événement qui allait s'emballer dans un laps de temps très court en juillet seulement. Et j'observe que dans sa lettre du 25 août 1870 Rimbaud réécrit précisément le cadre métaphorique de "A la Musique" en l'associant cette fois clairement à la confrontation. Il n'avait aucune raison de faire cela si le poème "A la Musique" chargeait déjà cette situation. S'il fait ça dans sa lettre du 25 août, c'est justement pour donner du mérite après-coup à son poème de juin 1870.
Il y a d'autres problèmes similaires qui se posent pour "Bal des pendus".
On sait que de "Bal des pendus" au poème "Les Assis", Rimbaud revient sur des vers précis de la danse macabre du poème "Bûchers et tombeaux" de Gautier, sauf que, dans un premier cas en 1870 le poème ne suppose aucune charge politique évidente, alors qu'avec "Les Assis" l'allusion politique est patente pour maints rimbaldiens à cause du mot "siège" et j'ai définitivement confirmé cela en soulignant les reprises patentes de Rimbaud au poème "Napoléon II" de Victor Hugo.
J'ajoute que dans "Le Forgeron" il est question du roi face au forgeron, et il est comparé pour la pâleur à un condamné au gibet.
On pourrait soutenir que les vers des "Assis" et du "Forgeron" sont des indices fermes qu'il faut lire "Bal des pendus" comme une satire politique dont le récit est entièrement à décoder, et une lecture telle que celle de Cornulier pour "Vénus anadyomène" inviterait à penser que c'était un principe courant, presque constant, d'écriture rimbaldienne.
Pour moi, ça passe mal, et comme j'ai l'habitude de contester par paliers, je dirai que non seulement il faut montrer que c'est ce que fait Rimbaud, mais que le résultat est intelligent au plan littéraire.
C'est complètement tarabiscoté à un moment donné.
Puis, quels auteurs élaboraient ainsi leurs poèmes ? Rimbaud serait coutumier du fait dès son plus jeune âge. Et quelle cartographie peut-on dresser de ce procédé si on prend en considération l'ensemble du corpus rimbaldien ?
Pour moi, il y a quelque chose qui cloche, qui ne va pas. Je suis intéressé, je ne veux pas être fermé, je suis même là à admettre certains résultats, certaines liaisons sur la bande, mais en profondeur d'interprétation poème par poème, il y a un truc qui coince.
Complément (édité le 21 juillet) :
Je reprends le sujet à tête reposée.
Pour moi, Cornulier fait feu de tout bois alors qu'il n'y a pas lieu.
Rimbaud lisait de très près les Châtiments, entrait dans une période de quelques mois où il allait particulièrement s'en inspirer et il raillait effectivement Napoléon III et suivait les charges contre l'Empire. Le sonnet "Vénus anadyomène" n'a pas pour sujet l'idée d'un portrait-charge décalé de Napoléon III. Et il ne s'agit pas non plus d'un poème misogyne sous prétexte qu'on insulte la déesse de la Beauté. Les sources du poème sont connues, essentiellement un poème de Glatigny, un dizain de Coppée à l'arrière-plan et on peut enquêter sur des modèles de description disgracieuse du corps pris dans une scène ou en mouvement. Cornulier semble avoir remarqué que la rime "loupe"/"croupe" vient d'une lecture du poème "Eblouissements" de Victor Hugo où il y a une rime "loupe"/"troupe" et un dispositif similaire avec à la clef une présence à deviner du mot "croupe". Jusque-là, Cornulier a découvert un truc intéressant. Mais après, ça part en vrille. Cornulier veut à tout prix refondre la lecture d'ensemble du poème ou défendre une seconde lecture parallèle du sonnet qui découlerait entièrement de la découverte d'une référence à un poème contre Napoléon III. Cela tourne à l'idée que "Vénus anadyomène" est un Napoléon III travesti, ce qui est une idée avancée complètement gratuitement. On a même un raisonnement circulaire par pétition de principe à la fin de l'article. Tous les sonnets de Rimbaud remis à Demeny en septembre 1870 sont des charges contre Napoléon III, parce que nous avons forcé la lecture du seul sonnet qui n'y cadrait pas avec cette thèse. Et vous noterez que je jette un pavé dans la mare en insistant sur le fait que Rimbaud a probablement recopié tous les poèmes remis à Demeny lors du seul second séjour et composé au même moment "Rages de Césars", "Le Châtiment de Tartufe" et les sonnets dits du cycle belge, puisque la prétendue homogénéité thématique des cinq premiers sonnets vole en éclats. Il y a des sonnets contre Napoléon III dans le cycle belge, mais il y a aussi des sonnets qui y échappent, même quand ils sont politiques ("Le Dormeur du Val"). "Vénus anadyomène" et "Le Buffet" sont deux sonnets qui n'entrent dans aucune série, tandis que nous avons une nouvelle série "Rêvé pour l'hiver", "Ma bohême", "La Maline" et "Au cabaret-vert".
De toute façon, pourquoi trouver nécessaire de résorber la singularité de "Vénus anadyomène" par rapport à "Morts-de-Quatre-vingt-douze", "Le Mal", "Rages de Césars" et "Le Châtiment de Tartufe" ? Tout cela n'a aucun sens.
Le tableau de je ne sais plus Cabanel, de la Vénus anadyomène, je pense que les revues de l'époque n'offraient pas des illustrations photographiques. La référence est quelque peu picturale, mais c'est une référence picturale de poète. Quand Rimbaud compose "Ophélie", certes il y a eu des représentations en peinture d'Ophélie par Delacroix qui ont joué quant à l'émergence du thème dans la poésie romantique, mais quand il écrit "Ophélie" Rimbaud songe au poème de Murger, puis aux mentions dans les poèmes de Banville, Gautier et Hugo. Puis, que Napoléon possède le tableau intitulé "Vénus anadyomène", ça ne justifie en rien de lire le sonnet de Rimbaud comme une satire où Napoléon III serait lui-même la déesse. Tout ça n'a aucun sens. Il y a l'idée du ferblanc pour une baignoire cercueil. Il peut s'agir d'une coïncidence ou éventuellement Rimbaud sait que Napoléon Premier a été mis dans un tel type de cercueil, mais c'est une allusion à la marge, l'essentiel des visées de sens du poème n'est pas là.
Puis, la lecture de Cornulier n'est qu'une superposition laborieuse de trois idées distinctes et cela ne parvient pas du tout à rendre compte de tout le poème.
Puis, c'est du n'importe quoi à ce niveau-là le plaisir de la lecture hermétique. L'article de Cornulier serait plus intéressant que le sonnet commenté à cette aune.
Pour imiter Rimbaud à la fin du "Rêve de Bismarck", fallait pas laisser la réflexion pragmatique à la marge...
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