Ce relevé s'inscrit dans la continuité de l'article qui précède. Je ne suis pas revenu sur les emprunts à "Un voyage à Cythère" dans les poèmes "Accroupissements", "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux", travail que j'ai déjà effectué dans des articles plus anciens, du moins je l'ai conduit en partie, il faudra que je fasse une étude systématique prochainement. Ceci dit, il y a un autre point troublant qu'il faut mettre en avant quand on rapproche les poèmes "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux". Dans le sonnet, le poète dit et de manière revendicatrice : "Je vis assis tel qu'un Ange aux mains d'un barbier". Dans "Les Chercheuses de poux", nous avons une attaque de second quatrain : "Elles assoient l'enfant devant une croisée" qui fait écho au premier vers de "Oraison du soir". Ajoutons que le titre "Accroupissements" est l'équivalent du fait d'être assis, et cela crée un écho entre les titres de deux poèmes : "Accroupissements" et "Les Assis". Qui plus est, le mot "accroupissements" apparaît dans "Chant de guerre Parisien". Et c'est plus significatif encore que cela.
Les poèmes "Chant de guerre Parisien" et "Accroupissements" font tous deux partie de la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Pour rappel, nous ne connaissons aucune autre version manuscrite, sinon imprimée, des trois poèmes envoyés à Demeny dans la lettre du 15 mai 1871 : "Chant de guerre Parisien", "Mes petites amoureuses" et "Accroupissements". Le mot "accroupissements" relie le premier et le troisième poème de cette lettre, et si "Accroupissements" est le titre du troisième poème, il contribue à créer la rime finale du poème "Chant de guerre Parisien", ce poème se finit sur le mot "froissements" qui rime avec "accroupissements" à l'antépénultième octosyllabe du poème. Je cite ce quatrain final :
Et les Ruraux qui se prélassentDans de longs accroupissements,Entendront des rameaux qui cassentParmi les rouges froissements !
Au-delà du titre, le poème "Accroupissements" nous offre une forme conjuguée du verbe "accroupir" dans le quintil suivant, la mention verbale est même en ouverture de strophe :
Or, il s'est accroupi, frileux, les doigts de piedRepliés, grelottant au clair soleil qui plaqueDes jaunes de brioche aux vitres de papier ;Et le nez du bonhomme où s'allume la laqueRenifle aux rayons, tel qu'un charnel polypier.
Et il nous offre un second emploi du verbe dans le tout dernier quintil :
Et le soir, aux rayons de lune, qui lui fontAux contours du cul des bavures de lumière,Une ombre avec détails s'accroupit, sur un fondDe neige rose ainsi qu'une rose trémière...Fantasque, un Nez poursuit Vénus au ciel profond.
Pour plusieurs éléments de la description d'ensemble du frère Milotus, nous comprenons que cette position accroupie correspond à celle des cibles du poème "Les Assis" qui sont décrits : "genoux aux dents".
Les "Ruraux qui se prélassent", le "frère Milotus" et "Les Assis" forment clairement un groupe anticommunard, et le fait de se prélasser accroupi ou assis est utilisé comme insulte, comme moyen de rabaisser.
Les mots de la famille "accroupi", "accroupir", "accroupissement", sont rares en poésie, surtout si nous écartons le mot "croupe". Leur emploi caractérisé est une marque des Châtiments de Victor Hugo qui s'en sert pour charger Napoléon III.
Il faut ajouter que ce mot figure aussi dans le dernier quintil du poème "Les Assis", ce qui prouve que Rimbaud entend bien la position assise ici comme accroupissements :
Des fleurs d'encre crachant des pollens en virguleLes bercent, le long des calices accroupis[,]Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.
Le dernier vers des "Assis" est un équivalent obscène sensible du dernier du poème "Accroupissements" : "Fantasque, un Nez poursuit Vénus au ciel profond."
Revenons aux poèmes de Rimbaud de 1869 et 1870. Les mots de la famille "accroupissements" n'y apparaissent pas.
Il y a quelques emplois du verbe "asseoir", mais ils n'ont pas les mêmes implications. L'expression : "Assise sur ma grande chaise", est valorisante dans "Première soirée". Il est question de soumission, de dévotion à une belle dans "Ophélie" : "Un pauvre fou s'assit, muet, à tes genoux !" La position "assise" n'est pas dégradée non plus dans "Ma Bohême" : "Et je les écoutais, assis au bord des routes[...]"
Il faut relever toutefois une expression où paradoxalement l'adverbe "debout" signifie une position comparable à celle des accroupis et des assis des poèmes de 1871, elle figure dans le poème "Le Forgeron" : "Or, le bon roi, debout sur son ventre, était pâle[.]" Il s'agit très clairement du premier développement symbolique par Rimbaud du motif traité dans "Accroupissements" ou "Les Assis". Notons qu'il y a plusieurs exaltation de la véritable position "debout" dans le poème "Credo in unam" : "debout sur la plaine", "Debout, nue, et rêvant" (pour une dryade), "Majestueusement debout, les sombres Marbres[.]"
On retrouve un emploi "assise" dans le poème "Paris se repeuple", et l'emploi y est ambivalent puisque la position "assise" suppose un être en gloire, mais elle est associée aux désirs concupiscents de ceux qui vont repeupler la ville :
Voilà la Cité belle assise à l'occident !
L'emploi "assis" est en revanche scatologique dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", ce qui a pour effet d'agresser Banville qui, sans le savoir, puisqu'il n'a pas accès aux poèmes "Chant de guerre Parisien", "Le Forgeron", "Les Assis" et "Accroupissements", est assimilé à un "assis" justement au sens négatif rimbaldien du mot :
[...]Toi, même assis là-bas, dans uneCabane de bambous, , - voletsClos, tentures de perse brune, -Tu torcherais [...]
La séquence "dans une" à la rime est une citation d'une rime des Odes funambulesques.
Pour l'ensemble des poèmes en vers première manière de l'année 1871 et du début de l'année 1872, les emplois de mots de la famille "assis" sont peu nombreux, ce qui conforte le caractère sensible de l'écho "Je vis assis..." et "Elles assoient..." entre "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux". Le poème qui les rejoint est bien sûr "Les Assis" par son titre et deux mentions au sein des vers : "Et les Assis", "Rassis". La forme préfixée "rassis" est intéressante. Verlaine l'emploie dans "Les Poètes maudits" au sujet de la frayeur produite par les audaces poétiques de Rimbaud, il parle de personnes s'étant bien rassises depuis, et cette forme est aussi frappante au début de "Après le Déluge" : "Aussitôt après que l'idée du Déluge se fut rassise," sachant qu'il y a un retour à la ligne après virgule qui contribue à son relief.
Notons que je ne relève aucun emploi de mots de la famille "accroupir" ou "asseoir" dans les contributions zutiques de Rimbaud.
Il faut toutefois citer une occurrence dans un quatrain de l'ensemble "Vers pour les lieux" :
Cet assassin avait dû s'asseoir sur ce siègeLe mot est à proximité du nom "siège" à la rime, et cette rime est faite avec l'expression "état de siège", ce qui conforte le rapprochement à faire avec "Les Assis".
Dans "Les Déserts de l'amour", le mot "assis" est employé en revanche de manière similaire à "Ma Bohême" : "Enfin je suis descendu dans un lieu de poussière, et assis sur des charpentes, j'ai laissé finir toutes les larmes de mon corps avec cette nuit." Il y a tout de même une idée cette fois proche du poème "Les Assis", la position "assise" est liée à une régression complaisante sur soi.
Le poème "Larme" offre une nouvelle occurrence du mot "accroupi", qui laissera place à la variante "à genoux" sur un autre manuscrit :
Je buvais, accroupi dans quelque bruyère
Je n'ai pas étendu ma recherche aux Illuminations, ni à Une saison en enfer, ni aux proses dites "en marge de l'Evangile" ou "contre-évangéliques". Je considère que le motif était solidement constitué en 1871 et que nous avons déjà suffisamment d'éléments pour confirmer que l'emploi de "assis" dans "Oraison du soir" et "assoient" dans "Les Chercheuses de poux" était à dessein. Ils engagent toute une compréhension polémique des deux poèmes.
Je citerai ultérieurement d'autres échos baudelairiens dans "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux", ainsi que d'autres vers de Mendès au-delà de la série Philoméla.
Tout le monde comprend le sens immédiat du poème "Oraison du soir", à ceci près peut-être que le mot "excréments" peut éloigner de la seule référence directe à l'urine. Le poème "Oraison du soir" est vraiment concentré sur la transformation de la bière en urine. Cela n'inclut pas l'étron. Et même s'il y a un érotisme latent dans "Oraison du soir", il ne faut bien sûr pas supposer une double lecture du jet final qui serait au premier degré de l'urine et au second degré une semence d'homme. Je m'en tiens à la lecture d'un jet d'urine.
Dans une lecture immédiate, naïve, le plaisir insolent du sonnet "Oraison du soir" est ressenti par le lecteur. En passant à une enquête, on peut être tenté de dissocier le "je" du poète de Rimbaud et d'y voir une satire. ce "je" serait un "assis" inconscient d'être pris au piège, puisqu'entre les mains d'un barbier.
Je pars plutôt sur l'idée d'une réplique provocatrice. Il utilise l'injure de la description assise vulgaire de prélassement que formule Mendès et d'autres à son égard pour la retourner en principe poétique actif digne des "corruptions inouïes" des Fleurs du Mal. Le poème se termine sur "l'assentiment des grands héliotropes", donc sur une image de quête solaire typique des poètes, et il est bien question d'associer l'ivresse au colombier des amours rêvés. J'y vois une provocation avec un effet de miroir grossissant qui désacralise les prétentions lyriques des poètes refoulant la dimension organique de l'être.
Qui plus est, Mendès et Mérat et d'autres réprouvent l'attitude de Rimbaud, réprouvent aussi qu'il affiche son homosexualité avec Verlaine (point non soulevé dans "Oraison du soir"), alors que Mendès et Mérat sont des admirateurs des Fleurs du Mal. Et dans le cas précis de Mendès, il faut rappeler certaines autres données.
Le recueil Les Fleurs du Mal a été censuré en 1857, et Baudelaire a une image inévitablement sulfureuse. Mais il ne faut pas oublier que Baudelaire a des défenseurs tels que Barbey d'Aurevilly et Félicien Rops.
Félicien Rops, à qui ma ville natale de Namur consacre un musée que j'ai pu visiter, était un auteur particulièrement sulfureux. Baudelaire le voyait comme le seul artiste belge digne de converser avec lui, mais cela allait plus loin. Félicien Rops partageait avec Baudelaire le goût des squelettes. Rops composait énormément d’œuvres qui exaltaient la sexualité. Il représentait très souvent des scènes sexuelles sataniques osées, tout en disant, de manière peu évidente, que cela ne voulait pas dire qu'il s'attaquait à la religion. Cela était censé être indépendant de la foi religieuse. Cela me laisse perplexe, car Rops ne fait pas dans l'acceptation du réel tel qu'il est à la Fellini, lequel avertit pourtant nettement déjà contre l'église. Barbey d'Aurevilly est un peu l'un des personnages qui défend paradoxalement Les Fleurs du Mal, alors qu'il est un défenseur de l'église malgré tout, de valeurs conservatrices, et qu'il est l'opposant juré de Verlaine et des parnassiens dans la décennie 1860.
Félicien Rops s'est inspiré de la lithographie japonaise où une pieuvre abuse d'une femme avec ses tentacules, il appelle "L'Agonie" un tableau où un diable fait le 69 avec une femme et pratique le cunnilingus. Il y a plein d'autres tableaux sulfureux de sa part. Rops a commis les dessins sur le volume paru sous le manteau de Glatigny Joyeusetés galantes... et Rops contribuera par d'autres illustrations au dernier ou à l'un des derniers livres de Paul Verlaine. Rops est aussi l'illustrateur du recueil Les Epaves qui réunit les poèmes censurés en 1857 des Fleurs du Mal à quelques inédits.
Les dessins et tableaux de Rops ne vont pas impressionner tout le monde par la qualité de leur exécution. Ce qui retient l'attention, c'est que ses créations sont de virulentes critiques de l'hypocrisie de la société. Rops s'inspire de l'Enterrement à Ornans pour faire lui-même des caricatures saisissantes de réalisme. C'est cette violence de critique sociale qui fait que Rops passe pour plus artiste que les autres graveurs, illustrateurs, sinon peintres de son époque. Il a quelque chose à dire, il produit une satire qui fait événement à l'époque.
Mendès fait clairement partie de ceux qui vont accentuer la veine satanique de Baudelaire et Rops dans le recueil Philoméla. Par conséquent, il me semble assez naturel que "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux" soient à la fois des productions personnelles de Rimbaud, et en même temps des répliques à la compétition des poètes parisiens entre eux à l'époque. Mendès a voulu se positionner par rapport au soufre d'un Baudelaire. Et j'ai l'impression que les rimbaldiens ne comprennent pas ce jeu de miroir des deux poèmes "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux". Il y a une volonté de réplique : "Qu'est-ce que vous êtes ? Qu'est-ce que je fais ?" Les rimbaldiens qui dénoncent tant le côté vaseux du quant à soi des visions du "voyant" ont bizarrement du mal à envisager que le voyant Rimbaud met des miroirs déformants sous les yeux de ses pairs pour justement influer sur le devenir des pratiques poétiques.
Rimbaud, quand il écrit "Oraison du soir" ou "Les Chercheuses de poux", il cherche à être publié, il cherche à ne pas se laisser ramener à des sentiers battus plus sages et conventionnels, il cherche à démonter les inimitiés naissantes d'un Mendès ou d'un Mérat.
Moi, je trouve que c'est bien logique qu'il en soit ainsi. Les admirateurs du poème "La Charogne", de poèmes sur "Lesbos", de poèmes censurés, de poèmes qui parlent de vomissements et de non repentance dans le Mal, sont en train de refouler Rimbaud à la fin de l'année 1871 et au début de l'année 1872. Et Rimbaud leur rappelle la direction baudelairienne que cette génération-là a pourtant prise. Ce n'est pas Rimbaud qui a vanté Baudelaire le premier auprès d'eux bien sûr. C'est au contraire Verlaine et les parnassiens qui invitaient Rimbaud à suivre l'exemple des Fleurs du Mal, plutôt que de Victor Hugo, Banville et Glatigny.
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