Rimbaud offre l'exemple fascinant d'un écrivain réputé dont l'œuvre pose un problème de compréhension radical. Tout cela a énormément évolué à partir des années 1980, en particulier au plan des poèmes en vers première manière. Chaque poème fait l'objet de débats intenses sur sa signification profonde et presque aucun consensus ne parvient à s'établir sur un quelconque poème postérieur aux lettres dites "du voyant". Le consensus ne parvient même pas à se faire pour un nombre conséquent de compositions de l'année 1870. Cependant, personne ne nie certaines avancées et mises au point sur des poèmes tels que "Les Chercheuses de poux", "Le Bateau ivre", etc., même si on s'estime encore loin du compte. Des pans entiers de poèmes en vers nouvelle manière et de poèmes en prose bénéficient d'éclairages importants désormais. Ceci dit, la lecture d'ensemble des poèmes en prose demeure problématique et le livre Une saison en enfer pose un problème qu'étrangement les rimbaldiens laissent dans l'implicite : le récit a l'air d'une contradiction gratuite où l'auteur fanfaronne en s'attribuant une solution. Soit le poète est ironique dans "Adieu" et rien n'indique alors qu'il a changé d'attitude face au réel, ce ne serait qu'un tour de passe-passe. Soit le poète répudié ses prétentions, mais il faudrait alors prendre pour argent comptant un retour à l'ordre rangé de l'obéissance à la morale chrétienne. Il va de soi que la réponse du poète ne se résout pas à cette alternative, mais les études rimbaldiennes ne disent jamais clairement en quoi elles identifient la solution apportée par Rimbaud et en quoi cela ne tombe pas dans l'un des deux termes décevants de cette pestilentielle alternative.
Et puis, il y a le comme on dit "fameux" "sonnet des Voyelles".
Ce poème est l'un des plus réputés de la production poétique de Rimbaud. Pourtant, au plan de la prosodie, il ne saurait être l'un des plus beaux à lire. Il s'agit pour l'essentiel d'une juxtaposition de groupes nominaux. Ce n'est pas avec ce poème que Rimbaud s'est forgé une réputation dans le maniement de la langue. On peut comprendre l'admiration pour un poème incompréhensible qui a de remarquables envolées, mais dans le cas de "Voyelles" l'argument ne peut être retenu.
En clair, la célébrité du sonnet vient de son apparence d'énigme défiant le lecteur.
Mais l'intérêt pour un écrivain c'est d'être admiré pour la manière de faire passer son message et un déluge de commentaires a essayé de nous sortir de l'impasse. Et le premier problème, c'est que la multitude de lectures différentes a en grande partie tué la possibilité du consensus. Ce constat, tout le monde peut le faire, mais maintenant que nous l'avons posé nous allons indiquer d'autres phénomènes qui empêchent que se crée une lecture convenable du poème.
Non seulement cette multitude d'interprétations a fait basculer l'acte de comprendre le sonnet dans le délire du quant-à-soi de la lecture personnelle, mais il y a eu d'autres déficits mortels. Un premier problème, c'est que l'interprétation du sonnet est devenue la chasse gardée d'une élite de commentateurs universitaires autorisés. Quand André Guyaux, Pierre Brunel, Jean-Luc Steinmetz, Louis Forestier dans des éditions de référence, ou Alain Bardel sur un site très installé sur internet, proposent une revue des lectures du poèmes, ils hiérarchisent ce qui passe ou ne passe pas selon eux, ils accomplissent aussi un devoir implicite, mais perceptible à leur lecture, de nettoyage des écuries d'Augias. Ils doivent à tout prix contrôler la prolifération de nouvelles lectures et doivent en même temps assurer le procès en compétence des universitaires en évitant de reconnaître une lecture qui n'aura jamais été envisagée par eux auparavant. On a donc des règles fixées d'avance où la lecture de "Voyelles" doit se lover dans un ensemble de thèses approximatives consacrées par une tradition critique, et les avancées ne pourront survenir que dans cette tradition. Au-delà des appareils critiques des éditions de référence, il y a évidemment le prolongement d'une critique rimbaldienne publiant quantité d'articles dans des revues, avec une attention particulière à prêter à la revue d'études exclusivement rimbaldiennes qu'est Parade sauvage, avec une attention nouvelle à porter aussi aux synthèses des récents Dictionnaire Rimbaud qui ont mobilisé largement les principaux universitaires rimbaldiens. Et nous retombons toujours dans cette opération de toilettage fixant un ordre d'interprétations académiquement validées. Comble de l'ironie, Rimbaud qui ironisait sur les fonctionnaires est complètement entre les mains décideuses de fonctionnaires, commentateurs attitrés de son œuvre. Et dans cette logique, il faut bien sûr penser que pour un universitaire ou plus largement un critique rimbaldien "Voyelles" est un objet à risques. On ne peut pas faire une carrière universitaire ou mettre en valeur une publication si l'ensemble de la communauté n'est pas prête à l'accueillir. Et c'est ce qui s'est passé avec "Voyelles", et on voit avec évidence que, malgré sa quantité vertigineuse de publications, Steve Murphy s'est retiré sans donner un avis très clair sur ce sonnet, tandis que la lecture d'Yves Reboul n'a pas été avalisée, Michel Murat l'a clairement contestée lors d'une conférence à Venise et lors d'une conférence de Reboul pour Les Amis de Rimbaud Reboul lui-même n'avait pas mentionné l'étude sur "Voyelles" comme l'une des plus importantes de son livre Rimbaud dans son temps. Il est clair que nous en sommes au point mort et qu'il y a une dérobade des jugements et analyses sur nos quatorze vers qui n'est pas "dérobade de parfums" ou "matinée d'ivresse".
On voit aussi s'installer un accueil complaisant de lectures fantaisistes par des personnes publiques installées avec l'interprétation satanique très limitée du livre Cosmos, interprétation qui fait passer l'art de poète de Rimbaud pour une technique d'âne bâté. La communauté rimbaldienne ne fait même pas l'effort de repousser l'absurde. On ajoute une lecture idiote au déluge, quitte à un peu exprimer sa réserve ou sa défiance. On respecte le n'importe quoi. Et, du coup, face à une interprétation rimbaldienne conditionnée par ce que la critique universitaire est capable d'accueillir sans se compromettre, on se retrouve à valoriser le quant-à-soi de ceux qui lisent de la littérature parce que la pensée organisée de la philosophie c'est trop pour eux. "Tout est vacuité", crie le lecteur moderne. L'œuvre de Rimbaud ne vaut pas pour ce qu'elle dit, mais pour le fait d'être le premier exemple d'écriture vaine égocentrée.
Mais, si nous revenons à "Voyelles", il y a un autre problème remarquable à mettre en avant. Quand le poète s'exprime, faut-il le lire au premier degré ou au second degré ? Imite-t-il un discours, ironise-t-il ou est-il sincère ? Rimbaud aime les réécritures, il aime le parodique, ce qui permet de combiner le propos sérieux et le persiflage. Et il existe un refus de prendre au sérieux le sonnet "Voyelles", ce serait de l'humour sur les poses affectées des poètes. Or, dans le sonnet "Voyelles", il y a une allusion à la Commune. Celle-ci ne fait pas consensus. Je la soutiens depuis 2003. Steve Murphy pense que j'ai raison et on a vu que des études récentes viennent sur ce terrain : Benoît de Cornulier et Philippe Rocher. Dans le dernier tercet, Rimbaud reprend les mots et images de "Paris se repeuple" : "strideurs", "suprême", "clairon". Malheureusement, il sera impossible de faire admettre aux esprits bornés, notamment ceux qui adhèrent à l'idée que "tout est vacuité", qu'il est question de la Commune dans ce dernier tercet et même ailleurs dans le sonnet (le charnier du "A noir", le "sang craché"...), et ils ont déjà décidé qu'il était gratuit de considérer comme significatives les reprises telles quelles d'expressions des poèmes clairement admis communards que sont "Paris se repeuple" et "Les Mains de Jeanne-Marie". Notons tout de même, pour ceux qui sentent qu'il y a dans ces rapprochements lexicaux une perche tendue par Rimbaud aux potentiels lecteurs de ses manuscrits à l'époque, que si "Voyelles" contient une allusion au martyre de la Commune, cela change du tout au tout la réflexion sur la distanciation du poète par rapport au discours fantaisiste qu'il tient. Rimbaud peut se moquer, mais il ne se moque jamais de son engagement social d'époque, encore moins du martyre des gens qu'il a soutenus, quasi accompagnés. S'il y a bien allusion à la Commune, c'est que les propos tenus par le poète sont des plus sérieux, il n'est pas en train de faire une simple composition bouffonne.
Il existe donc trois séries de lectures du sonnet "Voyelles", il existe les lectures qui ne prennent pas le propos du sonnet au sérieux, les lectures qui le prennent complètement au sérieux et il existe enfin une voie où le poème sans être dénué d'humour, d'intentions malignes et parodiques tient un discours très sérieux par derrière. C'est résolument dans cette voie interprétative que je me situe. Je ne crois pas que Rimbaud ait trouvé un système des "voyelles" et je rappelle que pour ce qui est de la distribution des consonnes le propos n'est pas tenu dans le sonnet mais dans un commentaire du sonnet fait un an et demi plus tard dans la section en prose quelque peu fictive "Alchimie du verbe" au cœur du livre Une saison en enfer. Cela n'empêche pas néanmoins d'étudier à quel degré ludique Rimbaud a créé un système dans "Voyelles". En revanche, le sonnet "Voyelles" sert à fournir un discours poétique sur la réalité, sur les événements récents. Et cette perspective ne se retrouve malheureusement pas dans les revues des interprétations autorisées et non autorisées des universitaires et des éditeurs. Comprendre l'alchimie du premier et du second degré à propos de "Voyelles" est devenu un non-sujet. On peut en parler, mais ce n'est pas le centre de la réflexion.
Un des points troublants, c'est qu'Yves Reboul a publié une lecture communarde du quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." en 1999 dans la revue Rimbaud vivant. Le "sang noir" est celui du martyre de la Commune et le quatrain crée une relation à une divinité de la chair meurtrie parodiant le Christ en croix. C'est exactement l'expression d'une constante allégorique de la poésie rimbaldienne de "Credo in unam" à "Being Beauteous". Or, le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." figure à la suite du sonnet "Voyelles" sur une copie manuscrite de Verlaine et il a en commun un égrènement original de mentions de couleurs. Dans ses deux lectures, Reboul pose explicitement que les deux poèmes n'ont rien à voir l'un avec l'autre. Je me porte résolument en faux contre pareille assertion. Au contraire, la lecture par Reboul du quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." est une pièce majeure au débat qui favorise bien la lecture communarde de "Voyelles".
Enfin, sur ce blog, j'ai montré que le quatrain "Lys" et le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." s'inspiraient tous deux des poèmes des deux premiers recueils d'Armand Silvestre, auteur explicitement parodié dans "Lys", et que plusieurs mots à la rime dans "Voyelles" entraient nettement en résonance avec des mots à la rime des poèmes des mêmes recueils de Silvestre. Pour moi, "Voyelles" est clairement un "Credo in unam" communard retourné contre les prédécesseurs poètes, mais non pas en s'en tenant au persiflage d'une élaboration visionnaire artificielle, mais en tenant au sein de ses combinaisons si gratuites soient-elles, un contre-discours engagé contre les poètes hostiles à la Commune, ou en tout cas réservé comme l'était Hugo. Il est également de plus en plus sensible que les réécritures effectuées par Rimbaud, bien qu'elles soient non perçues durant des décennies ou considérées comme peu évidentes, tendent souvent à se fonder sur des positions clefs de poèmes à la fin de recueils. "Pleine mer" et "Plein ciel" inspirent "Le Bateau ivre", comme "La Trompette du jugement" inspire "Voyelles". Il s'agit des trois derniers poèmes de La Légende des siècles de Victor Hugo dans la version originelle de 1859, la seule version que Rimbaud ait connue, au moins du temps qu'il était poète. Récemment, Reboul a insisté sur la mention "claires-voies" pour montrer le lien entre "La Rivière de cassis" et un poème clef quasi conclusif du recueil L'Année terrible dont la publication était toute fraîche en mai 1872. Le sonnet "Rêvé pour l'hiver" réécrit des passages du poème conclusif des Cariatides "A une Muse folle" et les tercets de "Ma Bohême" sont en partie un décalque de tout un sizain du "Saut du tremplin", célèbre poème conclusif des Odes funambulesques. Il ne devrait pas être permis de douter des liens profonds entre "Voyelles" et le discours d'ensemble de La Légende des siècles de 1859. Et dans le jeu de réponse à Victor Hugo, le discours tenu par "Voyelles" ne consiste pas en un pur persiflage de la rhétorique visionnaire. Rimbaud en profite pour placer son propre discours.
Malheureusement, la critique rimbaldienne a choisi de définitivement hypothéquer la lecture de "Voyelles". Si on veut se faire reconnaître dans le milieu, il ne faut surtout pas taper dans la fourmilière. Ce serait purement suicidaire. La première victime de la guerre, c'est l'information...
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