J'entends poursuivre mon étude des triolets du "Cœur supplicié" par petites étapes successives.
Dans les années 1980, Antoine Fongaro faisait remarquer que les trois mots les plus étonnants du poème envoyé à Izambard étaient "Ithyphalliques", "pioupiesques" et "abracadabrantesques". Ce qui excitait la verve railleuse du critique rimbaldien, c'était l'évitement du sens obscène pour le premier de ces trois adjectifs. Murphy avait tout de même taxé Fongaro d'exagération en dressant la liste de tous ceux qui expliquèrent ce mot en note 15 de bas de page 299 de son livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion. Dans les titres variés qui ont coiffé le poème, deux autres mots méritent sans aucun doute une attention particulière : "supplicié" et "pitre". Et nous ajouterons à cela le mot "fantaisie" qui sert à définir l'ensemble du poème dans la lettre à Izambard.
Le mot "pitre" suppose une espèce d'autodérision. Ce mot n'intervient que pour la deuxième version du poème transmise à Demeny le 10 juin 1871. Il n'a pas nécessairement conditionné l'écriture des triolets, puisque ce mot "pitre" apparaît un mois après l'envoi de la première version à Izambard. Toutefois, le choix exprès du mot "pitre" retient notre attention. Rimbaud était un lecteur assidu des livraisons du Parnasse contemporain qui en était à son deuxième numéro de recueil en 1871. Cependant, en 1869, il y a eu la publication du volume collectif Sonnets et eaux-fortes qui s'inscrivait dans la série des publications parnassiennes. Ce volume contient un sonnet de Verlaine intitulé précisément "Le Pitre". On peut rapidement partir dans les rapprochements saugrenus, par exemple entre l'expression "eaux-fortes" et "flots abracadabrantesques", mais le recueil Sonnets et eaux-fortes s'ouvre sur un sonnet du poète Jean Aicard, lequel est précisément le destinataire d'une lettre de Rimbaud ce même mois de juin de l'envoi du "Cœur du pitre" à Demeny, et le sonnet "Le Pitre" est pour sa part l'avant-dernier du recueil.
La contribution de Jean Aicard s'intitule "La Mer" et elle peut être rapprochée du "Bateau ivre" quelque peu, mais aussi du "Cœur supplicié", puisque nous avons ici la description d'une mer déchaînée qui fait s'effondrer une falaise. Or, le chêne, sorte de mât terrestre, est personnifié dans sa volonté de ne pas tomber, puis il est question de la chute de la mouette, ce qui crée une impression de pitreries poétiques :
La falaise s'effondre et s'affaisse ; un vieux chêneTortueux se cramponne à son flanc crevassé,Et, faible, il pend, d'un long effort enfin lassé,Prêt à choir quand le vent du large se déchaîne ;Une blanche mouette, un moment incertaine,Tombe des cieux aux flots comme un oiseau blessé ;Dans les galets, en bas, sur sa quille dressé,Un bateau frêle incline en avant sa carène.Ainsi : - le sol croulant, l'arbre & l'oiseau, l'esquifAu penchant de la plage à grand' peine captif,On croirait que tout cède à la loi du vertige,Et que, pour l'engloutir malgré l'éloignement,Par un mystérieux & souverain prestigeLa mer attire tout vers elle lentement.
Les mentions "quille" ou "bateau frêle" se retrouveront dans "Le Bateau ivre". Le "chêne" est associé à un "Mât" dans "Les Corbeaux". L'idée que la mer gagne sur la terre en faisant s'effondrer une falaise ou une péninsule, en mangeant les récifs, c'est là encore des images clefs de poèmes tels que "Le Bateau ivre" ou "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." Le thème de l'attirance des flots est présent dans la question "Comment agir ?" du "Cœur supplicié" face aux "flots abracadabrantesques". En revanche, la pitrerie dans le poème d'Aicard, c'est cette chute ridicule de l'oiseau blessé vaincu par la tempête, c'est aussi ce combat grotesque du chêne qui "se cramponne" pour ne pas tomber aux flots. Dans le cas du poème de Rimbaud, la pitrerie est élaborée différemment. Le poète est-il un pitre parce qu'il hésite à se jeter aux flots et qu'il se plaint d'une agression qui ne vient pas de la mer, mais de l'intérieur même de l'embarcation en principe protectrice ?
Le sonnet "La Mer" a l'intérêt d'occuper une place stratégique de tout début de recueil. Qui plus est, le second sonnet du recueil vient du vieux poète de la génération romantique antérieure Joseph Autran, précisément celui qui a écrit un recueil intitulé Les Poèmes de la mer dont Rimbaud a démarqué le titre en "Poème / De la Mer" à cheval entre deux vers du "Bateau ivre". Le poème "Le Masque" n'a rien à voir avec la mer, mais il est sur le thème du jeu avec le prêtre en soutane dans le rôle d'une courtisane, ce qui nous vaut la parenthèse "(quel mal y voir ?)". Le sonnet suivant, en octosyllabes, nous vient de Banville et, proche de l'esprit d'un recueil contemporain de Verlaine, s'intitule "Promenade galante" avec un vers final qui décrit les personnages "[T]ristes comme l'Amour même".
La pièce suivante d'Auguste Barbier ressemble aux pièces des Fleurs du Mal : "La Beauté" et "Hymne à la Beauté". Il y est question de "supplices" à la rime et de "payer cher l'extase où nos cœurs sont noyés". Nous sommes exactement dans le cas de figure du poète qui exhibe ses douleurs devant le public. Les contributions suivantes de Bouilhet, Cazalis et Cladel sont dans une même continuité solennelle, mais le recueil permet ensuite de moins en moins de rapprochements intéressants. Tout de même, il faut citer le sonnet de Verlaine dont le titre "Le Pitre" peut avoir influer sur la variation de celui des triolets rimbaldiens.
Le tréteau qu'un orchestre emphatique secoueGrince sous les grands pieds du maigre baladinQui parade - non sans un visible dédainDes badauds s'enrhumant devant lui dans la boue.La courbe de ses reins & le fard de sa joueExcellent. Il pérore & se tait tout soudain,Reçoit des coups de pied au derrière, badinBaise au cou sa commère énorme & fait la roue.Il accueille à merveille & rend bien les soufflets ;Son court pourpoint de toile à fleurs & ses molletsTournant jusqu'à l'abus valent qu'on l'on s'arrête.Mais ce qu'il sied vraiment d'exalter, c'est surtoutCette perruque d'où se dresse, sur sa tête,Preste, une queue avec un papillon au bout.
Voilà une figure de pitre en poésie qui permet de revenir sur celle des triolets de Rimbaud. Notons que la mention "baladin" à la rime, dans ce sonnet qui offre aussi la mention "parade", fait envisager que Rimbaud songeait peut-être à ce poème quand il composait "Bal des pendus" en 1870. L'hémistiche "La courbe de ses reins" est à rapprocher pour sa part de "Vénus Anadyomène" et il se trouve que la contribution "Le roman comique" de Glatigny au recueil Sonnets et eaux-fortes semble elle aussi comporter une source au sonnet "Vénus Anadyomène", avec la tournure de phrase aux vers 2 à 4 :
[...] On voit sur la voitureDes objets singuliers jetés à l'aventure,Des loques, une pique avec de vieux chapeaux.
Le sonnet "Le Roman comique" a une manière de briser les césures et entrevers fort proche de "Vénus Anadyomène" me semble-t-il également.
Précisons que le mouvement du Parnasse contemporain a tenu en cinq volumes collectifs : les trois numéros du Parnasse contemporain en 66, en 69-71 et en 76, doivent être rejoints par les volumes Sonnets et eaux-fortes et Le Tombeau de Théophile Gautier. De 1869 à 1871, Rimbaud n'avait que trois lectures à faire : les deux premiers numéros et ce volume Sonnets et eaux-fortes. Il faut bien prendre la mesure d'un ouvrage qui a compté pour lui. Précisons que le sonnet "Les Conquérants" de José-Maria de Heredia, si célèbre à l'époque, et cela de l'avis même de Verlaine dans sa notice pour "Les Hommes d'aujourd'hui", n'a pas attendu la publication en volume en 1885 avec le recueil Les Trophées d'une facture parnassienne désormais anachronique. Non, le sonnet a été publié en 1869 dans Sonnets et eaux-fortes, tandis que des extraits du poème "Les Conquérants de l'or" furent publiés dans le second volume du Parnasse contemporain. Depuis vingt ans, je précise que le sonnet "Les Conquérants" est une source au poème en vers libres "Mouvement". Et, enfin, en laissant de côté quelques autres suggestions, il me faut au moins citer la contribution qui fait honneur au mot "fantaisie", il s'agit de la pièce "Le Pays inconnu" d'Arsène Houssaye. "Poésie" et "Fantaisie" y riment de quatrain à quatrain, tandis que l'autre rime "fleuves d'or d'Asie" et "saisie" me fait penser au passage aux "Mains de Jeanne-Marie". Il est question d'une "Fantaisie", à la Hernani, c'est un peu "une force qui va", il est nettement question de chercher "la vision", du "pays inconnu" et donc de l'inconnu. L'idée d'une Modeste Mignon de Goethe qui fixe le "bleu firmament" n'est pas sans rappeler la noyée "Ophélie" du poème rimbaldien de mai 1870... Rimbaud ne dédaignait pas, fût-ce par calcul vis-à-vis de son professeur, de citer favorablement un extrait d'une préface à un recueil de Louisa Siefert. Il faut penser à articuler les grandes conceptions poétiques de Rimbaud aux préoccupations de son époque, quitte à en trouver les expressions dans des écrits secondaires, voire ternes comme un livre de Mario Proth.
Adieu, je vais partir ; déjà la Poésie,Descendant jusqu'à moi, vient me donner la main.Je pars, mais sans savoir où je serai demain,Aux forêts d'Amérique, aux fleuves d'or d'Asie ?Je vais ! je vais partout où va ma Fantaisie,Ici-bas, nul ne peut m'indiquer mon chemin,Je vais à l'Idéal, - ô vieil orgueil humain ! -Cherchant la vision que je n'ai pas saisie.Oui, comme la Mignon du rêveur allemand,Les yeux vagues, levés vers le bleu firmament,Sans voir jamais le puits où l'astrologue tombe,Je vais cherchant toujours le pays inconnu,D'où - regret éternel ! - tout poète est venu,Mais qu'il ne reverra qu'en passant par la tombe.
Prochaine étape : un article intitulé "satire ou fantaisie ?"
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