jeudi 31 octobre 2019

"Zut alors si Nadar est malade..."

Le début du poème "Michel et Christine" cite une chanson populaire : "Ah! Zut alors si ta sœur est malade !" Mais dans son étude du poème, Pierre Brunel n'a pas cité la chanson populaire, mais une parodie intermédiaire : "Ah! Zut alors si Nadar est malade !" Le critique rimbaldien ne cite pas non plus la chanson parodique en elle-même, mais sa mention en passant dans un écrit de Baudelaire.
Brunel a cité les notes de Baudelaire pour un projet de livre sur la Belgique dont le titre n'était pas encore fixé : "Pauvre Belgique !" ou bien "La vraie Belgique", "La Belgique toute nue", "La Belgique déshabillée", "Une capitale pour rire, une capitale de singes." Le dernier titre montre que le projet oscillait quelque peu entre une satire de Bruxelles et une satire de la Belgique dans son ensemble.
Il ne s'agit pas d'un livre en tant que tel, mais d'un projet dont seules les notes nous sont parvenues. Il est possible de consulter les brouillons avec leurs répétitions, mais ce qui est publié c'est le plan général de l'ouvrage, plan qui ne va pas sans redites, notamment entre les parties XXVI ("Le paysage aux environs de Bruxelles") et XXVII ("Promenade à Malines").
Les notes ont la plupart du temps une valeur indicative. Baudelaire écrit : "Vers de Voltaire sur la Belgique" pour simplement préciser qu'il devra en parler à la fin de la section "Préliminaires". Parfois, les détails du propos nous sont livrés : "La démarche des Belges, folle et lourde. Ils marchent en regardant derrière eux, et se cognent sans cesse[,]", parfois non : "Esprit de petite ville. Jalousies. Calomnies. Diffamations." Certaines lignes sont suggestives, mais l'idée reste à développer : "Il est singe, mais il est mollusque." Parfois, les critiques âpres de Baudelaire visent juste. L'idée d'un désir de conformisme revient un très grand nombre de fois, ce qui signale à l'attention une idée qui prime dans le raisonnement du poète aigri, mais Baudelaire décrit aussi la conversation belge de manière intéressante : "En s'associant, les individus se dispensent de penser individuellement," "tout le monde ici est annaliste", etc. Encore à l'heure actuelle, la population belge a une conversation fondée sur le réemploi massif de formules toutes faites qui scandent la conversation. Quand un Belge s'exclame en disant : "c'essti né possible ?" Il ne s'agit pas comme pour un français d'une simple exclamation pour dire "Cela n'est pas possible ?" mais il s'agit d'un rituel social. La phrase est prononcée pour consacrer la réussite de la communication, pour créer un écho qui crée le plaisir d'avoir quelque chose à discuter, pour être appréciée comme un éternel ressassement d'une expression perçue comme stylée parce que véhiculant une valeur identification de la nation et une outrance comique qui plaît beaucoup au plan populaire. Il y a énormes de phrases proverbiales, de petites sentences ou d'expressions poussives des vicissitudes de ce monde dans la conversation belge. C'est une dynamique collective très particulière que Baudelaire ne décrit pas aussi bien que moi, mais à laquelle au dix-neuvième siècle il a dû être sensible. En revanche, Baudelaire manque d'atteindre à la réussite de la gaieté collective belge qui fascine en retour les français à l'heure actuelle, gaieté collective qui fascinaient Rimbaud et Verlaine. Sur d'autres plans, Baudelaire est souvent de mauvaise foi, c'est assez net quand il ne peut s'empêcher de dire que les tableaux de Rubens conservés à Bruxelles sont contrairement à ce qui se dit moins beaux que ceux qui sont conservés à Paris. Ce reproche a l'air de dénoncer une faute de goût, ce qui n'est pas un raisonnement logique. Baudelaire se vante aussi d'avoir fait applaudir un danseur ridicule. On se rappelle que Baudelaire se teignait les cheveux en vert pour étonner la galerie, mais que certains se moquaient de ses prétentions et accueillaient sans émotion et avec dédain ses fantaisies. On retrouve la fatuité baudelairienne dans cette charge, d'autant qu'on peut se demander si le public belge qui a applaudi à la suite de Baudelaire l'a fait parce qu'il s'est laissé persuader ou parce qu'il a fait l'aumône généreuse de ses applaudissements. Baudelaire nie tout caractère artiste à la Belgique, sauf aux vieux peintres flamands et forcément à son ami Félicien Rops qu'il excepte. Il aurait été plus logique de parler de la solitude inévitable de l'artiste dans un tel milieu social. Il prétend aussi que les Belges ne sont pas généreux, ce qui est en totale contradiction et avec l'espèce de morale bourgeoise diffuse que Baudelaire prête au pays, et avec les mœurs collectives et policées de la société belge. Ceci dit, il y a d'autres éléments qui peuvent retenir notre attention dans la satire de Baudelaire. Il y a le thème de l'annexion, thème que reprendra humoristiquement Verlaine dans le poème "Hou ! Hou!" avec ses "Malins de Malines". Baudelaire s'attarde également sur la figure du roi Léopold Ier et sur le deuil qui lui a été consacré. Comme il est question de "Platebandes d'amaranthes" dans le poème "Juillet" de Rimbaud, j'en profite pour mentionner tels passages du texte de Baudelaire au sujet du premier roi des Belges : "misérable petit principicule allemand", "Ces jours derniers, on l'a déclaré immortel", "Anecdote sur le jardinier. / Ses idées sur les parcs et les jardins qui l'ont fait prendre pour un amant de la simple nature, mais qui dérivaient simplement de son avarice."
Pour les villes belges à visiter, Baudelaire traite négligemment Liège, Gand et même Bruges. Il fait un sort particulier à la ville de Namur, en se moquant de ceux qui comme des ânes ne la visitent pas, car les "guides" n'en parlent pas. C'est assez piquant, car Namur est une belle ville, en particulier par ses environs, car elle est située au bord de la Meuse et on a un magnifique paysage avec, bien qu'on soit dans le plat pays, de jolies collines, des falaises mêmes, etc. Ceci dit, pour ce qui est de la vie bourgeoise paisible et ennuyeuse, Baudelaire fait inévitablement un choix qui ne peut que l'agacer encore plus. Baudelaire privilégie donc Anvers et Namur, ainsi que Bruxelles par défaut.
Rimbaud et Verlaine semblent avoir ignoré Namur, mais ils privilégieront avec Bruxelles et Malines une Belgique populaire avec Charleroi, Walcourt et... Mons (du moins pour Verlaine).
Venons-en à la mention de la chanson populaire sur Nadar.
Baudelaire a un projet de chapitre XVII intitulé "Impiété belge". Il glisse cette mention à développer parmi d'autres "Un enterrement de Solidaire". Puis, dans les notes pour le suivant chapitre XVII intitulé "Impiété et prêtrophobie", il lance en amorce à son discours ceci : "Encore la libre pensée ! Encore les Solidaires et les Affranchis! Encore une formule testamentaire, pour dérober le cadavre à l'église." Et il insiste à nouveau sur cette idée un peu plus loin : "Encore un enterrement de Solidaire sur l'air : "Ah ! zut ! alors ! si Nadar est malade !" "
Baudelaire aurait pu mentionner le titre neutre de la chanson populaire, "ta soeur" et non "Nadar", ce qu'il n'a pas fait. On peut supposer que la scie sur Nadar est récente quand Baudelaire rédige ces notes, que cette scie a du sens pour le présent propos de Baudelaire et qu'elle est assez connue.
Or, suite au décès de Baudelaire, le texte de cette Belgique déshabillée est demeuré inédite jusqu'en 1952, sa publication régulière ne date que de 1955 environ. Pourtant, ces articles devaient aussi être publiés dans Le Figaro à l'époque, je n'ai pas encore vérifié, recensé les publications de Baudelaire dans la presse, mais Verlaine n'a pas pu connaître le texte que nous lisons, il faut donc soit considérer que le texte de Baudelaire a le mérite de refléter ce qu'il se disait à l'époque en France au sujet des Belges, soit considérer que Verlaine a eu accès à des textes de Baudelaire publiés dans la presse ou à des textes d'autres auteurs faisant été des réactions d'hostilité de Baudelaire à l'encontre du peuple Belge. Enfin, il y a une dernière remarque importante à faire. Dans son poème, Rimbaud songe-t-il à la scie au sujet de Nadar, sachant qu'en 1864 il ne devait pas être un lecteur bien assidu de la presse parisienne, ou songe-t-il uniquement à la chanson populaire ? Au passage, la citation de Rimbaud est partiellement tronquée, puisqu'il n'attaque pas son poème par l'interjection "Ah!"
Il faudrait pour avancer établir le texte de la chanson populaire, établir ensuite le texte de la chanson moquant le photographe Nadar, et enfin il faudrait un historique de la diffusion dans la presse de cette scie sur Nadar.
Une rapide recherche sur Google révèle une caricature "L'Intrépide Nadar" conservée dans des collections américaines flanquée de la légende suivante : "J'ai reçu de 1863 Nadar, le grand Nadar, souffrant et alité. / Ah zut alors, si Nadar est malade. / disait la chanson populaire, sceptique expression de la sauvage curiosité du public. / [...]"
La citation se prolonge et je relève encore la phrase suivante : "Nadar est assez content du roi de Hanovre et très-satisfait du roi des Belges."
Voici un lien pour consulter ce document en fac-similé :


D'après les Mémoires d'un géant, Francisque Sarcey est impliqué dans l'élaboration de cette scie et il faudrait consulter ses écrits dans Le Nain jaune.
J'ai peu de temps pour faire de telles recherches en ce moment, mais au moins je signale à l'attention qu'il y a un traitement encore bien négligent d'une source à un poème de Rimbaud, source pourtant indéniable. Personne n'a songé à citer le texte de la chanson populaire en intégralité.

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