mardi 30 juillet 2019

Paris "cité sainte" dans "Paris se repeuple"

Dans le poème, "Paris se repeuple", Rimbaud parle de Paris comme de la "cité sainte", puisqu'il y a une variante entre "cité belle assise à l'occident" et "cité sainte assise à l'occident" au vers 4. Tout cela invite presque à ne pas y aller regarder de plus près. En effet, Rimbaud joue avec des codes culturels exaltants bien connus, et on pense inévitablement à la rhétorique de Victor Hugo. On préférera se concentrer sur les paradoxes latents, puisque cette cité sainte assise à l'occident, autrement dit qualifiée comme spectacle du côté du couchant, plus loin, nous est présentée dans son martyre comme tournée "vers l'Avenir".
Etrangement, sur le site d'Alain Bardel, on a une confrontation des deux versions imprimées, mais la leçon "cité sainte" disparaît, on ne la retrouve qu'au hasard d'une page du site dans une mention en note au sujet du vers 4.
 
 
Pourtant, la formule de Rimbaud a eu un certain succès. Par exemple, dans le livre d'Henri Lefebvre La Proclamation de la Commune. 26 mars 1871, où il n'est pas du tout question de Rimbaud et de sa poésie, nous avons quand même à deux ou trois reprises une mention entre guillemets de l'expression "cité sainte", m'a-t-il semblé. Ma mémoire peut me jouer des tours dans la mesure où je n'ai pas pris de notes au moment de ma lecture, mais normalement on a trois fois une citation du poème de Rimbaud qui inclut la mention "cité sainte" et donc cette version imprimée.
Mais, peu importe. Ce n'est pas la destinée d'un extrait de poème de Rimbaud qui m'intéresse. Ce que je veux débusquer, c'est la source de Rimbaud. Il me semble logique d'essayer de retrouver à quoi réplique la mention "cité sainte" et je pense que la solution doit se trouver dans la presse.
Le poème "Paris se repeuple" réagit au repeuplement de Paris après la répression de la Commune. Quelles que soient les positions interprétatives des lecteurs au sujet du vers 3, avec les "barbares" qui "comblèrent les boulevards", sachant que moi j'adhère à la lecture selon laquelle il s'agit des communalistes et non des prussiens dans l'état actuel des mises au point, le poème parle clairement du retour des civils après la Commune et non après l'armistice franco-prussien. Si d'anciennes éditions ont pu prétendre qu'il s'agissait d'un poème sur le repeuplement de Paris après la guerre franco-prussienne, il s'agissait de démarches clairement tendancieuses, puisque l'intitulé du poème fixe clairement les choses. Il y a bien une population civile qui reprend la main. La ville ne s'était pas vidée face aux prussiens.
Rappelons les faits.
La France avait manqué une opportunité de déclarer la guerre à la Prusse en 1866 et elle avait même été prise de vitesse par la rapide décision de cette guerre et la victoire de Sadowa par les prussiens. C'est à partir de là que la France commence enfin à comprendre que la Prusse peut devenir une menace pour la France et même qu'il y a un début d'unité allemande avec les traités entre la Prusse et des états du sud. Cette guerre de 1866 où l'Autriche a été vaincue a fait comprendre aussi à la France que la Prusse était remarquable dans sa préparation militaire et aussi dans sa réforme du service militaire. Le maréchal Niel prévoyait une grande réforme dans le pays, mais il est morte 1869 et son projet qui rencontrait beaucoup d'hostilités dans l'armée, chez les politiques et au sein de la population a été sabordé, délaissé. Mais, fondamentalement, personne n'envisageait la menace d'une guerre imminente en juin 1870. C'est ce qui peut rendre difficile à lire aujourd'hui la version du poème "A la Musique" remise par Rimbaud à Izambard où il est fort tentant d'y envisager une satire de la population prête à en découdre avec le futur adversaire prussien, alors que pas du tout. Rimbaud se moque de fausses ardeurs belliqueuses dans un contexte pacifique bien installé où la rivalité militaire avec la Prusse est ravivée de temps en temps, mais n'est pas à l'ordre du jour. Rimbaud a composé son poème en juin, et s'il a tant remanié pour en donner une autre version à Demeny, c'est justement parce qu'en quelques jours son ironie était devenue complètement absurde et illisible.
Il y avait bien eu une première crise en février 1870. Un prince de Hohenzollern était candidat au trône d'Espagne, mais il avait dû retirer sa candidature à la demande insistante de la France qui y voyait un danger d'isolement, un danger de future alliance entre l'Espagne et les états germaniques. Le roi prussien, Guillaume Ier, craignait lui-même quelque peu la puissance française et il avait obtenu de son parent qu'il retire sa candidature, mais aucun engagement écrit définitif n'avait été pris.
L'incident semblait clos. Que s'est-il passé ?
C'est ici qu'on va parler de Bismarck. Si vous parlez de la guerre franco-prussienne dans un lieu public ou dans un cercle de gens cultivés, vous risquez fort de tomber sur la personne qui fait habilement montre d'érudition et qui va vous dire que cette guerre fut provoquée par Bismarck avec la dépêche d'Ems. En réalité, c'est une légende. La dépêche d'Ems n'a été connue à Paris qu'après la prise de décision des français, qu'après l'ordre de mobilisation, qu'après l'événement populaire d'un premier soir où plein de gens, les plus excités, descendaient le long des boulevards en criant "A Berlin !" Bismarck n'a fait que produire un texte abrégé et le texte n'a pas du tout été tourné de manière tendancieuse, il a été pris pour un document tout à fait banal par les presses étrangères, par le Times notamment. En réalité, c'est la presse française qui a décidé de présenter le document comme insultant, et plusieurs mois après Bismarck a inventé qu'il avait habilement rendu insultante la dépêche en retouchant et condensant le texte original de Guillaume Ier. Tout ça, c'est du pipeau. En revanche, un peu plus tôt, Bismarck a joué un rôle décisif plus évident dans la provocation à l'égard des français. Bismarck avait très bien pris note de la vivacité avec laquelle les français avaient réagi contre la candidature du prince de Hohenzollern, et Bismarck a remis cette candidature sur le tapis en juin 1870, et c'est ce qui explique la réaction française, et un petit pourcent de son outrance. Les français ont demandé à nouveau à Guillaume Ier le retrait de cette candidature, ce que celui-ci a confirmé, mais les français ont maladroitement insisté à nouveau pour en avoir une confirmation écrite, ce que Guillaume Ier refusera avec cette dépêche d'Ems que Bismarck a plus abrégée que retouchée. Et si vous trouvez insultante la dépêche remaniée par Bismarck, c'est que vous avez une susceptibilité à fleur de peau et que vous avez des soucis dans la vie.
Mais, le truc ahurissant, c'est que la décision de faire la guerre était prise avant la réception de la dépêche d'Ems, et c'est pour cela que tout le monde a été convaincu, avec raison, que la France était l'agresseur dans cette affaire. Cette guerre est d'autant plus malheureuse qu'elle était facilement évitable au plan diplomatique. Le jeu des alliances était favorable à Napoléon III, mais en-dehors de l'Autriche et de l'Italie, les alliances étaient tout de même plus faibles, y compris avec la Belgique, puisque Bismarck avait perfidement révélé un document confidentiel qui montrait que Napoléon III avait des vues annexionnistes sur la Belgique en 1866. La Russie avait dû digérer la guerre de Crimée, etc. Même les alliances avec les états germaniques du sud devenaient de moins en moins possibles, étant la naissance d'un sentiment national allemand. Cependant, la candidature du prince de Hohenzollern avait été retirée. Tout aurait dû s'arrêter là.
Mais, dès que cette candidature a été remise sur le tapis à la fin du mois de juin, le feu a été mis au poudre de manière irréversible. Le minsitre Ollivier parlait d'un pays qui n'avait jamais été aussi tranquillement installé dans la paix à la fin du mois de juin 1871, mais après ce retour de la candidature, les langues belliqueuses se délient et notamment celle d'un diplomate qui a longtemps travaillé en Autriche, le pays rival de la Prusse défait en 1866, le duc de Gramont. lequel a fait plusieurs sorties verbales violentes auprès des chancelleries étrangères mêmes. La crise ne commence au plus tôt que vers le 2 juillet, et elle n'éclate véritablement que vers le 5 juillet. Si la guerre est déclarée le 19 juillet, deux semaines après, l'ordre de mobilisation s'est joué entre le 13 et le 15 juillet 1870, avant donc la prise de connaissance du texte "trafiqué", puis non trafiqué, de la dépêche d'Ems. Napoléon III était contre cette guerre, mais son entourage et l'impératrice si.
La France vivait alors dans un double mythe, celui des lointaines guerres du Premier Empire auquel Napoléon III devait une partie de son prestige indirect, et celui des guerres coloniales dont on ne soupçonnait pas clairement à l'époque qu'elles ne pouvaient être comparées à une guerre sur le sol européen entre deux grandes puissances du continent. En même temps, la France vivait dans une grande idée de sa culture, mythe qui avait des fondements, mais qui était cocardier malgré tout et qu'un Victor Hugo entretenait pompeusement. L'idée, c'était que la France propageait sa lumière dans le monde et que le monde avait plus besoin de la France, sinon de sa capitale Paris, que Paris et la France n'avaient besoin du monde. Malgré le romantisme, malgré les philosophes, le monde germanique n'était pris au sérieux que par les anglais. Les Français ne se voyaient rivaliser qu'avec l'Angleterre. Il y avait une rage contre les français dans le monde prussien, un désir de leur rabattre le caquet, mais il y avait effectivement une sorte de condescendance avec laquelle les Français voyaient les peuples germaniques à l'époque. Avec la guerre franco-prussienne, le traitement condescendant prit fin, ou plutôt il prit une voie de transition particulière avec la haine revancharde qui s'installa de 1870 à 1918. Depuis 1918, les représentations sont devenues complètement nouvelles, nous sommes définitivement coupés du sentiment condescendant de 1870. Il reste un sentiment d'exception française dans la culture, mais il n'a plus du tout les mêmes contours, il n'a plus cette arrogance étrange.
Rimbaud à son époque n'était pas dans un discours spécialement arrogant, mais il y avait une certaine adhésion à l'idée d'un peuple révolutionnaire parisien qui pouvait rayonner en tant qu'exemple à suivre dans le monde. Il prenait garde de ne pas l'étendre, de ne pas tout y associer complaisamment et de ne pas en expliquer les spécificités comme le faisait Hugo dans ses élans emphatiques, mais il le vivait tout de même.
Evidemment, la défaite militaire fut rapide. Je ne vais pas la raconter cette fois-ci. Ce que je voulais retenir dans mes rappels, c'est tout ce qui a trait à l'idée d'un peuple français ou d'un peuple parisien comme guide de l'humanité.
Or, après la défaite de Sedan, il va y avoir le grand siège de Paris. Le mythe révolutionnaire est entre-temps réactivé. La chute de l'Empire a laissé la place à l'idée qu'une République allait enfin advenir. Les Français cèdent alors au mythe de la Révolution et de Valmy, ils s'imaginent que l'idée républicaine va favoriser la levée du peuple en masse et déterminer une meilleure issue à une guerre si mal engagée. Et Rimbaud y a cru, comme l'atteste son sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze...", non composé apparemment mais remanié en septembre 1870, après la proclamation de la République le 4. Or, la situation était un peu particulière. Il y avait une guerre face à l'ennemi étranger, mais il y avait aussi des tensions internes au sujet de l'orientation à donner à la République, et il y eut de premiers épisodes de manifestations et d'émeutes en faveur de l'instauration d'une Commune de Paris en septembre et octobre 1870. La Commune ne naît pas de l'armistice franco-prussien, ni des élections aux résultats réactionnaires de février 1871 : c'est une genèse de bien plus longue haleine. Et, pendant le siège de Paris, comme le dit Francisque Sarcey dans son ouvrage Le Siège de Paris, écrit avant la levée du blocus de Paris par les prussiens, il y avait une partie de la population qui haïssait plus les prussiens, mais qui était plus effrayée pourtant encore par les émeutiers qui voulaient influer sur le régime républicain à venir.
Mais ce siège de Paris mérite aussi qu'on s'y arrête un instant au plan de la vision de soi des parisiens et des français face au danger encouru. Après Sedan, les français furent surpris que les prussiens mirent tant de temps avant d'attaquer Paris. Pour nous, cela semble court puisque le siège a commencé dès le 19 septembre et qu'il a fallu couvrir le trajet de Sedan à Paris, sachant que l'ennemi a tourné la capitale par le sud pour prendre Versailles préalablement. En tout cas, les français ont trouvé que ce fut lent, ne concédant pas que les prussiens pouvaient prendre un délai pour bien réévaluer leur plan d'action, etc. Les Parisiens étaient également convaincus que les prussiens chercheraient à prendre la ville de vive force et que c'est pour cela que les forteresses feraient un boulot décisif. Les prussiens privilégièrent un lent et patient blocus. Mais, cela, la population ne l'a pas anticipé du tout. Et donc il faut décrire ce qu'ils ont fait et leur état d'esprit. Les bourgeois parisiens qui pouvaient se le permettre ont envoyé femmes et enfants à la campagne, en prévision d'un assaut rapide sur Paris. Ils prévoyaient une bataille de quelques jours. Mais l'idée, dont témoigne Francisque Sarcey dans l'ouvrage cité, c'est que les hommes ont eu massivement à cœur de revenir à Paris, même s'ils n'allaient pas se battre. La phrase à la mode, c'était de dire : "Il faut être là." Et Sarcey souligne bien qu'ils ne viennent en se disant qu'ils peuvent minimiser le danger si c'est un blocus, puisqu'ils sont au contraire convaincus que l'armée prussienne va prendre la ville de vive force. Il y a donc eu à l'origine une manifestation de présence héroïque quoique passive. Evidemment, ceux qui s'éloignaient de Paris, malgré les excuses qu'ils se donnaient, étaient brocardés. C'est le cas de M. de Girardin et de bien d'autres. C'est là que s'est répandue l'expression "franc-fileurs de la Seine", réduite ensuite à "francs-fileurs" (il y a eu aussi une variante "francs-traqueurs" indiquée par Sarcey). Et donc cela veut aussi bien dire que Paris n'est pas une ville qui s'est dépeuplée à l'occasion du siège de la guerre franco-prussienne. On voit bien qu'une lecture de "Paris se repeuple" en fonction de la fin de la guerre franco-prussienne n'a pas de sens eu égard à de telles données historiques comprises de tous les contemporains, diffusées dans la presse. L'ouvrage de Sarcey, il est de cette époque, il est évoqué par Rimbaud dans sa lettre à Demeny du 17 avril 1871. Sarcey avait eu à cœur de le publier immédiatement pour comme il le dit diffuser les impressions les plus fraîches. Dans le témoignage de Sarcey, il faut d'ailleurs prendre la mesure que, quand il parle des émeutiers, des gens qui veulent créer la Commune, il ignore qu'il va y avoir ensuite une Commune de Paris du 18 ou plutôt du 28 mars au 26 mai 1871.
Mais c'est là que j'en arrive à l'idée de "cité sainte". Je ne vais pas raconter la Commune ici, même si au contraire de la guerre franco-prussienne elle est le sujet du poème "Paris se repeuple". L'expression "cité sainte" n'est pas de nature communaliste en fait, et c'est ce qui peut en partie expliquer la variante "cité sainte" et "cité belle" entre les deux versions imprimées du poème. Rimbaud n'attachait pas un intérêt particulier à la mention "sainte". En revanche, dans la version où il emploie ce terme, il le fait à l'adresse des gens de son époque qui font de Paris une ville lumière d'exception. Hugo suffit à illustrer que tous les français qui pensent Paris comme ville de la Révolution ne sont pas nécessairement favorables à la Commune de 1870. Quand Rimbaud dit "cité sainte", il parle à tout le monde et ce n'est qu'ensuite dans son poème qu'il met en place l'idée que Paris a incarné l'idée communaliste.
C'est pour cela que plutôt que de s'intéresser à ceux qui citent le texte de Rimbaud ultérieurement il faut rechercher les mentions "cité sainte" antérieures à Rimbaud. J'en ai justement une significative dans le livre de Sarcey que je viens de citer à quelques reprises. Elle figure dans la toute première page, dans les premiers paragraphes du premier chapitre "Avant le siège" : "Et puis, Paris ! C'était pour nous la ville sainte, la capitale de la civilisation, et, comme disaient les Grecs, le nombril de la terre; qu'on osât y toucher jamais, c'était un sacrilège, dont il ne pouvait tomber dans la pensée qu'aucun peuple se rendit jamais coupable !"
En tête de son ouvrage, Sarcey souligne l'impensable agression contre Paris des prussiens, moins pour la dénoncer ici que pour caractériser la blême désillusion du peuple français. Dans le texte de Rimbaud, une lecture passive ne fait qu'envisager une production rhétorique du mythe révolutionnaire, mais cette petite allusion à Sarcey révèle toute la nature polémique à laquelle introduit la mention "cité sainte" au vers 4 du poème. L'impensable se reproduit une deuxième fois, mais il est à l'actif de personnes qui comme Sarcey ou d'autres avait pensé que Paris était une "cité sainte" sur laquelle il était inimaginable que les "vandales" germaniques portent la main. L'impensable s'aggrave ici du fait que les agresseurs français ont vaincu en Paris l'idée même qu'elle portait à ce jour et qui devait rayonner dans le monde. Si la ville est reconnue "sainte" par Sarcey et les autres, pourquoi a-t-on réprimé ce qu'elle exprimait politiquement de neuf en mai 1871 ? Tel est le discours sarcastique du poète sur au moins l'une des deux versions connues du poème. Et l'ironie du titre "Paris se repeuple" est elle-même très forte, car il s'agit d'une sorte de transfusion sanguine ! On vide par les massacres le sang corrompu de la Commune et on rétablit l'image sainte convenue en faisant revenir la population qui a fui Paris au moment de la Commune autour du 18 mars. Je pense que ces subtilités méritaient d'être dites.

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