mardi 11 avril 2017

"Âge d'or", chanson populaire

Le quatrième et dernier poème de la série des Fêtes de la patience déconcerte quelque peu par son air de bouffonnerie. Ce n'est pas la plus aimée des "fêtes", car elle doit rivaliser avec des textes fort appréciés comme "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité". Notre pièce "Âge d'or" a l'air de sortir d'un opéra à la Offenbach, notamment à cause du refrain avec la tension des vers "-Est-elle angélique !-"/"Vertement s'explique:", ou bien à cause du quatrain "allemand" : "D'un ton allemand, / Mais ardente et pleine;" ou encore à cause du jeu de mots à la rime du quintil final: "[...] voix / Pas du tout publiques, / De gloire pudique / Environnez-moi." Précisons que le poème "Âge d'or" devait selon les brouillons qui nous sont parvenus de la Saison faire suite à la mention "Je devins un opéra fabuleux". Or, sur le brouillon, la citation du titre "Âge d'or" s'accompagne de considérations disposées en un court paragraphe, considérations qui ont été supprimées de la version définitive et donc imprimée d' "Alchimie du verbe" : "C'était ma vie éternelle, non écrite, non chantée, - quelque chose comme la Providence à laquelle on croit, qui ne chante pas" D'autres éléments sont biffés et ajoutés entre les lignes, dont le groupe nominal "les lois du monde" à côté de "Providence". Ces "nobles minutes" étaient suivies d'un état de "stupidité complète". Et c'est alors seulement qu'était formulée cette loi de la possibilité du bonheur qui vient directement à la suite de la formule "Je devins un opéra fabuleux" dans le texte définitif.
Cette difficulté du rapport à la chanson concerne d'autant mieux "Âge d'or" que sur une des versions manuscrites connues du poème, nous avons des mots latins qui accompagnent la scansion des quatrains et quintils : "Terque quaterque", "Pluriès", "Indesinenter".
 Citons les deux versions connues du poème en les mettant en regard l'une de l'autre pour permettre ensuite aux lecteurs de suivre nos raisonnements.

La version initiale datée de "Juin 1872" comporte huit quatrains et deux quintils. La seconde version ne compte plus que six quatrains et deux quintils. Cette réduction est assez simple à comprendre. Le poème est constitué initialement de deux séries de cinq strophes,à cette excentricité près que la deuxième série passe subrepticement des quatrains aux quintils. Ce qui nous permet de dire qu'il y a deux séries, c'est que le premier et le sixième quatrains sont approximativement la reprise du même, sauf qu'ils introduisent chacun une voix distincte; "Quelqu'une des voix / Toujours angélique" / "Et puis une voix / - Est-elle angélique ! -" Mais la construction des deux séries n'est pas symétrique. La distribution de la parole se fait entre le poète et une voix dans chaque série. Mais, dans la première série, l'introduction par le poète ne prend qu'une strophe quatrain, quand dans la deuxième série elle en prend deux. Au premier quatrain, le double point ":" introducteur de paroles suit directement le verbe "s'explique". En revanche, au sixième quatrain, nous avons un point-virgule, le double point ne vient que dans le quatrain suivant, mais capricieusement à deux reprises. Dans la première série, la "voix" chante aux deuxième et troisième quatrains. Dans la seconde série, l'autre "voix" chante au huitième quatrain et au premier quintil. Autrement dit, dans un cas, la voix chante dans les deuxième et troisième strophes de sa série, et dans l'autre cas, la voix chante dans les troisième et quatrième strophes de sa série. Cela peut déconcerter bien des lecteurs qui vont parfois penser que le premier quintil "O joli château..." n'est pas chanté par la voix, et ceci a des conséquences graves pour la lecture puisqu'en ce cas le "grand frère" n'est pas identifié au poète lui-même, alors même que le premier vers de l'ultime strophe établit clairement que le poète reprend la parole : "Je chante aussi, moi[.]" Mais, dans la première série, les choses sont posées différemment. Le poète reprend la parole dans le quatrième quatrain, mais pour avouer d'emblée chanter en choeur. Un vers du quatrième quatrain (je n'entre pas ici dans les détails compliqués) et l'ensemble du cinquième quatrain sont la reprise du troisième quatrain chanté par la voix. Or, dans la seconde version manuscrite connue du poème, Rimbaud a renoncé à ce dispositif laborieux de la première série pour ne conserver que le seul troisième quatrain.

Cinq premières strophes de la première version manuscrite (provenance Richepin)

Quelqu'une des voix
Toujours angélique
- Il s'agit de moi, -
Vertement s'explique :

Ces milles questions
Qui se ramifient
N'amènent, au fond,
Qu'ivresse et folie ;

Reconnais ce tour
Si gai, si facile,
Ce n'est qu'onde, flore,
Et c'est ta famille !.... etc...

Puis elle chante. O
Si gai, si facile,
Et visible à l'oeil nu...
- Je chante avec elle, -

Reconnais ce tour
Si gai, si facile,
Ce n'est qu'onde, flore,
Et c'est ta famille !... etc....

Trois premières strophes de la seconde version (dossier des Illuminations en 1886)

Quelqu'une des voix,
- Est-elle angélique ! -
Il s'agit de moi,
Vertement s'explique :

Ces mille questions qui se ramifient
N'amènent, au fond,
Qu'ivresse et folie.

Reconnais ce tour (Terque quaterque)
Si gai, si facile :
C'est tout onde et flore :
Et c'est ta famille !
La visée du "terque quaterque" est simple à comprendre suite à cette comparaison des versions. Le vers : "Si gai, si facile," était commun à trois quatrains successifs de la première version, le cinquième quatrain était la reprise du troisième dans la première version. Le quatrième quatrain entremêlait le chant de la "voix" et la reprise de la parole par le poète qui expliquait qu'il se mettait d'un coup à chanter à l'unisson. La seule difficulté vient du vers "Et visible à l'oeil nu" que la ponctuation invite à interpréter comme une parole du chant, sauf qu'il ne s'agit pas d'une reprise du troisième quatrain. Il semble s'agir d'une variation, et ce serait le "tour" lui-même qui serait "visible à l'oeil nu". Cette difficulté de lecture disparaît dans le cas de la seconde version simplifiée. Rimbaud a évité une autre équivoque en passant de la forme restrictive "Ce n'est qu'onde, flore," à la forme "C'est tout onde et flore[.]" Je préfère la première version qui ne me paraît pas foncièrement ambiguë.

La deuxième série se maintiendra en nombre de strophes.

Et puis une voix
- Est-elle angélique ! -
Il s'agit de moi,
Vertement s'explique ;

Et chante à l'instant
En soeur des haleines :
D'un ton allemand,
Mais ardente et pleine :

Le monde est vicieux ;
Si cela t'étonne !
Vis et laisse au feu
L'obscure infortune.

O ! jolie château !
Que ta vie est claire !
De quel Âge es-tu,
Nature princière
De nôtre grand frère ! etc...,

Je chante aussi, moi :
Multiples soeurs ! Voix
Pas du tout publiques !
Environnez-moi
De gloire pudique... etc....

Les retouches sont peu nombreuses : "Tu dis ? tu t'étonnes ?" ou la ponctuation "O joli château", avec surtout l'interversion des deux derniers vers qui crée un effet de chute revu :

[...]
De gloire pudique
Environnez-moi.
On remarquera également que la phrase exclamative "- Est-elle angélique !", à ne pas confondre avec une phrase interrogative, figurait dans la première version, mais qu'elle remplace la leçon initiale du premier quatrain "Toujours angélique", toujours dans un souci de simplification au détriment du charme de la version initiale. En revanche, la transcription abusive du déterminant possessif "nôtre" est commune aux deux manuscrits.
Toutefois, le quintil "O jolie château" est accompagné de la mention "(Pluries)" et le dernier quintil de la mention "(indesinenter)". Il s'agit des deux dernières strophes, les deux quintils, la précision "septième" et "huitième" strophes pouvant induire en erreur en cas de rapprochement entre les deux manuscrits.

Dans le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Jean-Baptiste Baronian, à la notice concernant le poème "Âge d'or", nous trouvons, sous la plume de Jean-Marie Méline, le développement suivant : "la troisième, la septième et la huitième strophe sont assorties d'une accolade précédée d'une mention en latin, respectivement "terque quaterque" ("trois et quatre fois"), "pluriès" ("plusieurs fois") et "indesinenter" ("sans discontinuer")." Et le commentaire précise encore : "Mais les deux versions sont conçues dans le ton familier (et presque guilleret) d'une chanson populaire aux "refrains niais" et "aux rhythmes naïfs". "
L'idée de "refrains niais" nous rapproche de la "stupidité complète" évoquée dans le brouillon, mais le commentaire parle ici de "chanson populaire". Or, il se trouve qu'il existe une "chanson populaire" qui s'intitule précisément "L'Âge d'or" et qui figure dans un recueil connu dont le titre est précisément Chansons populaires.
Eugène de Lonlay était un poète du dix-neuvième siècle, auteur de quelques romans et de quelques recueils de poésies. Les titres de ces derniers sont suggestifs pour un verlainien : Romances et chansons, Mandolines, Larmes de bonheur, mais il composait également de nombreux textes qui étaient mis en musique par divers artistes : Etienne Arnaud, Boieldieu, Joseph Vimeux, Ernest Lépine, Abel d'Adhémar, Gustave Morel, etc.
Son texte le plus célèbre est "Ma Brunette" et j'ai pu espérer un instant que j'allais trouver un rapprochement entre "Ce qu'il faut au poète" mis en musique par Joseph Vimeux et "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", tant je cherche à cerner des formulations anciennes du type "Ce qu'on dit au... ou aux...", "Ce que nous disons à... ou aux...". Je n'ai trouvé qu'un "Ce qu'il faut au poète, / C'est l'amour", juste après il est vrai une mention de "fleur", histoire de bien me narguer.
D'autres chansons sont intéressantes à relever car au moins elles permettent d'illustrer les mentions typiques du chant dans certains poèmes, potaches ou non, de Verlaine et Rimbaud.
Mais voici en tout cas ce spécimen troublant "L'Âge d'or" dont je mets le lien, page 30 de cet ouvrage de compilation des oeuvres d'Eugène de Lonlay. Il y est question du "ciel radieux" pour un enfant qui vient de naître. Le refrain "Bienheureux est ton âge, / Enfant, c'est l'âge d'or !" est flanqué d'une accolade avec la mention "Bis." entre parenthèses. Le discours édifiant, c'est que le seul amour à consommer sans crainte et sans regret est celui d'une mère et qu'il faut profiter de cette période de la vie où nous sommes protégés car pour l'instant une insouciance favorisée par la protection du monde ambiant nous épargne les tracas de l'orage frappant le monde. Tout cela tournera plus tard en longs jours de douleurs avec la foi ravie et l'oubli.
Dans "Âge d'or", les correspondances peuvent s'observer. Nous avons l'idée d'une Nature qui est la famille du poète : "Ce n'est qu'onde et flore, / Et c'est ta famille !" Il est question de la "Nature princière / De nôtre grand frère!" Les voix parlent du poète comme d'un "grand frère" bien évidemment, lui qui les considère ensuite comme de "Multiples soeurs".
Le sermon du poème "Âge d'or" est paradoxal, la verte explication annoncée tourne court, puisque les voix tiennent un discours subversif, on peut même parler d'inversion morale.
La voix éminemment "angélique" invite à considérer comme vaines les mille questions étourdissantes, mais avec un glissement étrange, puisque la mauvaise folie, mauvaise ivresse des questions cède le pas à une danse ou en tout cas à un chant : "Puis elle chante". La parole est distribuée entre la voix et le poète, même s'il faut éviter de dire que ce soit même un peu à la façon de La Nuit de mai : le poète désigne d'abord la voix qui lui parle. Celle-ci parle dans les deuxième et troisième quatrains, puis le poète reprend la parole pour dire qu'il se met à son unisson. Je ne reviens pas sur les difficultés que pose le quatrième quatrain quant à la distribution de la parole. En tout cas, c'est le cinquième quatrain, reprise du troisième, dans lequel vient se résumer apparemment la morale enfiévrée de la voix chantante. Mais, étrangement, le poète reprend la structure du premier quatrain et semble impliquer l'apparition d'une seconde voix. Le poète l'introduit sur deux strophes et la présente comme chantant immédiatement "à l'instant". Le nouveau chant tient en deux strophes : "Le monde est vicieux...", un quatrain, et "Ô ! joli château!", un quintil, et surprise, ce décalage étonnant de quatrain à quintil, glisse de la voix à la réplique du poète : "Je chante aussi, moi[.]" La reprise par le poète de la forme quintil à la seconde voix confirme une course à l'unisson et la dernière strophe dans la bouche du poète permet de nous assurer qu'il est bien question du même étonnement devant les chansons de deux voix distinctes qui font songer à des anges : "Multiples soeurs ! voix / Pas du tout publiques !"
Il était important de noter cette structure d'un échange entre le poète et deux voix angéliques. Cela devrait faciliter la lecture du poème "Âge d'or".
Et le poème se termine sur une revendication de "gloire pudique" qui semble correspondre à l'âge d'or d'un enfant à l'abri des orages du monde.

La comparaison du discours des deux voix permet de conforter la lecture du second quatrain. La première voix invite le poète à renoncer aux questions torturantes qui l'enivrent et le rendent fou, mais, et on le voit dans certains commentaires, ce rejet de l'ivresse peut être estimé contradictoire avec ce que nous connaissons par ailleurs du poète, avec la lettre d'autres poèmes. Or, le parallèle est évident entre "les questions qui rendent ivre et fou" et l'invitation de la seconde voix à rejeter "au feu / L'obscure infortune." Il est bien question d'une ivresse aliénante et négative provoquée par les interrogations devant un "monde vicieux" dans ce poème. Les questions en tant qu'elles "se ramifient" représentent des liens que la magie du tour va rompre pour rendre le poète à une vie libre. Le "ton allemand" est lui une variante de la sévérité "vertement". Beaucoup de commentaires cherchent à donner une interprétation plus fine au mot "allemand". On pense au romantisme. Fongaro songe lui à la ville natale de Verlaine, Metz, devenue allemande. Néanmoins, le texte établit clairement la valeur négative du "ton" donné avec la conjonction "Mais" qui suit : "D'un ton allemand, / Mais ardente et pleine". Les allemands sont plutôt perçus comme un peuple bourgeois et égoïste, et la langue allemande est réputée grave et dure, même heurtée, à l'oreille. Il ne faut pas chercher à adoucir la signification des mots dans le poème. La solution de ce "ton allemand" est à chercher dans les charges comiques propres à un certain esprit de chanson populaire. Pour le "joli château", si les voix sont soeurs du poète, il semble enfin qu'il s'agit là de l'enveloppe corporelle du poète définie dans sa jeunesse, voire dans ses atouts, puisque note finale de "gloire pudique" il y a.

Lien : L'Âge d'or, Musique d'Auguste Morel, page 30 du recueil de 1858 de Chansons populaires d'Eugène de Lonlay

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