jeudi 9 juillet 2015

"Le long des calices accroupis"

Qui sont Les Assis ? En se fondant sur le témoignage de Verlaine, les gens pensent qu'il s'agit de bibliothécaires. La cible serait le bibliothécaire de Charleville qui aurait refusé de prêter des livres au jeune Rimbaud, bibliothécaire dont Verlaine se souviendrait même du nom alors que visiblement il ne l'a pas connu. Malgré tout, le terme "les assis", quand on pense à Rimbaud et pas au poème, finit par désigner les hommes installés et hostiles à la Commune, les Ventrus, les bourgeois, etc.
En 1870, Rimbaud a composé un ensemble de poèmes fortement inspirés d'Hugo. Le poème Le Forgeron est un cas particulier, il n'est pas saturé de renvois au seul recueil des Châtiments, il puise plus largement dans la littérature hugolienne, et son forgeron fait songer au romantisme social, au-delà d'Hugo on peut parfois penser à certaines pages du roman Le Compagnon du Tour de France de George Sand, quand Pierre Huguenin, le héros ouvrier, répond au carbonariste Achille Lefort. Le personnage du Forgeron ne vient pas du tout du marxisme mais du romantisme social dont Hugo est l'un des principaux vecteurs, la métaphore du forgeron même étant issue d'un double rapprochement avec un poème d'actualité de Coppée et un des Châtiments. Dans son poème nourri d'allusions historiques, Rimbaud parle du roi "debout sur son ventre". Il s'agit d'une image associant l'assise sociale à un handicap physique moteur, c'est une première forme de tir satirique à rapprocher de celle d'Assis présentés comme de vieux squelettes faisant corps avec leurs sièges.
Plus tard, Rimbaud va envisager dans un court récit publié dans le Progrès des Ardennes de nous peindre un Bismarck rêvasseur. Delahaye avait prétendu que ce récit n'avait pas été retenu dans le journal et il décrivait le prussien comme complètement saoul. Pourtant, le récit a bien été publié avec le sous-titre de Fantaisie et en revanche il n'est pas dit explicitement que Bismarck soit ivre. La piètre qualité de ce texte en prose peut laisser penser qu'il a été fortement remanié par Jacoby, peut-être afin de le réduire, ce qui n'aurait pas plu à Rimbaud qui s'en serait plaint à Delahaye, mais peu importe ici. La rêvasserie bismarckienne est à rapprocher de la rêverie finale des Assis.
On remarque que les "glaïeuls" reviennent avec insistance dans les poèmes Le Dormeur du Val, Chant de guerre Parisien et Les Assis. Dans un premier cas, le soldat dort "Les pieds dans les glaïeuls", martyr de la naissante République auquel le poète rend hommage. Dans le second cas, l'image est reprise pour verser dans la raillerie : "Et couché dans les glaïeuls, Favre / Fait son cillement aqueduc, / Et ses reniflements à poivre!" L'expression évoque la mort au combat, à l'aide de l'étymologie "glaives" de "glaïeuls", mais l'expression noble est singerie de la part de Favre qui use d'adjuvants comme le poivre pour se montrer malade de la situation du pays. Ses pleurs sont un artifice technique que souligne le mot "aqueduc". Dans le cas des Assis, l'expression "fil des glaïeuls" suggère par calembour la lecture "passer au fil de l'épée" et elle entre en résonance avec le double sens sensible du mot "sièges" dans le poème, car ces hommes rêvent de "sièges fécondés" et on pense aux sièges de Paris où il faut mater la population insurgée qui déjà voulait prolonger l'affrontement avec les Prussiens malgré les politiques comme Favre. Les Prussiens n'ont pas assiégé réellement Paris, les versaillais s'en sont chargés ou vont s'en charger selon l'hypothèse de datation que nous projetons sur le poème.
Il est une autre comparaison intéressante avec les poèmes de 1870. Nos squelettes se sont austèrement endormis et c'est dans leurs rêves qu'ils se sentent bercés par "Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule", probablement la propagande dans la presse qui encourage au siège versaillais de Paris avec un discours de bravade des communards. La situation était différente en août 1870 où le conflit n'était pas civil mais tourné contre l'étranger. A ce moment-là, des assis demandaient aux peuples de se battre l'un contre l'autre, et Rimbaud en avait fait le sujet du sonnet Le Mal. Deux types d'assis étaient caractérisés, l'un était nommé "le roi" et l'autre "un Dieu", et ce Dieu qui n'est pas la divinité mais une désignation sarcastique de ceux qui profitent de la guerre et collectent les gros sous des vieilles mères angoissées, ce "Dieu" "dans le bercement des hosannah s'endort", les hosannah très présents dans Les Châtiments dont pratiquement tous les vers du sonnet Le Mal s'inspirent sont l'équivalent en fanfare religieuse de la littérature de propagande des crachats de fleurs émaillés de trop abondantes virgules. Rimbaud devait songer à un texte où tous les trois mots, toutes les cinq syllabes, il y avait une virgule de telle sorte que le discours semblait des éternuements accompagnés de pollens dans la marque des virgules. La foi de ces vieux assis squelettiques est alimentée par la presse qui vante leurs combats, les sièges qu'ils espèrent, et par les chants religieux qui servent à les légitimer et à leur donner bonne conscience. Le pôle bonne conscience était souligné en août 1870, les railleries de la presse sont le nouveau pôle du poème de 1871, mais le Dieu qui rit était la préfiguration au singulier des Assis, et il y a un écho entre les "hosannah" et le calembour sur "calices" du côté de la religion.
Enfin, issu de sa lecture des Châtiments, le mot railleur qu'affectionnait Rimbaud n'était pas tant celui d'assis que celui d'accroupis. Le titre Les Accroupis ne serait pas passé aussi bien, mais le mot apparaît significativement à la fin du poème Les Assis dans le dernier quatrain, tandis que le mot "accroupissements" apparaît dans le dernier quatrain de Chant de guerre Parisien et devient même le titre d'un poème que nous connaissons par la version transcrite dans une lettre à Demeny de juin 1871.
Dans Accroupissements, il n'est question que d'une personne, le "frère Milotus", mais la cible reste à identifier s'il y en a une, et dans tous les cas, le "frère Milotus" résume toute une catégorie de gens d'Eglise. Dans Les Assis, la cible est plurielle et il s'agit là encore de portraits génériques. Si ce que dit Verlaine a une chance d'être fondé, c'est que le bibliothécaire de Charleville n'est pas ciblé dans sa profession, mais dans ses opinions versaillaises. C'est ce que le lectorat ne comprend pas quant à ce poème, tant on lui rabâche l'anecdote du poète irrité parce qu'il n'a pas pu consulter les livres souhaités. Verlaine en 1883-1884 avait des raisons de ne pas désigner trop explicitement la teneur communarde des Assis. Il avait sans doute des raisons de noyer le poisson en parlant de bibliothécaire, car Verlaine tourné vers la foi devait alors sentir que le double sens du mot "calices" ferait tiquer la communauté des pratiquants.
En tout cas, le lecteur ne doit pas manquer de comparer les chutes des poèmes Les Assis et Chant de guerre Parisien. Dans le poème en quatrains d'octosyllabes, nous avons des "Ruraux qui se prélassent / Dans de longs accroupissements" et ils vont entendre fouetter à leurs oreilles "des rameaux qui cassent". Dans Les Assis, des vieux squelettiques et sales se sont endormis tout "accroupis" et à rebours de leurs rêves de fleurs fécondés par leurs queues de libellules, leur "membre s'agace à des barbes d'épis". Il s'agit de deux retours du réel où dans un cas au moins Rimbaud l'associe explicitement à un triomphe communard. Dans le cas des Assis, nous assistons à un discours de déni des "sièges fécondés" par le vers final et les "fleurs d'encre crachant des pollens en virgule", cela me semble une périphrase sensible d'une littérature qui joue des fleurs de rhétorique, mais qui est bonne pour le caniveau. Une littérature ordurière qui se croit fleurie... Cela m'invite à penser que, éventuellement dans une première mouture inconnue plus explicite, le poème a été composé avant la semaine sanglante. Contrairement au Chant de guerre Parisien, le poème Les Assis a été maintenu et retranscrit dans le dossier de copies verlainiennes, sans oublier le cas de la version des Poètes maudits.
Le poème Les Assis est composé de onze quatrains. Les cinq premiers quatrains décrivent la fusion de ces vieux squelettes avec leurs chaises et ce mouvement se ponctue par un premier effet de bercement qui annonce la chute du poème :

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.

Ces Assis ne sont pas de simples bourgeois préoccupés de répressions versaillaises, ce sont aussi des lecteurs romantiques contaminés à la façon d'Emma Bovary.

Un second mouvement de trois quatrains suit où il est question de les voir s'agiter quand on les amène à "se lever".
Il s'agit de fervents adeptes de l'immobilisme, se lever c'est le naufrage, ce qui signifie qu'ils ne veulent pas d'une société qui change avec le temps présent. L'engloutissement dans un entonnoir relaie l'image des roulis d'amour.

Les trois derniers quatrains racontent le rêve qui fait suite à leur colère d'avoir été dérangés. Le mot "visières" à la rime est un clin d'oeil au mot "paupières": "Quand l'austère sommeil a baissé leurs [paupières]". Les visières peuvent être celles de lecteurs dans la bibliothèque, c'est le moment où l'identification de lieu est la plus pertinente. Mais loin de songer que le bibliothécaire est visé, nous pensons que toute une salle réactionnaire est la proie des sarcasmes de ce poème.
Le sommeil est qualifié d'austère, ce qui renvoie autant à la nature austère des personnages qu'à la loi de plomb physiologique qui s'abat sur ce qui a été présenté comme des grabataires.
On observe le retour du mot "bureaux" qui désignent ici les meubles, mais qui en 1870 désignaient en les chosifiant des espèces d'assis (A la Musique, Ce qui retient Nina).
Préparant la métaphore particulière qui baigne tout le dernier quatrain, l'image des "poings noyés dans des manchettes sales" n'est pas si anodine, ces gens rêvent de "sièges fécondés", c'est explicitement l'idée de "fleurs qui soient des chaises" que met en oeuvre la fin du poème, les "sièges fécondés" équivalent à des "fleurs fécondées".
Les vers 41-44 ont une syntaxe quelque peu étonnante, mais le sens permet de rétablir aisément les liens logiques.

Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules
- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.

Les "fleurs d'encre crachant des pollens en virgules" sont la littérature que parcourent ces gens en provoquant leur quasi endormissement. Ils sont dans un entre-deux, ils lisent en rêvassant jusqu'à oublier la réalité. Je me suis demandé si les fleurs d'encre crachant des pollens en virgule ne pouvaient pas être des motifs ornementaux dans les livres plutôt que les textes eux-mêmes. Toujours est-il que les fleurs des livres sont assimilées à des fleurs réelles présentant leurs calices. L'immersion "les poings noyés" gagne le poème. Nos assis qui sont tout autant des accroupis s'imaginent le long des calices des fleurs et le bercement procuré les assimile à des libellules qui volent et qui fécondent les glaïeuls. Mais les glaïeuls sont mâles également et ils opposent leurs glaives, idée que favorise le recours à l'expression "fil des glaïeuls", jeu de mots pour "fil de l'épée". Et comme le rêve était de féconder des sièges, le vieux membre des assis qui se sent animé par le bercement érotique en faisant le geste de la libellule qui pique dans les fleurs ou le cours d'eau avec sa queue tendue vers le bas, ce vieux membre donc se frotte désagréablement aux "barbes d'épis" des chaises. Epis qui ne produisent plus autant de grains qu'il y en a dans le ventre des bourgeois en gros, puisque le poème joue quelque peu plus haut sur cette idée de bouffer en retour à leurs reins boursouflés.
La particularité syntaxique vient d'une part de ce que les appositions sont brutalement juxtaposées sans séparation par une virgule et d'autre part de ce que les appositions n'ont pas pour support le sujet de la proposition verbale, mais le pronom COD "Les" qui désigne les assis. Enfin, nous avons une inversion classique dans la poésie en vers "le long des calices accroupis", le complément de lieu passe devant la base verbale qu'il précise, on aurait une construction en prose "accroupis le long des calices". Il ne faut pas lire "accroupis" en tant qu'épithète au nom "calices". Les mots "accroupis" et "tels" sont au masculin pluriel, ils réfèrent aux assis qui se croient "accroupis" "le long des calices" et qui se sentent "Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules".
Cette idée de fécondation de la Nature nous rappelle que Rimbaud a composé l'expression de ses convictions d'artiste dans le poème Credo in unam. Or, cette idée de rêve d'une nature florale renvoie à la littérature romantique, j'aurais des poèmes de Victor Hugo, des premiers recueils (j'en ai un, mais je dois chercher pour mettre la main dessus), à citer ici. Dans le quatrain Lys, il épinglera plus tard le poète Armand Sylvestre en soulignant que ce poète des lys est également hostile aux communards. On songe bien sûr au poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs qui fait inévitablement le lien entre à tout le moins Credo in unam, Lys et Les Assis ("des fleurs qui soient des chaises").
Voilà, j'avais annoncé une suite à mon article Assiégeons Les Assis ! paru dans la revue Parade sauvage, dans le numéro d'Hommage à Steve Murphy. Ceci en tient lieu, mais j'estime que j'ai des recherches complémentaires à effectuer au sujet des rêveries des grabataires réactionnaires. J'espère ceci une contribution décisive quant à la visée satirique d'un poème qui n'est pas confiné à l'anecdote privée.  

3 commentaires:

  1. Un autre détail plutôt bibliothécaire : les soleils qui "percalisent" leur peau (au lieu de les éclairer) : ça tendrait à les assimiler à des livres, la reliure en percale pouvant imiter le cuir.

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  2. La peau de percale transforme les assis non en bibliothécaires, mais en livres. Surtout, s'il s'agit d'une charge contre les bibliothécaires, il faut expliquer certains éléments en ce sens à commencer par le clapotement des barcarolles tristes et les crachats de pollens en virgules. Là l'identification à un bibliothécaire s'appuie sur les visières et le fait de les faire lever, donc de les avoir sollicités pour travailler un minimum en leur apportant un livre. Je vois des commentaires qui disent de ce poème : quelle inventivité, quelle liberté de création dans sa charge bibliothécaire... Mais ça veut rien dire, si on crée n'importe comment une suite d'images qui n'ont rien à voir avec la charge contre un sujet bien délimité. Il y a un truc logique qui ne va pas dans ce genre d'émerveillement.

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  3. faute de frappe ci-dessu : en leur faisant apporter un ouvrage

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