samedi 11 avril 2015

"Phrases" entre Rimbaud et Verlaine

Quand je lis le poème des Illuminations intitulé Phrases, je comprends instantanément sa signification comme l'équivalent du shakespearien "Words Words Words" d'Hamlet ou comme le "Paroles, paroles" du refrain bien connu de la chanteuse Dalida.
Je ne crois pas comme l'envisage Michel Murat dans son livre L'Art de Rimbaud qu'il ait une signification générique équivalente au titre Conte. Effectivement, les trois sections qui le constituent sont une suite de propos rapportés, mais le titre ne signifie pas que Rimbaud élabore un nouveau genre de poème à partir d'un assemblage de propos rapportés au style direct. Le titre juge le contenu et invite le lecteur à justement ne pas en rester à la surface formelle des choses et des apparences, tout comme celui de L'Education sentimentale chez Flaubert. En même temps, certaines pièces de théâtre en vers sont appelées poèmes, ce qui empêche de parler d'innovation réelle. Rimbaud n'invente pas le poème qui est une suite de répliques dans un échange entre deux ou plusieurs personnes, cela a déjà été fait et sans aller chercher bien loin, qu'il suffise de songer au poème Sur l'herbe des Fêtes galantes de Verlaine. 
J'écarte sans aucune forme d'hésitation les cinq autres créations non accompagnées de titres. Ce qu'on peut percevoir nettement, c'est l'unité des trois sections de propos rapportés qui seules correspondent formellement à des phrases d'un échange entre deux personnages fictifs et énigmatiques.
Une anaphore puissante prouve la liaison des deux premières parties "Quand..." et la troisième reprend nettement l'idée de flatterie des phrases des deux précédentes, puisque la conclusion : "ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir", est une réponse sans illusion aux belles promesses qui ont précédé : "je vous trouverai", "et je suis à vos genoux", "je vous étoufferai", "Je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre".
La difficulté de lecture vient de l'emploi abondant de tirets dont on peut parfois se demander s'ils ne supposent pas un changement d'interlocuteur. Nous passerions subrepticement d'elle à lui et de lui à elle.
Dans ma perception du texte, le tiret qui introduit le dernier paragraphe correspond effectivement à un changement de locuteur, c'est le poète masculin qui répond à la femme.
Pour les deux premières parties, elles peuvent être formulées par la femme seule, cette lecture est probante si on la tente. Cette idée est confortée par l'emploi du pronom féminin "celle" : "que je sois celle", par l'idée d'opposer un amour véritable à la vénalité pour un vieillard richissime qui aurait le mérite de ne pas avoir un physique ingrat. Les tirets de la première partie, celle qui compte trois paragraphes, correspondent à des démarcations quelque peu comparables aux parenthèses (en une plage pour deux enfants fidèles), (en une maison musicale pour notre claire sympathie), (que je sois celle qui sait vous garrotter). Mais, il s'agit de traits de démarcation pour le rythme et ils n'est pas nécessaire de les ouvrir et fermer comme les parenthèses, ce qui explique qu'il n'y ait pas deux traits l'un à côté de l'autre dans le premier paragraphe: "fidèles -, - en une maison". D'emploi plus souple que les parenthèses, le tiret permet effectivement de glisser une parenthèse, mais il met en relief certains extraits des paroles à l'intérieur de phrases longues, comme une sorte de décharge qui tonifie le discours, ce rehaussement du ton concerne la symétrie verbale des fins de paragraphes : "- Je vous trouverai" "- et je suis à vos genoux" "- je vous étoufferai".
On aurait pu imaginer un changement de locuteur à chaque tiret, mais les tirets sont intégrées dans des phrases qui vont jusqu'à leur terme, ce qui supposerait une harmonie dans les pensées du couple, ce qui est contredit par la dernière section. Ensuite, cela introduirait une dissymétrie, car nous aurions paragraphe par paragraphe une succession de quatre prises de parole, puis deux, puis trois, ce qui voudrait dire que "je vous étoufferai" ne serait pas dit par la personne qui martelait "je vous trouverai" ou "et je suis à vos genoux", ni par la femme qui pourtant parle de "garrotter" son amant.
Le premier paragraphe est une déclaration d'amour de la femme à son homme où le couple se représente seul au monde, mais un monde réduit à des proportions intimes cependant. La fidélité est une clef explicite du message qu'elle veut transmettre, et on peut y ajouter l'idée plus philosophique de "sympathie" des êtres, sachant que la déclaration consiste à revendiquer ici une prédestination l'un pour l'autre : "je vous trouverai".
Le second paragraphe oppose plus trivialement l'idéal de la femme vénale à l'idéal de la véritable âme sœur dans un couple.
Le troisième paragraphe présente de manière ludique l'idée d'un mariage réussi, les mentions verbales "garrotter" et "étoufferai" peuvent faire écho à l'expression "se passer la corde autour du cou", et il est question ici de satiété du désir, un désir romantique avec ce thème si particulier des "souvenirs" de poètes, donc des vues de l'esprit auxquelles la femme aimée vient donner une réalité qui ne laisse plus rien à désirer.

Le deuxième paragraphe est plus déconcertant. La reprise anaphorique "Quand" laisse penser que la femme continue de parler, un peu comme le poète face à sa maîtresse dans Les Reparties de Nina. Mais, le tiret et les phrases interrogatives qu'il introduit donnent à penser qu'elle a pu évaluer à sa physionomie les pensées contraires de son compagnon, dont on comprend qu'il veut la force et la méchanceté poussées à un extrême.
Dans l'absolu, on peut imaginer que de part et d'autre d'un tiret les propos de l'homme et de la femme s'opposent en deux répliques dans le paragraphe suivant : "Parez-vous, dansez, riez. - Je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre." Mais, les précédents tirets ne supposaient pas de changement d'interlocuteur, et la symétrie "Quand nous sommes très forts", 'très gais", "quand nous sommes très méchants" confirme que le premier paragraphe de la seconde partie du poème doit se lire comme le seul discours étonné et réticent de la femme qui s'inquiète du devenir en société. Les deux premières des trius interrogations posent sans doute un vrai problème de lecture "qui recule?", "qui tombe de ridicule?" "que ferait-on de nous". Sans plus d'informations sur nos personnages, il nous faut d'instinct déterminer si leur force fait reculer quelques-uns ou non, et si la femme n'envisage pas un paradoxe, leur force les ferait eux-mêmes reculer. Puis, si leur gaîté fait tomber de ridicule qui que ce soit ou bien à nouveau leur propre couple. L'interrogation non assumée par la ponctuation "que ferait-on de nous" tend à mettre en doute l'intensité de la force et de la gaîté du couple.
Les trois impératifs "Parez-vous, dansez, riez" auraient pu s'imposer comme des exhortations de l'homme en réponse aux interrogations de l'amante, et celle-ci répondrait que cette façon "d'envoyer l'Amour par la fenêtre" ne lui est pas possible. Mais, les trois impératifs ne sont précédés d'aucun tiret. Par conséquent, c'est la femme qui prie l'homme de ne plus jouer le fort, le méchant, l'insolente gaîté, pour aller vers un amour qui veut bien paraître, présenter un visage riant, et s'offrir à danser dans une "maison musicale" de "claire sympathie". C'est l'homme méchant qui refuse les plaisirs, charmes et beautés de l'Amour, selon elle.
La troisième partie du poème nous offre la réponse de l'homme et le tiret d'ouverture suppose enfin le changement d'interlocuteur. L'homme oppose une fin de non-recevoir aux belles "phrases" de son amante, en introduisant des éléments nouveaux : l'indifférence de cette femme, "mendiante" d'amour, à la situation des "malheureuses" et des "manœuvres" qu'elle peut croiser, qu'elles croisent précisément dans leur environnement social, et sa méconnaissance des "embarras" et de tout le "désespoir" de celui pour lequel elle se prétend une "sœur de charité".
J'ai cité un extrait de la pièce Hamlet de Shakespeare, la représentation des comédiens devant le roi Claudius et sa femme comme source possible à la création présente de Rimbaud. Il s'agit de deux textes grinçants sur le mensonge des paroles amoureuses d'une compagne qui veut se présenter comme la moitié de la vie d'un homme, la misogynie étant explicitement et injustement présente dans la bouche d'Hamlet pour ce qui est de la pièce de Shakespeare, ce qui n'est pas tout à fait le cas dans le poème en prose de Rimbaud. Mon rapprochement se fonde également sur l'emphase particulière aux deux textes, mais Rimbaud joue un peu moins sur les optatifs (Qu'il n'y ait, que je sois celle, Que j'aie réalisé) et pas vraiment sur les dénégations de la Reine de comédie, il s'intéresse plus à l'idée d'un amour absolu romantique présent dans toute une littérature propre à son siècle et il exploite également les effets du futur simple de l'indicatif, temps verbal qu'il met particulièrement à contribution mais pour d'autres effets dans Jeunesse IV.
Les rimbaldiens ont souligné les échos du texte de Rimbaud avec la production antérieure de Verlaine, ce qui leur permet avec une certaine pertinence d'envisager un règlement de comptes entre les deux poètes. Verlaine serait tout à la fois la "Vierge folle", ici la "camarade, mendiante, enfant-monstre", ailleurs Henrika ou un "Pitoyable frère". En allant quelque peu dans ce sens, encore que je me méfie de l'extension critique qui consiste à voir des railleries à l'égard de Verlaine dans nombre de poèmes de 1872, ce qui me paraît cette fois plus contestable, je citerai un poème en vers postérieur de Verlaine : il n'a pas de titre et figure en treizième position dans le recueil Epigrammes qui a été publié en 1894, peu d'années avant la mort de Verlaine et à une époque où les éditions des oeuvres de Rimbaud ont déjà fait pas mal de chemin.
Ce qui me frappe, c'est que ce poème en vers en faisant alterner un vers long et un vers bref a tout l'air de proposer cette métrique rarissime pour le vers de onze syllabes qui consiste à placer la césure après la quatrième syllabe. Cet usage métrique n'est propre qu'au seul Verlaine, personne d'autre n'y recourait, à moins que ce ne fut le modèle métrique secret de poèmes aussi métriquement chahuteurs que sont Larme, Michel et Christine et La Rivière de Cassis, avec ici en prime l'alternance du vers long et du vers bref. Mais, au plan des thèmes, le poème des Epigrammes que je cite est à rapprocher de Phrases à cause de son anaphore "Quand" et de sa mention "bois noir" notamment, sans oublier le futur de l'indicatif, la mention adjectivale "claire", la redite d'une volonté de fuir Paris (comme ce fut le cas en 1872-1873), etc.

Quand nous irons, si je dois encor la voir,
        Dans l'obscurité du bois noir,

Quand nous serons ivres d'air et de lumière
        Au bord de la claire rivière.

Quand nous serons d'un moment dépaysés
        De ce Paris aux cœurs brisés,

Et si la bonté lente de la nature
        Nous berce d'un rêve qui dure,

Alors, allons dormir du dernier sommeil !
        Dieu se chargera du réveil.  

Cette ivresse d'air et de lumière ne concerne-t-elle pas Rimbaud ? Le "Million d'oiseaux d'or", la "mer allée / Avec le soleil" ? Rimbaud est mort en novembre 1891 et cette épigramme a de bonnes chances de lui être dédiée.
Pour lire ce poème avec une césure à la quatrième syllabe, il faut envisager un enjambement au milieu d'un mot, et très précisément le mot "bonté", cela fait écho au texte de Phrases : "quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous". Les enjambements de mots à la césure d'un alexandrin sont fort peu nombreux dans Sagesse, mais dois-je rappeler celui-ci ? Il s'agit du dernier vers du poème I, III "Qu'en dis-tu, voyageur des pays et des gares?" qu'on soupçonne à bon droit avec celui qui le suit "Malheureux ! Tous les dons, la gloire du baptême,..." des répliques de chrétien repenti à Rimbaud, encore que nombre de lecteurs n'y envisagent souvent qu'une critique de soi à soi de la part de Verlaine. Je cite les quatre derniers quatrains pour inscrire notre enjambement de mot dans son contexte et attirer l'attention sur d'autres échos sensibles avec le poème de Rimbaud intitulé Phrases. Par exemple, la réplique "ta voix", la mention entre guillemets "malheurs" qui peut répondre à "malheureuses" et "embarras" ! Notez bien également la reprise du titre du recueil !

- Sagesse humaine, ah, j'ai les yeux sur d'autres choses,
Et parmi ce passé dont ta voix décrivait
L'ennui, pour des conseils encore plus moroses,
Je ne me souviens plus que du mal que j'ai fait.

Dans tous les mouvements bizarres de ma vie,
De mes "malheurs", selon le moment et le lieu,
Des autres et de moi, de la route suivie,
Je n'ai rien retenu que la grâce de Dieu.

Si je me sens puni, c'est que je le dois être,
Ni l'homme ni la femme ici ne sont pour rien.
Mais j'ai le ferme espoir d'un jour pouvoir connaître
Le pardon et la paix promis à tout Chrétien.

Bien de n'être pas dupe en ce monde d'une heure,
Mais pour ne l'être pas durant l'éternité,
Ce qu'il faut à tout prix qui règne et qui demeure,
Ce n'est pas la méchanceté, c'est la bonté.

Le mot "méchanceté" dans une métrique digne du poème "Qu'est-ce pour nous, mon coeur,..." est ici brisé à la césure au profit de son contraire à la rime et mot de la fin.
La correspondance de Verlaine à Delahaye confirme qu'il est bien question d'une réponse à Rimbaud qui pour ne pas être dupe en ce monde assumerait la méchanceté. Verlaine prétend dans son courrier que ce sont les thèses de Rimbaud bien au-delà du drame de Bruxelles, et la note de ce discours se fait entendre encore dans Une saison en enfer, l'oeuvre pourtant porteuse d'une remise en question du poète.
Il est assez clair que dans Sagesse Verlaine tient le discours de la "camarade, mendiante", "qui recule?" "qui tombe de ridicule? Quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous".
Les "désillusions pleurant le long des fleuves" du poème de Verlaine font songer à Jeunesse IV et à l'insatisfaction foncière du révolté Rimbaud, celui qui se retrouve "fumant de maussades cigares", l'homme des "aventures" sans doute dérisoires et de la "grimace", celui qui se ment l'éternité devant "la vieille mer sous le jeune soleil". Le mot "déshonoré" est également brisé à la césure dans ce poème. Les autres enjambements du mot du recueil Sagesse ne concernent plus ou pratiquement plus les alexandrins. Comme Rimbaud se transpose traînant à son "bras durci" une "chère image" dans Ouvriers, comme Rimbaud semble se demander s'il confond la force et la faiblesse dans Mauvais sang, Verlaine lui réplique en l'envisageant "Traînassant [s]a faiblesse et [s]a simplicité". Un écho possible avec le poème Phrases peut s'entendre dans le passage suivant "L'homme est dur, mais la femme ?" Verlaine parle des "pleurs" non "bus" du poète en quête de la sœur de charité. Il modalise les "embarras" de celui qu'il plaint non sans une proposition relative qui y mêle le sarcasme comptable : "Et quelle âme qui les recense / Console ce qu'on peut appeler tes malheurs ?" A un "être avec du sens" qui "voudrait mener la danse", le poète qui ne sait danser, rire et se parer, n'a qu'un "beau vice" à exhiber, et un "vice joyeux", qui rappelle l'idée d'un couple où tous deux étaient "très forts", "très gais" et "très méchants".
Du temps de son compagnonnage avec Rimbaud, Verlaine a composé des poèmes de fiel tournés contre sa femme, ce qu'il continuera toute sa vie, alors que Mathilde ne pouvait prendre la plume pour se défendre en un si heureux style de poète, et, les railleries contre Verlaine étant si clairement soupçonnées dans le cas de la prose rimbaldienne, ce que Verlaine lui-même a attesté en se récriant contre l'assimilation à un "satanique docteur", il faudrait passer à côté de la même opération toutes griffes dehors de la part de Verlaine à l'encontre de Rimbaud. Il ne me semble pas que les discours des deux poètes soient hermétiques au point de ne pas pouvoir identifier la querelle qui animait une partie de leurs écrits.        

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