lundi 9 juin 2025

Critique de la préface de Frank Lestringant à son édition des Poésies complètes de Musset au Livre de poche

 Pendant longtemps, pour se procurer les poésies de Musset dans une édition courante, il fallait se contenter du volume de la collection Poésie Gallimard qui offrait une édition incomplète. Le volume réunissait paresseusement deux recueils canoniques Premières poésies et Poésies nouvelles, sans tenir compte de disparitions inquiétantes, ni des projets originaux de Musset.
Le premier recueil de Musset date de 1829, il a eu un succès important et il avait pour titre Contes d'Espagne et d'Italie. Ce recueil avait son unité et il incluait une comédie en vers "Les Marrons du feu". Celle-ci a été supprimée de l'édition en  Poésie Gallimard, malgré son importance et alors même qu'elle n'a pas été pour autant reconduite dans les éditions de pièces de théâtre de Musset. La comédie "Les Marrons du feu" est importante pour les études sur la versification, mais aussi pour apprécier le morceau  "Les Secrètes pensées de Rafaël" qui y fait allusion implicitement.
Les éditeurs ont aussi fait disparaître les deux autres comédies en vers de la publication pourtant historique Un spectacle dans un fauteuil en 1833. Tout le monde connaît l'expression, et la pièce "A quoi rêvent les jeunes filles" a une certaine notoriété. Pourtant, là encore, les comédies en vers "La Coupe et les Lèvres" et "A quoi rêvent les jeunes filles" disparaissent des poésies de Musset, et ne sont pas reprises pour autant du côté de l'édition de son théâtre. On perd aussi l'unité du volume de 1833 qui incluait le récit en vers "Namouna" à la suite des deux comédies en vers. Il manquait aussi quelques poèmes épars de Musset dont "La Loi sur la presse".
Par conséquent, la publication en 1999 d'une édition au Livre de poche des Poésies complètes de Musset par Frank Lestringant fut un véritable bol d'air frais.
Malheureusement, la préface porte la marque d'une légende de Musset qu'il convient de réviser.
Dès les premiers mots, Lestringant affirme que jusqu'au milieu du XXe siècle Musset a été considéré comme le poète par excellent.
Ah bon ?
Ceci est contradictoire avec la suite du propos qui précise que Musset était méprisé par beaucoup de poètes ou écrivains du XIXe siècle : Baudelaire et Rimbaud bien sûr, mais aussi Flaubert, Leconte de Lisle, puis les surréalistes, etc. A cette aune, on ne voit pas très bien comment Musset pourrait avoir été l'image du poète jusqu'au milieu du XXe siècle, quand depuis longtemps on ne jurait que par Baudelaire, Rimbaud et les surréalistes, ces derniers en partie démonétisés depuis.
Le rejet de Musset était important déjà au XIXe siècle. Rimbaud et Baudelaire n'étaient pas des cas isolés, comme l'attester l'anthologie de la poésie française d'Alphonse Lemerre en 1888, comme l'atteste aussi pour partie l'anthologie de Benjamin Crépet en 1861 et 1862. Musset était critiqué, non pas par tous les parnassiens bien sûr, groupe éclectique, mais par une bonne partie d'entre eux tout de même.
Enfin, on ne voit pas très bien en quoi Musset serait plus une figure du poète que Lamartine ou Victor Hugo. Il est plus une image du poète lyrique, en tant qu'évitant de s'intéresser à d'autres formes de poésies, sauf que Lamartine occupe déjà cette position clef.
Bref !
Ce qui m'intéresse, c'est la page 8 de cette édition au Livre de poche avec le troisième paragraphe de cette préface qui traite du mépris violent de Rimbaud :
 
   "Car Je est un autre." Faute d'avoir compris cette évidence que Rimbaud claironnera, Musset s'est condamné aux yeux d'une certaine postérité littéraire. C'est tout le problème de Musset poète que cette adhésion entêtée au "moi" ; tout à la fois sa force et sa faiblesse que de s'être ainsi désespérément agrippé à son "je" comme à une planche de salut. La bouée du lyrisme était lestée de plomb. Elle a entraîné par le fond le frêle nageur.
Le "Je est un autre" cité permet à Lestringant de faire tourner une compréhension des faits qui a l'air sans réplique, sauf que Baudelaire et Rimbaud, différents d'un Flaubert ou d'un Leconte de Lisle, usent volontiers du "je" en poésie. Lestringant n'identifie ici ni le mépris de Baudelaire, ni celui de Rimbaud. Il sera plus pertinent dans les lignes suivantes quand il dit qu'un autre reproche accompagne le premier, celui d'une "poésie familière et facile", ce qui là semble bien viser par Rimbaud qui taxe Musset de "paresse d'ange". Au plan du traitement du "moi" comme "autre", Lestringant n'a rien dit. Son paragraphe tourne à vide. Lestringant identifie ensuite un second problème : la poésie "familière et facile" tourne au "vers parlé", ce qui veut dire sans jargon que Musset fait assez simplement une conversation en vers à son public sous forme de monologue.
Lestringant va alors essayer de retourner l'opinion avec un cheval de Troie, c'est que Musset pratique dans son vers le "négligé de la prose". Le concept de "négligé" réintroduit l'idée de performance artistique.
Ici, les propos de Lestringant mélangent des plans différents, il va revenir sur les jugements sévères de Baudelaire et de Rimbaud, les préciser, avant d'énumérer les ressources qu'il croit pouvoir prêter à Musset. Il précise le mépris de Baudelaire qui parle d'un "paresseux à effusions gracieuses", ne "se soumett[ant] à aucune gymnastique" et qui privilégie le génie de l'inspiration. Baudelaire a développé ces idées dans un écrit sur "Théophile Gautier" et notez que "paresse d'ange" de Rimbaud est une citation évidente de ce qu'il a lu ailleurs et peut-être dans le texte cité plus haut de Baudelaire. Et, à la page 9 de sa préface, Lestringant revient sur "la violence de l'anathème jeté" par Rimbaud. Il cite le célèbre passage de la "Lettre du Voyant" :
    Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visons, - que sa paresse d'ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! ô les Nuits ! ô Rolla, ô Namouna, ô la Coupe ! tout est français, c'est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! [...]
 Lestringant ne commente rien de ce passage. Pourtant, il y a plein de remarques intéressantes à formuler. Le mot "contes" désigne le premier recueil de Musset, et l'abréviation "Coupe" une comédie en vers du "Spectacle dans un fauteuil", deux signes que nous avions bien raison de ne pas nous contenter de l'édition des poésies de Musset dans la collection Poésie Gallimard. Le quatorze fois exécrable est tout un sonnet, Rimbaud exagère, mais pas plus que les rimbaldiens en général Lestringant n'arrive à formuler que Rimbaud est un jeune influençable de dix-sept ans qui affiche un tel mépris pour Musset, parce qu'il a lu que les poètes de son époque, dont un qu'il tient en haute estime, Baudelaire, font un sort sévère à ce poète privilégié par la foule. L'adjectif "fadasses" permet de mesurer que Rimbaud renvoie à ce qu'il disait des poésies d'Izambard dans une lettre de deux jours antérieurs à celle-ci. Mais ce n'est pas tout. Rimbaud s'attaque au théâtre en prose avec le mot "proverbes", lequel mot épingle sournoisement l'idée d'un Musset qui s'en remettrait à une sagesse des nations. Et puis, il y a un passage qui est chargé de significations : "générations douloureuses et prises de visions, - que sa paresse d'ange a insultées !" Il y aurait à dire sur la figure d'ange paresseux, mais Rimbaud est ici clairement paradoxal. Musset s'adressait précisément aux "générations douloureuses et prises de vision". Rimbaud cite clairement le début si célèbre du roman La Confession d'un enfant du siècle. Demeny devait être surpris, tout comme nous, à la lecture de la réplique rimbaldienne. Donc Musset n'a pas fait le bon diagnostic quand il a parlé au nom des "générations douloureuses et prises de visions". Les "Nuits" sont clairement un développement sur la douleur d'une génération et les Nuits définissent clairement une idée de la vision selon Musset. "La Nuit de décembre" décrit la solitude comme un frère, et la révélation que ce jumeau est la solitude ne vient qu'à la fin du poème. Baudelaire raillera cette idée dans une variante d'un poème des Fleurs du Mal : "Les stupides mortels qui t'appellent leur frère", ce qu'aucun baudelairien n'a jamais relevé. J'avais communiqué ce fait à Claude Pichois qui m'avait répondu un bref courrier dédaigneux... La curiosité n'était pas son point fort. Tant pis pour lui, il a raté une occasion de comprendre les poésies de Baudelaire dans toute leur profondeur allégorique...
Dans "La Nuit de mai", le poème commence par un dialogue de sourds, puisque la Muse essaie de communiquer avec le poète qui lui ne l'identifie pas, s'imagine des ombres, puis un fantôme ou je ne sais plus quoi avant de véritablement échanger avec elle.Et, puisqu'il est question de poèmes, intéressons-nous au contenu.
Dans "La Nuit de mai", ça se réduit à une maigre comparaison incongrue du poète avec un pélican qui donnerait sa propre chair à manger à ses petits. J'ai beau tourner ça dans tous les sens, je ne vois pas la pertinence du propos. La "Nuit de décembre" est assez fascinante à lire, mais quel est le propos ? Le poète imagine sa solitude comme l'apparition d'un jumeau, autant dire que seul il se regarde dans un miroir. Faut avouer que ça ne casse pas trois pattes à un canard comme discours sur le réel. Le poème "La Nuit d'octobre" ne fait que mettre en scène un ultime sursaut de douleur avant la décision sage de tourner la page. La "Nuit d'août", certes on a des préfigurations de vers de Baudelaire sinon des "Chercheuses de poux" de Rimbaud, mais la morale est vaine : "Il faut aimer sans cesse, après avoir aimé." Bonjour, le cacao ! Il faut avouer que c'est un peu niais.
Dans les Nuits comme dans la lettre à Lamartine, Musset affirme Dieu, s'en remet à lui moralement, dit qu'il a cru douter, mais que pas du tout. Duplicité qui ne pouvait que faire bondir Rimbaud.
Non, non, Rimbaud et Baudelaire n'attaquaient pas Musset pour son abandon au lyrisme du "Je", ils l'attaquaient directement sur le contenu, sur la vacuité des propos tenus. Musset se décrit comme un débauché qui en souffre, mais ne peut pas s'en défaire. Il ressasse en même temps une prétendue expérience douloureuse initiale avec une femme qui lui a été infidèle, sauf que vu le reste de la production de Musset on sait qu'il ne fait aucun cas de la fidélité amoureuse.
Pour redorer le blason de Musset, Lestringant caricature sous un jour ridicule les critiques de Baudelaire et Rimbaud.
Et Lestringant cite inévitablement le mépris de Rimbaud pour "Rolla", c'est un poème pour adolescents en rut. Rimbaud utilise tout de même aussi le terme fort "débobiner", ce qui veut bien dire que "Rolla" est identifié non seulement à une période d'acné chez les jeunes, mais aussi à de la pose. Rimbaud décrit un passage rapide aussi de la naïveté des quinze ans au premier recul des seize ans : "ils se contentent déjà de les réciter avec cœur [...]". Rimbaud juge que Musset n'arrive pas à passer le cap du regret de ses quinze ans un peu niais. Mais Lestringant croit piéger Rimbaud en lui renvoyant à la figure que "Credo in unam", réponse explicite à la question initiale du poème "Rolla" composée à justement quinze ans et demi, est le "Rolla" de Rimbaud. Et Lestringant ajoute sans hésiter que "l'adolescent communiait avec son idole d'alors dans la nostalgie du paganisme perdu." Et Lestringant de citer les trois vers où Rimbaud répond directement aux deux premiers vers de "Rolla". Le problème, c'est que dans "Rolla" le paganisme est méprisé pour les premiers temps du christianisme avant qu'on ne traite du néant du siècle athée actuel. Non, Rimbaud n'écrit pas son "Rolla", il conteste stratégiquement tout le propos de "Rolla". Voyez mes articles récents où je montre que plusieurs passages de "Credo in unam" démarquent des vers de "Rolla" pour créer un contraste polémique avec Musset : "la cavale qui ne veut pas savoir" contre la cavale liberté qui s'échappe d'un Homme qui veut savoir, le fait de croire à Vénus quand Musset ne croit à rien, le fait de se plaindre de la croix chrétienne quand Musset se tourne vers elle en déplorant son manque de foi, etc. 
Enfin, Lestringant manque l'autre référence majeure à Musset qu'est le poème "Ce qui retient Nina", Nina étant le cliché de Mimi Pinson propre à Musset qui s'étale sur tout le siècle et la strophe de "Ce qui retient Nina" étant celle de la "Chanson de Fortunio" avec pour contenu une série de sollicitations envers Nina qui rappelle le poème "la Réponse de Ninon" qui suit immédiatement la "Chanson de Fortunio" dans l'économie des recueils de Musset.
Il n'y a rien qui va dans la recension de Lestringant, lequel après avoir laborieusement minimisé les critiques d'Aragon, Flaubert, Baudelaire et Rimbaud passent aux attaques d'Isidore Ducasse.
Et après toutes ces revues, Lestringant veut montrer que Musset est un insolent incompris, un rebelle qui était un Baudelaire avant l'heure. En gros, Musset et Baudelaire étaient trop proches l'un de l'autre pour s'apprécier. Tel est le tour de passe-passe pour faire passer la pilule.
Mais, quand il s'agit de la forme, Lestringant ne donne pas des informations exactes sur l'originalité rebelle de Musset.
Alfred avait dit à son oncle que dans son recueil : "Tu verras des rimes faibles", réaction polémique au soin apporté aux rimes par les romantiques. Mais Lestringant n'illustre pas ce propos, se contentant de la parole d'autorité par excellence de l'auteur lui-même.
Ensuite, on apprend que Musset se réclame de Racine pour les "rythmes brisés des vers", sauf que sans illustration du propos il est difficile de savoir de quoi l'on parle. Pire encore, cela pourrait se confondre avec les pratiques dites à l'époque de la césure mobile et de l'enjambement libre, ce qui serait résolument contradictoire. Il s'agit de pratiques non classiques.
Et quand Lestringant parle des vers avec les "enjambements les plus intolérables", il néglige complètement la réalité. Musset est sur ce point-là un strict disciple admirateur de Victor Hugo et de son théâtre en vers, même s'il fut absent de la bataille d'Hernani. Musset est un disciple pour le vers enjambant de Vigny et d'Hugo, et il n'est en aucun cas meilleur qu'Hugo à ce jeu. Lestringant est dans le pur parti pris, et il ne fait que poser une pétition de principe sans aucune illustration à l'appui de ses propos non argumentés.
Les chansons de Musset viennent aussi du modèle hugolien. L'exotisme vient aussi des Orientales
Il y a une imposture énorme des thuriféraires de Musset au plan du style.
En revanche, il aurait été plus avisé de parler en long et en large de la désinvolture des récits dans "Mardoche", la "Ballade à la Lune", puis "Namouna", parce que c'est là qu'est la véritable singularité de Musset. Et là, il y avait moyen d'illustrer le propos.
Après l'échec de la publication de ses Premières poésies en 1830, Gautier publier une deuxième version augmentée du long poème "Albertus". Or, "Albertus" est un récit similaire à son contemporain "Namouna" et un récit qui s'inspire de ce qu'a fait Musset dans "Mardoche" en 1829. D'ailleurs, "Mardoche" et "Albertus" terminent leurs recueils respectifs, ont une numérotation en chiffres romains similaires pour de longues suites de strophes uniformes. Musset osait le dizain de rimes plates, préfigurateur du dizain à la Coppée, "Namouna" est en sizains" et "Albertus" est en doubles sizains. Il faut ajouter que si on reproche à Musset dans la "Ballade à la Lune" la description en termes crus d'un acte sexuel raté pour une première nuit entre un mari et sa femme effrayée, Gautier d'évidence a voulu y faire écho et parle du lit qui craque, etc., dans "Albertus". Plus tard, Banville composera un poème "Stephen" sur le modèle d'Albertus", et le poème "Roman" de Rimbaud est cette fois la vraie concession à la manière de Musset de toute son oeuvre. D'ailleurs, pour l'alerte demoiselle, Rimbaud s'est inspiré non seulement du "Stephen" de Banville, de vers de Gautier et de Glatigny, mais aussi de passages du poème "Une bonne fortune" de Musset.
Musset et Rimbaud, encore un sujet à complètement revoir dans le monde universitaire.

vendredi 6 juin 2025

Les Assis : l'enquête par les rimes, "épileptiques" et "chienne battue"

Dans l'alexandrin à allure de trimètre : "Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes," le rejet après la césure du complément "aux dents" vient d'une pratique récente initiée par Hugo et Vigny et dont le développement est plus parcimonieux qu'il n'y paraît avant 1871. Le choix lexical du mot "dents" est évidemment significatif et restreint les possibilités de modèle. Rimbaud s'est inspiré d'un alexandrin à allure de trimètre du poème "Le Soir d'une bataille" que Leconte de Lisle a fait publier avec "Le Sacre de Paris" au début de l'année 1871 suite à la guerre franco-prussienne, ce que cite d'ailleurs Rimbaud lui-même dans sa lettre à Demeny du 17 avril 1871 en fait d'actualités littéraires. Ce trimètre est le suivant :
 
Les poings fermés, serrant les dents et les yeux louches[.]
 
 Ce poème décrit une bataille sanglante selon le principe même de la danse macabre et si Rimbaud n'en a pas repris de rimes, il a tout de même repris le mot "entrelacés" à la rime chez Leconte de Lisle pour le mettre en attaque de son vers 8, reprenant par la même occasion à son modèle l'idée d'une étreinte entre squelettes.
 
Puis, ils se sont liés en étreintes féroces,
Le souffle au souffle uni, l’œil de haine chargé,
Le fer d'un sang fiévreux à l'aise s'est gorgé ;
[...]
 
[...]
Aux dernières lueurs du jour, on voit à peine
Se tordre vaguement des corps entrelacés ;
 
[...]
Ce poème a été achevé d'imprimer le 10 janvier 1871 pour son édition en plaquette, mais seul un des deux poèmes est inédit, l'autre avait déjà été publié par Leconte de Lisle, il l'a simplement mis en résonance avec l'actualité de la guerre franco-prussienne.
En 2008, dans mon article "Assiégeons Les Assis !" paru dans le numéro spécial d'hommage à Steve Murphy de la revue Parade sauvage, j'ai indiqué que les deux poèmes publiés en plaquette par Leconte de Lisle et cités par Rimbaud dans sa lettre à Demeny étaient deux sources clefs du poème "Les Assis".
Rimbaud a repris des idées et des métaphores à ces deux poèmes, mais il n'en a pas repris les rimes à l'exception de la rime "siège"/"neige" qui est la toute première du poème de janvier 1871 qu'est "Le Sacre de Paris".
On peut chercher les rimes des "Assis" ou le rejet "aux dents" chez Hugo, parce qu'on trouve tout chez Hugo comme on dit, mais j'ai déjà effectué des recherches en ce sens, j'en reparlerai.
Théophile Gautier est une autre source d'inspiration évidente du poème "Les Assis" à cause du lien direct avec "Bal des pendus". J'en profite pour dire que dans "Oraison du soir", "une Gambier / Aux dents" est un entrevers qui prolonge "genoux aux dents" et où Rimbaud fait entendre qu'il identifie des poncifs dans les audaces des romantiques et parnassiens. Je prévois depuis longtemps de faire tout un relevé des audaces antérieures auxquelles fait référence Rimbaud avec "genoux au dents" puis "une Gambier / Aux dents".
La rime "fémurs"/"murs" se rencontre à deux reprises dans Emaux et Camées et pas seulement donc dans "Bûchers et tombeaux" la source de "Bal des pendus". La rime "bagues"/"vagues" vient aussi visiblement de Gautier. Il ne faut pas partir de l'idée qu'il n'y a pas mille possibilités pour faire rimer "bague" ou bien "vague" et qu'assez mécaniquement les poètes vont penser aux mêmes rimes. Il faut bien comprendre que dans l'élan créateur le poète ne va que rarement créer une rime sans modèle. Vous écrivez un poème, vous n'avez aucune raison de penser à une rime inédite. Oui, vous allez en inventer d'inédites si un mot s'impose à votre esprit pour composer le poème, mais il faut y penser aux mots "bagues" et "vagues" pour décrire des squelettes ou des corps morbides. La rime "verts pianistes" et "tristes" vient aussi d'un poème d'Emaux et Camées. Je pense que "culottée" a de bonnes chances de venir du début du poème "Albertus" avec la description d'une pipe. Bref, une bonne partie des rimes des "Assis" sont assez faciles à situer par rapport à des modèles, notamment Victor Hugo et Théophile Gautier. Mais on pense aussi à deux autres sources : Baudelaire d'un côté et de l'autre le réemploi par Rimbaud lui-même de rimes qu'il a déjà essayées.
C'est ce que je propose aujourd'hui de mesurer avec deux exemples.
La rime "épileptiques" et "rachitiques" est rare en elle-même et pose une difficulté. C'est une rime sur suffixes en "-iques" avec deux mots qui peuvent facilement s'appeler l'un l'autre sans créer de relief. Je ne sais pas si Hugo a jamais mis "épileptique(s)" à la rime dans l'un de ses poèmes, ni "rachitique". En revanche, je connais tellement bien Rimbaud que je pense tout de suite à un vers des "Pauvres à l'Eglise" :
 
Ces effarés y sont et ces épileptiques
Dans "Les Pauvres à l'église", le nom "épileptiques" rime avec "missels antiques", ce choix de l'adjectif "antiques" est plus prometteur en principe pour une recherche des sources. Gautier pratique des rimes en "-ique" où l'adjectif "antique" est mobilisé notamment. Je pourrais chercher quelque chose d'approchant au quatrain des "Pauvres à l'Eglise", mais avec un autre nom que "épileptiques". Seulement, j'ai encore procédé autrement.
Je soupçonnais, sans en être sûr, que je pouvais rencontrer le mot à la rime chez Baudelaire et cela s'est confirmé avec le poème "Une gravure fantastique". Je connais bien les poèmes de Baudelaire, mais là le vers ne s'imposait pas à mon esprit, je l'ai donc débusqué :
 
Ce spectre singulier n'a pour toute toilette,
Grotesquement campé sur un front de squelette,
Qu'un diadème affreux sentant le carnaval.
Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval,
Fantôme comme lui, rosse apocalyptique
Qui bave des naseaux comme un épileptique.
[...]
 Le titre lui-même entre dans la rime, et vous notez qu'il est question de danse macabre et aussi de carnaval, signe tangible que je ne m'égare pas quand je prétend identifier le modèle de la rime "pianistes"/"tristes" dans "Variations sur le carnaval de Venise".
J'ajoute que d'intuition, le vers 4 des "Assis" : "Comme les floraisons lépreuses des vieux murs[,]" s'inspire de Baudelaire, mais je vais devoir reprendre ça à tête reposée.
Or, il y a un deuxième rapprochement à faire entre "Les Assis" et "Les Pauvres à l'église". Dans "Les Assis", vous avez la rime "une main invisible qui tue" et "chienne battue", sachant que l'idée d'une invisible main figure dans un poème de Gautier il me semble. Et, au deuxième quatrain des "Pauvres à l'Eglise", nous avons la rime "chiens battus"/"têtus". 
Vous voyez bien qu'il ne faut surtout pas désespérer d'une enquête par les rimes qui impose quelques moments de labeur et patience.
 
A suivre. 

jeudi 5 juin 2025

"Les Assis", suite de l'enquête par les rimes

 En attendant un article sur Banville et "Credo in unam", je poursuis une enquête sur le poème "Les Assis". D'habitude, les réécritures de Rimbaud sont appuyées. Dans le cas du poème "Les Assis", minimalement, le rejet "en dents" est appuyé. En revanche, l'ensemble du poème échappe au repérage habituel des sources. Vous en connaissez beaucoup des poèmes où figurent les mots "sinciput" ou "amygdales" ? Pour les "doigts boulus", on peut chercher des formulations équivalentes avec le mot "doigts" et un autre adjectif. Combien de poèmes ont fait rimer avant "Les Assis" : "épileptiques" et "rachitiques" ?
Quand il compose "Les Assis", Rimbaud est dans une période de montée en puissance de l'activité créatrice personnelle. Il s'éloigne des modèles et des reprises à peu près fidèles, il est en pleine joie de l'expression et dans un cadre satirique qui favorise l'inventivité.
La deuxième rime des "Assis" : "fémurs"/"murs" vient tout de même du poème "Bûchers et tombeaux" du recueil Emaux et Camées de Théophile Gautier, ce que permet d'établir la liaison sensible entre le vers 2 des "Assis" et le poème "Bal des pendus" : "leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs". On parlera ultérieurement de la comparaison : "Comme les floraisons lépreuses des vieux murs". Le cinquième quatrain des "Assis" réécrit lui aussi des rimes d'un poème d'Emaux et Camées : "verts pianistes" réécrit "jeunes guitaristes" pour rimer avec "tristes". Le modèle vient de "Variations sur le carnaval de Venise". La rime "tambour"/"amour" est à chercher. Gautier emploie le mot "tambour" à la rime dans son dernier recueil, comme il emploie plusieurs fois à la rime le mot "corridors". Les rimes "noirs"/"soirs" et "chauves/"fauves" relativement banales sont aussi employées plus d'une fois par Gautier, tandis que la mention "pieds" tors" peut être reliée à la fois au mot rare "tortuosités" dans Emaux et Camées, mais aussi à des passages précis du poème "Albertus" que je citerai ultérieurement. D'ailleurs, je pense que Rimbaud s'inspire pour composer "Les Assis" de tout le début du poème "Albertus", avec reprise de "culottée" et d'autres éléments. Je vais établir ça lentement, patiemment.
Je pense aussi à une influence des Châtiments de Victor Hugo, où il y a une répétition du type "Tremblant du tremblement", le mot "crapaud", le mot "entonnoir".
Mais, je commence à constater que les deux couples : "bagues"/"vagues" et "chauves"/"fauves" ne se rencontrent pas partout chez les poètes.
La rime "bague(s)"/"vague(s)" semble être typique de Gautier, et ne se trouve pas chez Musset, Lamartine, et reste à dénicher chez Victor Hugo...
Je ne relève qu'une occurrence de la rime "vgues"/"bagues" dans "La Comédie de la mort", et elle ne semble pas pertinente pour un rapprochement avec "Les Assis", bien qu'il y soit question d'états cadavériques :
 
Ses mains pâles tremblaient, - ainsi tremblent les vagues
Sous les baisers du Nord, - et laissaient fuir leurs bagues,
                     Trop larges pour ses doigts.
 Dans le poème "Ténèbres" en terza rima, nous avons une rime "bague"/"vague"/"vague" :
 
Polycrate aujourd'hui pourrait garder sa bague :
[...]
 
L'eau s'avance et nous gagne, et pas à pas la vague,
Montant les escaliers qui mènent à nos tours,
Mêle aux chants du festin son chant confus et vague.
 Là encore, le rapprochement n'est pas stimulant, si ce n'est que nous avons des poèmes sur des sujets similaires : "La Comédie de la Mort", "Ténèbres". Dans le poème suivant "Thébaïde" ("Poésies diverses, 1838" de Gautier), nous avons une rime "fauves"/"chauves" :

[...]
Sous un ciel vert zébré de grands nuages fauves,
Dans des terrains galeux, clair-semés d'arbres chauves,
Avec un horizon sans couronne d'azur.
[...] 
 Je peine à trouver la rime "bague"/"vague" dans Emaux et Camées. Je précise tout de même au passage que dans "Vieux de la vieille", nous avons un quatrain exhibant la rime "fémurs"/"murs" comme dans "Bûchers et tombeaux" avec en prime la mention "culotte". Dans "Le Souper des armures", à défaut je rencontre la rime "dagues"/"vagues", avec à côté "corridor" à la rime :
 
 Ou découpent au fil des dagues
[...]
 Cependant passent des bruits vagues
Par les orgues du corridor. 
 J'ai aussi repéré un quatrain entremêlant une rime en "-iste" et une rime "contour"/"amour", mais je ne l'ai pas notée sur le coup.
Je relève aussi la rime "bulles"/"conciliabules" à rapprocher de "libellules"/"virgules" dans "Ce que disent les hirondelles".
La rime "chauve"/"fauve" se rencontre dans "Le Château du souvenir", où la locution "à genoux" est aussi à la rime :
 
Terreur du bourgeois glabre et chauve,
Une chevelure à tous crins
De roi franc ou de lion fauve
Roule en torrent jusqu'à ses reins.
 
 Le poème "La mansarde" fournit un quatrain à rimes croisées avec la rime "artiste"/"triste" face à "garçon"/"chanson".
Il me reste à relire les premières poésie, le recueil espagnol et les poèmes érotiques.
La recherche est difficile, mais il faut s'y faire. Il ne faut pas désespérer des résultats trop vite.

lundi 2 juin 2025

Le défi de lecture des "Assis" : les vrais débuts de l'hermétisme rimbaldien

Le poème "Les Assis" a une place particulière dans le corpus des poésies de Rimbaud. Il s'agit du premier poème hermétique rimbaldien. Certains poèmes de 1870 posent des difficultés de lecture, mais leurs sujets ne sont jamais résolument énigmatiques et pour certains morceaux la difficulté est plutôt de l'ordre de l'ironie à envisager ou non à la lecture : "Les Etrennes des orphelins", "Le Dormeur du val". Même dans les lettres dites "du voyant", les poèmes "Mes petites amoureuses", "Chant de guerre Parisien", "Accroupissements" ou "Le Cœur volé" ne sont pas des poèmes résolument obscurs, et on peut en dire autant des "Poètes de sept ans", des "Sœurs des charité", des "Premières communions", des "Pauvres à l'Eglise" et de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Le poème "Les Assis" est le premier poème de Rimbaud qui pose un problème de compréhension en terme de sujet, l'avant-coureur du "Bateau ivre", de "Voyelles", de certaines contributions zutiques, des "Douaniers", de "Oraison du soir" et de poèmes variés de 1872. Le poème "L'Homme juste" peut le rejoindre quelque peu, mais il s'agit d'un poème tronqué : nous n'en possédons pas les vingt premiers vers, ce qui nous empêche d'en apprécier l'hermétisme voulu ou non.
Verlaine prétend éclairer le sens du poème en le rattachant à une anecdote frivole. Rimbaud ferait la satire d'un bibliothécaire de Charleville, que Verlaine lui-même ne connaissait pas personnellement, sauf que cela rend la lecture peu intéressante en soi, d'autant que la caractérisation d'un bibliothécaire ne saute pas aux yeux dans les détails des onze quatrains du poème. Puis, pourquoi en parler au pluriel ?
Je considère clairement que Verlaine a voulu éviter de commenter la teneur politique du poème "Les Assis" : soit l'invention est gratuite de sa part, soit Verlaine tait l'essentiel, à savoir que ce bibliothécaire, éventuel point de départ de la réaction en poème, était ciblé en tant que réactionnaire.
A la lecture d'ensemble des poèmes de Rimbaud, les "Assis" correspondent aux "accroupis", aux "ventres" ou "ventrus" ("Le Forgeron", "Accroupissements", "Chant de guerre Parisien", "J'ai mon fémur !", etc.).
On ignore la date exacte de composition des "Assis", mais un autre détail du poème invite à penser à une lecture politique soit sous la Commune, soit juste après la Commune. Rimbaud avait ironisé sur la littérature d'actualité en avril 1871 où beaucoup de titres parlaient de siège, dans une lettre à Demeny. Et le poème "Les Assis" semblent clairement jouer sur un calembour à propos du mot "siège" qui peut désigner une chaise, mais aussi un événement militaire : "Et les Sièges leur ont des bontés" et plus clairement encore : "siège aux rumeurs de tambour". Cette hypothèse a les faveurs de nombreux rimbaldiens, et je partage largement cette opinion. Je l'ai soutenue dans l'article "Assiégeons les Assis !" dans un numéro de la revue Parade sauvage paru je crois en 2008.
Je repère plusieurs calembours : "Oh ! ne les faites pas lever !" est un jeu de mots sur la levée insurrectionnelle. J'identifie le côté réactionnaire dans "l'âme des vieux soleils", et je vois un prolongement au poème "Le Forgeron" où les "Assis" correspondent au rois assis sur son ventre quand le forgeron lui parle des épis, des grains, des moissons, ce à quoi fait contraste les "tresses d'épis où fermentaient les grains" qui ont servi à construire les chaises. J'oppose "culottée / De brun" à l'expression "sans-culottes" également.
Malgré tout, cela ne concerne que quelques endroits du poème et beaucoup de vers excèdent ce cadre, ce qui ne l'infirme pas, mais ce qui signifie qu'il y a d'autres éléments encore à faire remonter pour bien se saisir de cette création rimbaldienne. L'avant-dernier quatrain  le mérite de parler du rêve de création de "fiers bureaux".
Reprenons l'analyse sous d'autres angles.
Je vais m'intéresser à la forme du poème pour déterminer où chercher des sources au poème de Rimbaud.
Le premier point est un lien évident au poème "Bal des pendus". Il va de soi que Rimbaud reprend des idées qu'il a déjà expérimentées dans "Bal des pendus", poème qui s'inspire maximalement de poésies de Théophile Gautier, notamment des deux pièces consécutives du recueil Emaux et Camées : "Bûchers et tombeaux" et "Le Souper des armures". Le premier quatrain des "Assis" avec son vers 2 renvoie à un quatrain précis de "Bal des pendus" qui s'inspirait de "Bûchers et tombeaux", et la rime "fémurs"/"murs" vient donc directement du poème "Bûchers et tombeaux". La rime "bagues"/"vagues" est courante chez Gautier, mais je n'ai pas encore creusé le sujet. Le néologisme "hargnosités" est très intéressant. On attribuait plein de néologismes à Rimbaud, et aujourd'hui il ne lui en reste plus que trois : "hargnosités", "bleuités" et "bleuisons". Ce sont les trois seuls mots qui, pour l'instant, sont réputés être de son invention. Et cela ressemble à la suffixation du néologisme de Gautier du nom "vibrements" repris dans "Voyelles". Le nom "hargnosités" ressemble à "monstruosités" (Baudelaire), "gibbosités" (Hugo), "tortuosités" (Gautier).
Un autre quatrain où les rimes sont proches des habitudes de Gautier est le septième avec "chauves"/"fauves" et "corridors" notamment, puis "pieds tors" qui a au moins le mérite de faire écho éventuellement à "tortuosités" dans l'hypothèse où ce dernier mot serait à l'origine de la création "hargnosités".
Et puis, il y a un autre quatrain qui a des rimes proches du recueil Emaux et Camées, le cinquième où "verts pianistes" rime avec "tristes". Le mot "triste" peut être assez présent dans la poésie romantique : Lamartine, Musset, etc., mais sa place à la rime est rare. Le quatrain de Rimbaud partage beaucoup d'éléments avec un quatrain de Gautier dans "Variations sur le carnaval de Venise".
Dans "Albertus", strophe LV, Gautier fournit une rime "triste"/"existe" qui n'a rien à voir avec le modèle des "Assis" :

Nous ne nous disions rien,, et nous avions l'air triste,
Et pourtant, ô mon Dieu ! si le bonheur existe
Quelque part ici-bas, nous étions bien heureux.
La rime "triste"/"existe" revient dans un poème de 1838. Dans "Albertus", nous avons aussi une rime "pessimiste"/"triste" et enfin un rapprochement qui s'esquisse avec les deux vers suivants :
 
- Eh bien ! Signor, fit Juan. - Povera, dit l'artiste
Caressant le portrait d'un regard doux et triste,
           Il est trop tard pour reculer. 
 
Gautier va aussi reprendre cette rime, cette fois dans les deux premiers vers du "Portail" de "La Comédie de la mort" :
 
Ne trouve pas étrange, homme du monde, artiste
Qui que tu sois, de voir par un portail si triste
S'ouvrir fatalement ce volume nouveau.
 Nous avons un parallèle de carrière dans les arts : "artiste" et "pianistes" et puis l'occurrence de l'adjectif "triste" qui colore le régime artistique. Qui plus est, le titre "La Comédie de la mort" est en phase avec la danse macabre des squelettiques assis.
Ajoutons que si "Les Assis" devait se révéler une création plus tardive que nous ne l'avions cru, elle pourrait faire écho satiriquement au titre de Gautier Tableaux du siège paru à la toute fin de l'année 1871.
Je note une variation de l'idée dans "Melancholia", l'une des poésies diverses de 1838, où "batiste" se substitue à "triste" pour la rime :
Poitrinaire tout juste assez pour être artiste,
Elle a toujours en main un mouchoir de batiste.
 Enfin, dans le recueil Emaux et Camées, le poème "Variations sur le carnaval de Venise", le mot artiste est remplacé par un nom d'instrumentiste : "guitaristes" qui passe au pluriel pour rimer avec l'adjectif "tristes", et cela dans un quatrain à rimes croisées, dont "guitaristes" et "tristes" forment la première des deux rimes. Le verbe "pleurniche" était déjà à la rime au quatrain précédent. L'attaque du "Et" en début de quatrain conforte également le rapprochement avec Rimbaud, ainsi qu'un cadre général du quatrain au plan thématique :
 
Et les petites guitaristes,
Maigres sous leurs minces tartans,
Le glapissent de leurs voix tristes
Aux tables des cafés chantants.
 
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.
Rimbaud a consulté une édition du recueil Emaux et Camées antérieure à la version de 1872 pour composer tant "Les Mains de Jeanne-Marie" daté de février 1872 que "Les Assis", à moins qu'il ait eu accès à une diffusion précoce du volume de Gautier... Tout le début du recueil intéresse de près les études rimbaldiennes : "Préface" avec le mépris pour les révolutions, les poèmes "Affinités secrètes" et "Le poème de la femme" à comparer, même si c'est relatif, à "Credo in unam", puis "Etude de mains" modèle pour "Les Mains de Jeanne-Marie", puis "Variations sur le carnaval de Venise" minimalement pour un quatrain des "Assis", puis "Symphonie en blanc majeur" un peu l'équivalent de "Voyelles" dans le corpus de Gautier, et si je saute plusieurs poèmes sans exclure quelques pépites on peut mentionner encore "Vieux de la vieille", sans penser au titre zutique pour autant, "Tristesse en mer", "Le monde est méchant" (si cela t'étonne, ai-je envie de dire), "Bûchers et tombeaux, "Le Souper des armures", peut-être les mots à la rime de "La Rose-thé" pour "Poison perdu" et "Le Château du souvenir". C'est un ensemble assez conséquent, mine de rien.
En-dehors du recueil Emaux et Camées, d'autres éléments sont intéressants à signaler à l'attention. Nous avons une poésie intitulée "Barcarolle" dans les "Poésies diverses" de 1838, à quoi ajouter les titres "Romance" ou "Lamento". Le poème "Barcarolle" est précédé par le second poème qui s'intitule "Lamento" et il est suivi par un autre qui s'intitule "Tristesse". Et nous trouvons dans ce second "Lamento" et dans "Barcarolle" des questions qui contrastent avec les interrogations grinçantes des "Mains de Jeanne-Marie", poème où la référence à "Etude de mains" de Gautier est, comme on sait, indiscutable :
 
Connaissez-vous la blanche tombe
Où flotte avec un son plaintif
        L'ombre d'un if ?
[...]
 
Dites, la jeune belle,
Où voulez-vous aller ?
La voile ouvre son aile,
La brise va souffler !
 
Est-ce dans la Baltique,
Sur la mer Pacifique,
Dans l'île de Java ?
Ou bien dans la Norwège,
Cueillir la fleur de neige,
Ou la fleur d'Angsoka ?
 
Vous relevez au passage la rime "neige"/"Norwège" et la réponse de la belle sera pour le "pays des amours".
La section "Poésies diverses. 1838" contient aussi un poème intitulé "La Chanson de Mignon", où le nom "Goëthe" rime de manière inattendue, improbable même, avec "poète" ! J'ai du mal à lire "Gwète".
Pourquoi est-ce intéressant ?
Dans le sonnet "Préface" d'Emaux et Camées, Gautier se sert de Goethe pour justifier son dédain de l'actualité politique. Je cite ce sonnet :
 
Pendant les guerres de l'empire,
Goethe, au bruit du canon brutal,
Fit le Divan occidental,
Fraîche oasis où l'art respire.
 
Pour Nisami quittant Shak(e)speare,
Il se parfume de çantal,
Et sur un mètre oriental
Nota le chant qu'Hudhud soupire.
 
Comme Goethe sur son divan
A Weimar s'isolait des choses
Et d'Hafiz effeuillait les roses,
 
Sans prendre garde à l'ouragan
Qui fouettait mes vitres fermées,
Moi j'ai fait Emaux et Camées.
 Goethe a composé plus précisément un ouvrage intitulé Divan occidental-oriental où "divan" signifie "recueil de poésies", sauf que le mot "divan" est du coup équivoque et fait penser à un meuble sur lequel on est assis ou allongé, ce qui va dans le sens d'un alanguissement poétique oriental, sinon romain.
Il faut vraiment s'arrêter aux détails de cette "Préface" où Gautier oppose par la rime les "guerres de l'émpire" à une "oasis où l'art respire", il s'agit d'une conception justifiant la retraite de l'artiste. Il est question ensuite d'un "mètre oriental" en l'occurrence persan qui vaut allusion aussi au recueil de Vicxtor Hugo Orientales où la préface, cette fois en prose, revendique la gratuité de la fantaisie choisissant ses sujets. Et Gautier orchestre une significative attitude de dédain : "Sans prendre garde à l'ouragan", lequel frappe tout de même à la fenêtre...
Gautier, admirateur de Victor Hugo, déforme quelque peu son discours, soit dit en passant. Mais Rimbaud peut s'en prendre directement à cette "Préface" de Gautier dans "Les Assis", "Les Mains de Jeanne-Marie" ou "Nocturne vulgaire". En réalité, Gautier crée sa légende à partir d'une mésaventure qui lui est arrivée en 1830. Son premier recueil a été lancé dans les trois journées de la révolution de Juillet et a donc fait un four, ce qui l'obligera en 1832 à fournir une nouvelle édition augmentée du poème "Albertus", avec une préface en prose qui formule déjà l'esquisse de propos du sonnet liminaire du recueil Emaux et Camées. ce dédain trahit aussi un esprit quelque peu réactionnaire au plan politique. Cela va de pair avec l'événement privé. Gautier s'appuyait aussi sur la préface d'Hugo aux Feuilles d'automne où il était question du contraste entre l'actualité et un recueil de pure poésie, sauf qu'Hugo annonçait ne remettre qu'à plus tard le recueil chargé de pièces politiques.
Et justement, le poème "La chanson de Mignon", qui fait référence à un autre écrit de Goethe, contient une esquisse un peu différente du propos tenu dans la préface sonnet d'Emaux et Camées. Et il est question de demeurer assis :
 
Ah ! restons tous les deux près du foyer assis,
Restons ; je te ferai, petite, des récits,
Des contes merveilleux, à tenir ton oreille
Ouverte avec toon oeil tout le temps de la veille.
[...]
Il fait froid ; c'est l'hiver ; la grêle à grand bruit fouette
Les carreaux palpitants ; la rauque girouette
Comme un hibou criaille au bord du toit pointu.
Où veux-tu donc aller ?
                                       "O mon maître, sais-tu
La chanson que Mignon chante à Wilhelm dans Goëthe ?
[...]
 Il s'agit d'un vrai spectacle dans un fauteuil. Nous retrouvons la question et la réponse des poèmes "Lamento" et "Barcarolle". Notez que la "grêle" frappant les vitres a son inversion dans "Accroupissements" où le frère Milotus craint le soleil qui passe par les vitres, mais aussi dans les grêlés des "Assis" qui ne veulent pas avoir à se lever.
Le poème "Les Assis" est saturé enfin de mots rares en poésie, et parfois rares tout court : "sinciput", "loupes", "hargnosités", "épileptiques", "rachitiques", "amygdales", "percaliser", "boursouflés", "entonnoir", "visières", "lisière", "virgule".
J'ajoute que si "Les Assis" passe à onze quatrains d'alexandrins au lieu de neuf comme "Bal des pendus", "Ophélie" et "A la Musique", à cause du bouclage d'un quatrain d'octosyllabes, "Bal des pendus" et "Les Assis" ont le même nombre de quatrains.
Mais, l'enquête sur Gautier ne suffit pas. Le quatrain de rimes croisées est plus encore que le sizain AABCCB la strophe typique du dix-neuvième siècle avec Lamartine, Baudelaire, qui l'exhibe.
Le rejet "en dents" pour "genoux aux dents" est obligatoirement une citation d'un prédécesseur, et en l'occurrence Leconte de Lisle.
La répétition "Tremblant du tremblement" a peut-être été inspirée par un tour similaire d'un prédécesseur.
La forme "emmaillotée" à la rime vient peut-être de "J'aime le souvenir de ces époques nues" de Baudelaire, déjà source pour "Credo in unam".
L'expression railleuse des "Assis" a la note des Fleurs du Mal justement et il faut y ajouter le martèlement un peu mécanique du "Et" en attaque de certains vers, voire en attaque de certains quatrains : "Et les Sièges...", "Et les Assis...", "Et vous les écoutez...", "Et vous suez...", "Et, de l'aurore au soir...", "- Et leur membre s'agace..." Je pense à des effets similaires, mais plus diffus dans des poèmes de Baudelaire : "Bénédiction", etc.
Gautier, Leconte de Lisle, Hugo et Baudelaire sont quatre sources pour "Les Assis", à n'en point douter.
La chute : "- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis[,]" est sans doute à penser comme l'inversion de vers du genre : "Emportez-moi comme elle, orageux aquilons", etc. L'agacement du membre est lié au désir contrarié.
Sur les rejets et enjambements, la manière des "Assis" est parlante également, Rimbaud fait écho à "La Maline" avec ses "bagues / Vertes", et je pense aussi à des inversions de "Credo in unam". Le second quatrain parle des "amours épileptiques," sujet important à rapprocher de "Mes petites amoureuses" et de "La chanson de Mignon". Le second quatrain est le contraire de la poésie qui s'envole, s'élève, pensons à "Elévation" des Fleurs du Mal. Et à "Sensation" de Rimbaud.
Je me demande si "pieds tors" n'est pas une citation d'une source.
Il me semble évident qu'on peut beaucoup avancer en cernant l'origine du vers 4, la comparaison : "Comme les floraisons lépreuses des vieux murs." Le poème "Les Assis" se caractérise encore par une surabondance d'emplois du déterminant "leur" : "leurs doigts", "leurs fémurs", "Leur fantasque ossature", "leurs chaises", "leurs pieds", etc., etc. C'est un vrai poème de rumination, de piétinement de l'expression.
Mais l'étrangeté vient du premier quatrain avec sa cascade de groupes apposés au sujet :
 
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
 cela a déjà fait l'objet d'un article intéressant de Philippe Rocher sur les "constituants détachés", puisque le terme apposition finit par poser problème. Or, personne n'écrit ainsi dans la poésie en vers du dix-neuvième siècle. Même Rimbaud. On a une brève amorce de ce style dans "Le Forgeron", on a quelques passages, mais brefs dans Leconte de Lisle, mais ni Hugo, ni personne ne compose ainsi de longues suites sur tout un quatrain de constituants détachés et antéposé à un sujet, puisque le sujet n'apparaît qu'au début du second quatrain : "Ils ont greffé..."
Dans la section "Poésies diverses. 1838" de Théophile Gautier, je peine à trouver un équivalent, je cite à grand-peine le sizain suivant du poème "Notre-Dame" (en réalité je devrais citer aussi les deux sizains qui précèdent) :
 
Lancettes, pendentifs, ogives, trèfles grêles
Où l'arabesque folle accroche ses dentelles
Et son orfèvrerie ouvrée à grand travail ;
Pignons troués à jour, flèches déchiquetées,
Aiguilles de corbeaux et d'anges surmontées ;
La cathédrale luit comme un bijou d'émail ! 
 D'évidence, Rimbaud s'essaie à l'invention verbale débridée et inhabituelle :
 
[...] des grappes d'amygdales
Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.
 
 Mais il y a des modèles dont tout cela procède qui restent à repérer.

jeudi 29 mai 2025

"Les Assis" et Théophile Gautier : une enquête par les rimes...

Le poème "Les Assis" fait partie des poèmes qui interpellent le plus la sagacité des lecteurs. J'ai déjà publié un article sur ce poème dans la revue Parade sauvage. Je voudrais ici faire part d'hypothèses neuves.
Malgré la différence des sujets, les poèmes "Bal des pendus" et "Les Assis" sont liés entre eux. Rimbaud y reprend la description de squelettes, mais il adapte l'idée de "danse macabre" de pendus en une momification de vieillards coincés dans leurs chaises. Et certains éléments lexicaux sont communs aux deux poèmes, jusqu'à la manière prosodique de les traiter. Il est question des fémurs dans les deux poèmes et à chaque fois de doigts crispés autour de ces fémurs :
 
Crise ses petits doigts sur son fémur qui craque
 Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs
Dans les deux cas, il y a la même parodie maligne de la masturbation où le fémur fait figure de substitut à un membre viril manquant. Ou bien la raideur vaut au membre viril d'être qualifié de fémur.
Or, le poème "Bal des pendus" s'inspire maximalement de poèmes de Théophile Gautier, et le mot "fémur" au singulier n'est même pas à la rime dans "Bal des pendus", alors qu'il l'est et au pluriel dans la source la plus sensible à "Bal des pendus" qu'est le morceau "Bûchers et tombeaux" :
 
Il signe les pierres funèbres
De son paraphe de fémurs,
Pend son chapelet de vertèbres
Dans les charniers, le long des murs ;
 Il me semble logique de considérer ce quatrain comme une source au tout premier quatrain du poème "Les Assis" :
 
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
La symétrie va jusqu'au point-virgule en fin de strophe après le nom "murs". Gautier était un amateur de néologismes, et Rimbaud salue précisément "vibrements" au vers 9 de "Voyelles" qu'il reprend au vers 9 d'un sonnet des Premières poésies de Gautier. Et il faut être précis. "Voyelles" fait état de voyelles qui sont des couleurs dans une idée de Lumière qui est un Verbe divin. Or, Rimbaud égrène clairement l'idée d'une oscillation colorée par des mots choisis qui sont tantôts d'une grande banalité, mais typiques du romantisme "frissons", tantôt des néologismes ou mots rares : "bombinent", "vibrements" et "strideurs". Les deux derniers sont liés à Gautier, qui a inventé le premier, utilisé tout récemment le second dans Tableaux du siège, sachant que son ami du Petit Cénacle l'a utilisé en 1833 dans le poème "Spleen" de son recueil Feu et flamme. Et justement, non seulement nous avons la rime "fémurs"/"murs" à côté d'une rime "bagues"/"vagues" que Gautier en particulier utilise à plusieurs reprises, mais il y a ce néologisme "hargnosités" qu'à ma connaissance Rimbaud est le seul à avoir jamais utilisé. Il existe aussi le nom "hargnerie", employé plus tard par Alphonse Daudet par exemple, mais "hargnosités" est très curieux. Il me fait penser à "gibbosités" qu'emploie Hugo et surtout il anticipe les néologismes "bleuités" et "bleuisons" du "Bateau ivre" et des "Mains de Jeanne-Marie". C'est un peu l'équivalent du néologisme "vibrement" démarqué de "vibration". Et "hargnosités" et "bleuités" partagent la même suffixation et l'emploi au pluriel chez Rimbaud.
Gautier recourt aussi à la rime "chauves"/"fauves" mais il n'est pas le seul, le mot "corridor" au singulier pas au pluriel est à la rime dans Emaux et camées. La rime "noirs"/"soirs" est assez banal et n'est pas étrangère à Gautier. Mais, dans l'ensemble, j'échoue à établir des liens entre les rimes des "Assis" et les rimes de Gautier, sauf pour un cas précis dont je vais parler plus bas. La rime "sièges"/"neiges" a l'air de venir des deux poèmes de Leconte de Lisle vendus en plaquette en 1871, c'est de là aussi que vient le rejet à la césure "aux dents" visiblement. La rime "peau"/"crapaud" ressemble un peu à une rime "peau"/"chapeau" de Leconte de Lisle, mais là encore les rapprochements avec Leconte de Lisle pour l'ensemble des rimes des "Assis" ne fonctionnent guère. Il y a bien la rime "naufrage"/"rage"... Rimbaud emploie pas mal de mots rares tant au milieu des vers : "sinciput", etc., qu'à la rime : "épileptiques"/"rachitiques", culottée"/"emmaillottée", "boursouflés", "pieds tors", "corridors", "entonnoir", ""amygdales", "visières"/"lisières", "virgules"/"libellules", "accroupis", et on ne peut pas croire qu'une recherche des sources va demeurer vaine. On peut penser que Rimbaud ne reprend pas les mêmes mots et qu'il y a peut-être des adaptations qui nous cachent la source... La rime "tue"/"battue" est dans les poésies du Joseph Delorme de Sainte-Beuve, mais sans doute aussi ailleurs. Le mot "entonnoir" à la rime a l'air de sonner comme une référence à Hugo.
Je n'ai pas encore entamé de grandes recherches, sauf du côté de Gautier, et là j'ai tout de même une petite perle intéressante, la rime "pianistes"/"tristes". Malgré les emplois fréquents de cet adjectif par les romantiques, l'adjectif est rarement à la rime et la rime de Rimbaud est très proche d'une rime de Gautier :
 
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.
Les mots "caboches" et "barcarolles" font penser à Hugo, le "trop cabochard" et l'auteur de "Navarin" avec "barcarolles"... mais vous avez un "et" en attaque de vers, le nom de musiciens qualifiés d'après leur instrument, en l'occurrence la piano, et grâce au suffixe "-istes" ces gens riments avec l'adjectif "tristes".
C'est un quatrain à rime similaire que fournit "Variations sur le carnaval de Venise" dans Emaux et camées, poème long en plusieurs parties, assez connu, et qui suit "Etude de mains" :
 
Et les petites guitaristes,
Maigres sous leurs minces tartans,
Le glapissent de leurs voix tristes
Aux tables des cafés chantants.
 Nous avons le "Et' en attaque de quatrain et le parallèle "petites guitaristes"/"verts pianistes", puis l'idée de maigreur en écho à des doigts boulus de squelettes, on peut comparer prosodiquement "tartans" et "tambours", puis "glapissent" correspond à "clapoter" pour le désagréable et maladroit, comme quelque peu à "S'écoutent", tandis qu'il n'est pas idiot de comparer "cafés chantants" et "roulis d'amour". Le "tambour" est aussi à la rime dans Emaux et camées, peut-être avec le nom "amour", je dois vérifier. Le quatrain de Gautier fait partie d'un mouvement où le poète décrit un "vieil air populaire" que tout le monde reprend jusqu'à plus soif ("Par tous les violons raclé"). Il s'agit de l'air du Carnaval de Venise, et le poème "Les Assis" est ainsi une "danse macabre" où les Assis s'écoutent jouer de tels airs populaires avec nostalgie et complaisance.
Je pense que je tiens là quelque chose de neuf et d'intéressant sur "Les Assis", Gautier auparavant a une amorce de cette rime du genre "artiste"/"triste", et une autre occurrence que je n'ai pas notée. Mais pour l'instant je ne connais rien d'approchant de ce quatrain de Gautier et du quatrain de Rimbaud... 
 
Edité (30 mai 11h) :
 
Je viens de lire d'une traite la fin du recueil Emaux et Camées dans la version des Œuvres complètes de Michel Brix chez Bartillat. Oui, déguster des vers de Gautier, c'est comme manger des pâtes Barilla...
Trêve de plaisanteries.
J'ai donc lu "Bûchers et tombeaux" et "Le Souper des armures" sources de "Bal des pendus", puis "La montre", "Les Néréides" qui existe avec des variantes), "Les accroche-coeurs", "La rose-thé", "Carmen", "Ce que disent les hirondelles", "Noël", "Les joujoux de la morte", "Après le feuilleton" et surtout "Le Château du souvenir" où j'ai trouvé le mot rare... "tortuosités". Le poème se finit par un spectacle de morts ranimés comme "Le Souper des armures", "La Cafetière", etc. Le poème contient accessoirement la rime "fauve"/"chauve" au singulier, mais c'est vraiment ce mot rare avec le même suffixe que pour "hargnosités" qui retient toute mon attention, surtout qu'il y a une idée de "floraisons lépreuses de vieux murs" dans son emploi :
 
Des tortuosités de lierre
Pénètrent dans chaque refend,
Payant la tour hospitalière
Qui les soutient... en l'étouffant.
 
Il existe des variantes pour ce poème. Sinon, le recueil se poursuit, mais avec pas mal de poèmes qui ne furent ajoutés qu'à l'édition de 1872, après la composition des "Assis" par Rimbaud, même si certains poèmes furent publiés dans des revues en 1866, 1869, etc. : "Camélia et pâquerette", "La Fellah", "La manasarde", "La nue", "Le merle", "La fleur qui fait le printemps", "Dernier voeu", "Plaintive tourterelle" (paru dès 1840 toutefois en revue), "La bonne soirée" et le recueil se finit sur le poème "L'Art" qui lui n'est pas un ajout de 1872.
Du début du recueil, qui contient "Etude de main", "Variations sur le carnaval de Venise", "Symphonie en blanc majeur", etc., je compte relire attentivement "Vieux de la vieille".
Il y a aussi un dossier de poèmes supprimés qui m'intéresse.
 Le nom "tortusoités" n'est pas un néologisme de Gautier, c'est un mot vieilli recherché. Je le mets avec "gibbosités" et "monstruosités" dans la catégorie des mots à interroger pour trouver son origine à "hargnosités". Notons que "pieds tors" est à la rime et caractérise "Les Assis" dans un autre quatrain.

"Messieurs de Cassagnac" et "monsieur Bonaparte", une vacherie passée inaperçue...

Comme la plupart des sonnets de 1870 sur l'actualité guerrière ("Le Dormeur du Val", "Le Mal") ou contre Napoléon III ("L'Eclatante victoire de Sarrebruck", "Rages de Césars", "Le Châtiment de Tartufe"), le sonnet sans titre : "Morts de Quatre-vingt-douze..." est saturé de reprises des Châtiments de Victor Hugo. Il fait aussi allusion à "La Marseillaise" par moments. Or, Izambard prétendait que ce sonnet s'intitulait initialement "Aux Morts de Valmy", et il y a justement un poème des Châtiments qui a un titre sur le même patron : "Aux morts du 4 décembre". Et il est précédé par un poème sans titre dont voici le premier vers : "Approchez-vous ; ceci, c'est le tas des dévots." Et ce troisième poème du premier livre du recueil se finit par ce vers désinvolte et plus familier, comme sans poésie : "Ces drôles sont charmés de monsieur Bonaparte." Comparez-le au dernier vers du sonnet de Rimbaud, l'effet est dévastateur : "- Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !"

lundi 26 mai 2025

"Credo in unam" et deux poèmes de La Légende des siècles

Parmi les sources d'inspiration de "Credo in unam", il y a deux poèmes clefs de La Légende des siècles telle qu'elle a été publiée en 1859 avec le sous-titre de "Petites Epopées".
Le premier poème à citer n'est autre que "Le Sacre de la femme", le premier poème du recueil. Il s'agit d'un poème d'une exceptionnelle qualité que Victor Hugo a composé après une grave maladie causée par l'anthrax. Le poème exploite la légende biblique de la religion chrétienne, s'inspire du texte de La Genèse avec Adam et Eve. Il s'oppose en cela au recours mythologique grec propre à "Credo in unam". Eve, qui signifie la Vivante au plan étymologique est une figure équivalente à Cybèle pour la féminité doublée d'un rôle de mère des mères pour les humains. La transformation d'Eve en femme enceinte est assimilée à une aurore hyperbolique, ce qu'il convient de comparer à l'image du Soleil dans "Credo in unam", puisque, dans ce dernier morceau, le Soleil féconde avec amour la Nature, Vénus ou Cybèle, qui communique en retour cet amour à tous les êtres végétaux et animaux qui la peuplent.
Il n'est pas question de parler ici de tous les traits de génie du "Sacre de la femme" dont Rimbaud n'a pas tiré parti pour sa propre création. Il est clair que "Le Sacre de la femme" est une composition nettement supérieure à "Credo in unam".
"Le Sacre de la femme" fournit plusieurs vers où un monosyllabe se tasse à la césure avec un effet de rebond, d'expansion, de débordement dans le second hémistiche. Au vers 7 de "Credo in unam", Rimbaud s'essaie à ce tour : "Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons," et précisément à propos d'une idée de gestation embryonnaire. Nous citerons en leur temps les vers qui ont directement retenu l'attention de Rimbaud.
Comme le poème "Cybèle" de Leconte de Lisle, "Le Sacre de la femme" fournit à Rimbaud la rime "terre ravie"/"vie" que Rimbaud fournit dans l'ordre inverse dans "Credo in unam". Peu importe de savoir si Rimbaud a d'abord repéré la rime chez l'un ou l'autre, il s'est de toute façon inspiré des deux poèmes, "Cybèle" de Leconte de Lisle et "Le Sacre de la femme", pour composer "Credo in unam". A la fin des fins, Rimbaud savait pertinemment qu'il faisait un double clin d'oeil aux deux poèmes en pratiquant cette rime dans les deux premiers vers de sa création. Je cite les vers 9 et 10 du poème hugolien qui exhibe donc cette rime dès le début de la composition. On peut remarquer que les vers de Rimbaud sont plus proches des deux d'Hugo que de ceux de Leconte de Lisle :
 
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l'amour brûlant à la terre ravie ;
[...]
Le jour en flamme, au fond de la terre ravie,
Embrasait les lointains splendides de la vie ;
[...]
Toi, dont le lait divin sous qui germe la vie,
Lumineuse rosée où nage l'univers,
            Répand sur la terre ravie
            L'été splendide et les hivers !
Remarquez l'emploi de l'adjectif "splendides", commun à son recours au singulier chez Leconte de Lisle, car nous parlerons plus loin de la répétition de "splendeur" dans un vers de Rimbaud inspiré du "Sacre de la femme", et remarquez aussi la locution prépositionnelle placée à la césure "au fond (de)". Rimbaud s'est inspiré de ce trait en le déportant à la rime dans les vers suivants de "Credo in unam" :

Si l'homme naît si tôt, si la vie est si brève,
D'où vient-il ? Sombre-t-il dans l'Océan profond
Des Germes, des Fœtus, des Embryons, au fond
De l'immense Creuset d'où la Mère-Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose et croître dans les blés ?...
Le mot "embryons" clôt à la rime la première séquence de huit vers de "Credo in unam" ce qui prouve qu'il y a un lien avec ce passage que nous venons de citer, et donc les deux vers de Victor Hugo avec la rime "terre ravie"/"vie" ont inspiré deux passages de "Credo in unam".
Je cite maintenant les vers 23 et 24 avec la rime au pluriel "infinis" / "nids", puisque c'est précisément la rime finale,, mais au singulier et en ordre inverse, du poème "Credo in unam" :
 
[Ours, daims,...]
Hésitaient, dans le chœur des concerts infinis,
Entre le cri de l'antre et la chanson des nids.
 Les Dieux au front desquels le bouvreuil fait son nid,
- Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini !...
La rime au pluriel, avec les "s" à la fin des deux mots, est régulière, mais chez Rimbaud il y a un défaut de consonne flottante, le "d" de "nid". Rimbaud ne maîtrisait probablement pas cette règle à l'époque, il devait la connaître, mais l'imitation a pu lui jouer des tours.
Notez que le balancement "cri" et "chanson" rappelle un poème plus ancien d'Hugo dont Nerval s'est inspiré dans "El Desdichado" et que Rimbaud exploite partiellement cette ressource dans "Ophélie" :
 
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits[.]

Notez que la forme "au front desquels" placée devant la césure fait écho au vers 5 du "Sacre de la femme" où la forme "au front" placée à la césure anticipe le tour "au fond" quelques vers après :
 
Brillait sereine au front du ciel inaccessible[.]
 Je relève en passant qu'aux vers 17 et 19 du "Sacre de la femme" Hugo a placé les adjectifs "tendre" et "doux" à la rime. Ces choix lexicaux intéressent aussi "Credo in unam" :
 
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie,
 
- Parce qu'il était fort, l'Homme était chaste et doux !
Le mot "vie" revient à la rime chez Hugo, on trouve également la forme conjuguée "germait" à la rime. Et puis, la forme participiale "versant" :
 
Une harmonie égale à la clarté, versant
Une extase divine au globe adolescent,
[...]
Le verbe "Verse" est en attaque marquante du vers 2 chez Rimbaud :
 
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l'amour brûlant à la terre ravie[.]
 
J'hésite à relever le motif du savoir précisé dans ce vers en passant :
 
Du jour éclairant tout sans rien savoir encor !
Je relève cette mise en relief du mot "splendeur" sur deux vers :
 
Dieu se manifestait dans sa calme grandeur,
Certitude pour l'âme et pour les yeux splendeur[.]
 Je mentionne inévitablement ce vers sur la terre matrice :
 
La terre, inépuisable et suprême matrice[.]
 Nous avons l'idée de la mamelle gonflée de lait capable de tout nourrir avec des jeux de pression sur les césures et entrevers que je ne relève pas systématiquement :
 
Une sorte de vie excessive gonflait
La mamelle du monde au mystérieux lait[.]
 
 Et je cite justement maintenant le vers qui m'intéresse pour la genèse du vers 7 de "Credo in unam" :
 
Tout semblait presque hors de la mesure éclore[.]
 Hugo joue plutôt sur une rime interne, et la forme "presque" évite le tassement du seul monosyllabe "hors" à la césure, mais il y est tout de même irréductiblement avec la construction prépositionnelle "hors (de)".
A trois vers d'intervalle, nous avons justement un vers qui débute une nouvelle séquence avec le mot "sève" à la rime :
 
Les divins paradis, pleins d'une étrange sève,
Semblent au fond des temps reluire dans le rêve,
Et, pour nos yeux obscurs, sans idéal, sans foi,
Leur extase aujourd'hui serait presque l'effroi ;
Mais qu'importe à l'abîme, à l'âme universelle
Qui dépense un soleil au lieu d'une étincelle,
Et qui, pour y pouvoir poser l'ange azuré,
Fait croître jusqu'aux cieux l'Eden démesuré !
 Nous retrouvons le verbe "croître" dans une image de démesure assumée, les mentions "idéal" et "foi" dans le reproche à une humanité actuelle qui manque des deux et une modalisation interrogative sur le rêve comme dans ce vers de Rimbaud :
 
La voix de la pensée est-elle plus qu'un rêve ?
 Hugo continue d'exploiter le mot "sève" :
 
La terre avait, parmi ses hymnes d'innocence,
Un étourdissement de sève et de croissance ;
L'instinct fécond faisait rêver l'instinct vivant ;
Et, répandu partout, sur les eaux, dans le vent,
L'amour épars flottait comme un parfum s'exhale ;
[...]
 Vous constatez que les deux poèmes filent l'idée de la communication amoureuse du soleil à la terre :
 
L'aube était le regard du soleil étonné.
 Et Hugo emploie lui aussi une forme conjuguée de "Verser" en tête de vers :
 
Or, ce jour-là, c'était le plus beau qu'eût encor
Versé sur l'univers la radieuse aurore ;
[...]
 Pas de mention de la vallée, mais celle-ci du vallon :
 
Et les rayons tombaient caressants et charmants,
Sur un frais vallon vert, où, débordant d'extase,
Adorant ce grand ciel que la lumière embrase,
Heureux d'être, joyeux d'aimer, ivres de voir,
[...]
Etaient assis [...]
Le premier homme auprès de la première femme.
 Nous retrouvons la revendication de la nudité :
 
Eve offrait au ciel bleu la sainte nudité !
 Et, enfin, nous revenons à une identification imparable d'une source directe à la création de Rimbaud avec les vers qui suivent, en précisant qu'entre le vers que nous venons de citer et ceux-ci nous avons un unique vers qui identifie la femme charnelle à une soeur de l'aube qui est rappelons-le le soleil (pensez au titre "Soleil et Chair") :
 
Chair de la femme !  argile idéale ! ô merveille !
 Ce vers est clairement la source du premier de ces deux-ci de Rimbaud avec les mentions clefs "chair" et "idéale" :
 
Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale !
Ô renouveau sublime, aurore triomphale,
[...]
 Je n'ai pas cité tous les vers où Hugo emploie l'adjectif "splendide" souvent avec un effet métrique. Vous notez que Riumbaud emploie ici le mot "aurore" et non "soleil". L'adjectif "sublime" est aussi bien présent dans le morceau hugolien. Et quelques vers après : "Chair de la femme...", Hugo balance une interrogation proche de celle sur la pensée comme rêve déjà mentionnée plus haut :
 
[...]
Si sainte, qu'on ne sait, tant l'amour est vainqueur,
Tant l'âme est vers ce lit mystérieux poussée,
Si cette volupté n'est pas une pensée,
[...]
 La rime "roses"/"demi-closes" a une équivalence chez Rimbaud : "roses"/"écloses", mais Rimbaud puise à d'autres sources encore dans ce cas.
Hugo identifie l'homme en tant qu'être masculin à un symbole de plus de force : "le Marié tranquille et fort", la coordination à "tranquille" a de l'intérêt en regard du poème de Rimbaud, notamment avec son Hercule "terrible et doux" qui s'inspire d'ailleurs d'un autre poème et vers d'Hugo.
Je relevais aux vers 17 et 19 les adjectifs "tendre" et "doux" à la rime, et je rappelais la mention "tendresse" au premier vers de "Credo in unam", je confirme donc l'essai avec la mention "tendresse" dans le premier vers de l'avant-dernière séquence du "Sacre de la femme", l'adjectif au féminin "douce" y étant à la rime :
 
Cependant la tendresse  inexprimable et douce
De l'astre, du vallon, du lac, du brin de mousse,
Tressaillait plus profonde à chaque instant autour
D'Eve, que saluait du haut des cieux le jour ;
[...]
Un long rayon d'amour lui venait des abîmes,
[...]
 
La dernière séquence en un seul vers fournit l'image du flanc qui remue...
Evidemment, Rimbaud a retourné ses emprunts à ce récit biblique en choisissant le cadre de l'antiquité païenne grecque.
Passons au poème "Le Satyre" du même recueil hugolien de 1859. Rimbaud s'en est inspiré ponctuellement, et même si cela est moins sensible cela complète de près le profil des relevés mentionnés dans "Le Sacre de la femme". L'inspiration est plus diffuse pour le poème qui décrit un satyre lascif dont les actions brutales sont voilées par l'expression "tendre convoitise". Et "Son caprice" "Montait jusqu'au r(ocher sacré de l'idéal[.]" Il est amené pour être jugé au haut de l'Olympe au moment d'une splendide aurore avec l'image des quadriges mythologiques et des chevaux qui se cabrent.
Il est question d'immensité, mais Rimbaud ne semble pas s'être inspiré d'une large partie de ce poème. Je relève en passant la rime au singulier "marbre"/"arbre" qui correspond à l'avant-dernière rime de "Credo in unam" au pluriel et dans l'ordre inverse :
 
Tu mériterais bien qu'on te changeât en marbre,
 En flot, ou qu'on te mît au cachot dans un arbre ;
 
Et dans les bois sacrés, sous l'horreur des grands arbres,
Majestueusement debout, les sombres marbres,
Les Dieux au front desquels le bouvreuil fait son nid,
- Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini !...
 Le rapprochement n'est pas vain. L'adjectif "sacré" a un rôle clef chez Hugo dans un poème où il désacralise l'aristocratie des dieux de l'Olympe en même temps. Les vers que nous avons cité sont une attaque de Zeus qui vire à l'ironie quand on sait la suite du récit, et les vers de Rimbaud répondent clairement à cette injure sur le même mode. J'ai déjà dit que la rime "nid"/"infini" adaptait au singulier une rime du "Sacre de la femme", tandis que le vers final : "Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini" correspondent à deux situations des poèmes ici convoqués de Victor Hugo. Les dieux jugeant le satyre l'écoutent subjugués d'une part, tandis que le soleil saluait d'un regard d'aurore étonnée Eve enceinte.
Il est question de "chant mystérieux" à la rime, on songe à "Ophélie" en passant, puis le satyre se met à chanter et comme nous sommes chez Hugo ça vire à une épopée fourre-tout cosmique. Le satyre qui est en train de piéger la vérité d'autorité des dieux "dit la sève". Il parle "de la vallée" et de "La palpitation sauvage du printemps". Le "magique alphabet" est ici complexe, plus proche de "Voyelles" que de "Credo in unam" et du "Sacre de la femme". La "flûte" à la fin "importunait la lèvre" du sylvain. Je pourrais citer d'autres vers pour faire des rapprochements, anticiper un poème de 1872 avec la rime "âme"/"brame", mais je ne saurais manquer d'insister sur des vers qui ont une empreinte sensible dans "Credo in unam" avec les mots clefs "embryons" et "fourmillement", avec la rime "embryon"/"rayon" que reprend en ordre inverse et au pluriel :
 
Géant possible, encor caché dans l'embryon,
La terre où l'animal erre autour du rayon,
[...]
Place au fourmillement éternel des cieux noirs,
[...]
 
Le mot "fourmillement" figure dans les tout derniers vers du "Satyre", dans son mouvement conclusif. Rimbaud le place en préambule.
A travers le récit du satyre, Hugo oppose liberté et joug.
La séquence au futur de l'indicatif sur l'Homme libre chez Rimbaud : "tu le verras" a un écho sensible dans "Le Satyre": "On le verra..."
Rimbaud fera une trinité "Ciel ! amour ! liberté !" dans "Ophélie, le satyre prône : "Liberté, vie et foi sur le dogme détruit !" Liberté, vie et foi sont trois termes clefs de "Credo in unam".
 
Place au rayonnement de l'âme universelle !
 
Voilà un vers quasi conclusif qui exprime bien l'enthousiasme commun aux deux poèmes que nous comparons.
 Je peux m'arrêter là sur ces deux poèmes. Il va de soi que je songe à d'autres influences hugoliennes sur "Credo in unam", mais je m'en suis tenu à deux poèmes précis.
 
Ici, on ne vous vend pas du : "Rimbaud finit les Illuminations sur "Génie" parce que "Génie" est plutôt ceci, et il ne finit pas sur "Solde" parce que "Solde" est plutôt cela. On ne fait pas dans la tautologie.