Dans le précédent article de ce blog, je vous ai présenté un ouvrage rimbaldien assez rare, une plaquette du colonel Godchot qui date de 1937 et qui est d'autant moins son principal ouvrage connu qu'il s'agit d'un numéro parmi les nombreux de la revue qu'il animait déjà depuis neuf ans. Cette plaquette était le numéro 69 de sa revue, et la plupart des rimbaldiens connaissent essentiellement son livre antérieur Rimbaud ne varietur.
Ce qui est agréable au présent échange que je vous propose, c'est que le colonel Godchot fournit une lecture accessible d'Une saison en enfer qui est une paraphrase d'éclaircissement du sens progressant section par section et s'en tenant à des considérations générales assez brèves. Le plaisir est celui d'un document rare et en même temps beaucoup plus ancien que les lectures suivies du livre Une saison en enfer. Les deux études de Margaret Davies, sous forme d'un article conséquent puis d'un volume, ne datent que de la décennie 1970. Le livre de Godchot est 35 ans plus ancien que l'article et il est de 37, 38 ans, autrement dit près de 40 ans, plus vieux que le volume de Margaret Davies. L'étude du colonel Godchot est d'un demi siècle antérieur aux deux publications de Yoshikazu Nakaji et Pierre Brunel parues chez le même éditeur José Corti en 1987.
Ce n'est pas tout. Les rimbaldiens attribuent à des rimbaldiens comme Antoine Adam, des rimbaldiens des décennies 1960 et 1970, d'avoir supposé que la Vierge folle ne ciblait pas Verlaine mais une partie d'une allégorie duelle de l'âme du poète dont l'autre terme était l'Epoux inferrnal. Or, le livre de Godchot dénonce déjà cette hypothèse en l'attribuant à son véritable initiateur Clauzel qui en avait fait un livre. Et on se rend compte en lisant le livre du colonel Godchot que certaines hypothèses, mieux que certains débats sont beaucoup plus anciens que ce que l'histoire de la critique rimbaldienne veut bien le dire. Je viens de parler de la confrontation entre ceux qui pensent que la Vierge folle est tout bonnement Verlaine et ceux qui s'y refusant complètement soutiennent que la Vierge folle est la partie pure de l'âme du poète, pour dire vite. Mais je peux parler aussi de l'ancienneté du débat sur les allusions biographiques ou non au drame de Bruxelles, et plus intéressant encore le colonel Godchot, quand il analyse le prologue met déjà en place ce qui nous vaudra les lectures à contresens d'Une saison en enfer par Pierre Brunel en 1987, puis Jean Molino en 1991. Le colonel Godchot disait longtemps avant Brunel dans son édition critique d'Une saison en enfer que le poète était dominé par un rêve imposé par Satan de festin ancien. On va revenir sur ce point du débat. Même s'il est peu cité, le présent ouvrage que j'exploite du colonel Godchot a été lu par des rimbaldiens. Il n'est peut-être pas cité dans les bibliographies mais il peut être la source d'idées fausses charriées anonymement d'écrits rimbaldiens en écrits rimbaldiens, sinon de tête rimbaldienne en tête rimbaldienne, puisque l'activité orale n'est pas négligeable entre les amateurs du poète aux semelles de vent. Et cela va assez loin, parce qu'en lisant les écrits du colonel Godchot nous voyons se former des thèses hâtives où nous pouvons cerner le manque d'attention aux détails du texte. Je l'ai un peu fait sentir dans le commentaire de la partie introductrice de l'étude du colonel Godchot dans mon précédent article, et je vais continuer à souligner ces problèmes. Par exemple, dans mon précédent article, je n'ai pas fait attention que dans son étude du "prologue" le colonel offre une alternative entre la simple charité et la charité chrétienne, signe d'une lecture précipitée où il ne prend pas la mesure du dispositif du texte qui mentionne l'espérance, les péchés capitaux et la justice. Et parfois, certaines phrases de cette plaquette sont véritablement déconcertantes. On sait que Rimbaud adresse ses feuillets en tant qu'ils satisferont au goût de Satan pour l'absence des "facultés descriptives ou instructives", et Godchot écrit à l'inverse que le poète partage avec Satan "tout ce qui, chez l'écrivain, est descriptif ou instructif".
Le discours est écrit dans la précipitation, comme improvisé, et pourtant ses lignes directrices vont se retrouver, fût-ce partiellement, dans tous les écrits ultérieurs et devenir des lieux communs qui passeront pour difficilement contournables, sinon contestables.
Quelque part, je montre que si j'avais existé à l'époque et si on m'avait laissé intervenir, l'histoire de la critique rimbaldienne eût été toute différente.
L'étude succincte de la prose liminaire appelée ici "Prologue" offre plusieurs éléments intéressants à commenter. Le gars chaud commence par citer les deux premiers alinéas en pratiquant la confusion de "ma vie" avec "ma jeunesse" : "Sa jeunesse fut heureuse". Il ne comprend pas le recul symbolique dans le rêve qu'il faut absolument orchestrer à la lecture des premiers mots : "Jadis, si je me souviens..." qui préparent de loin en loin la fameuse réplique : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Pire encore, le colonel Godchot plaque une lecture biographique où Rimbaud est réduit à parler de sa pratique poétique rebelle : "un jour, il s'est livré à la Poésie (la Beauté !)" et il fixe l'idée à partir d'un ancrage dans les lettres dites "du voyant", là où la poésie a été "injuriée dans ses plus remarquables représentants". Autant une lecture avec des clefs biographiques se défend assez naturellement pour "Alchimie du verbe", autant ici il s'agit d'un contresens dramatique sur la portée réelle du texte qui ne parle pas d'esthétique, mais de la beauté de l'ordre spirituel du monde ambiant. Il est vrai qu'au moyen de citations de vers de Vigny les rimbaldiens s'évertuent à identifier la beauté à la Muse encore aujourd'hui, contre la lettre de la prose liminaire de la Saison !
Pour preuve d'une lecture mal digérée de la prose de Rimbaud, voici comment le colonel paraphrase les interjections à la misère et à la haine : "il s'est enfui et n'a trouvé que de tristes spectacles : la misère et la haine." Cette lecture peut se défendre si on pense au refus du "dernier couac", mais l'idée est assez mal venue quand on s'en tient à un commentaire des deux premiers alinéas puisque cette affirmation n'en rend pas du tout la note.
Il y a à tout le moins un problème évident de conception d'ensemble de la paraphrase du colonel Godchot. Il ne déroule pas logiquement l'argumentation, il ne met pas les pièces du puzzle à la bonne place. Et c'est problématique. S'il ne les met pas à la bonne place, l'exégète a le devoir d'avertir le lecteur de la distorsion ou du caractère de vérité différée de ses remarques interprétatives. La suite du commentaire ne redit que le texte de Rimbaud en forcément moins poétique et moins précis, mais il s'y mêle à nouveau des considérations erronées causées par la recherche d'une lecture à clef qui n'est pas à sa place. Prenez les phrases suivantes du récit : "Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie[,]" et appréciez l'écart de fou furieux que se permet le commentaire : "[de la boue] il s'en est séché au vent du coup de revolver, et ayant rendu fou Verlaine, le printemps lui a apporté "l'affreux rire de l'idiot". Et dire que notre colonel est prompt à dénoncer le charabia des autres.
Nous en arrivons alors aux alinéas que j'aime à rappeler : "Or tout dernièrement..." Godchot entérine la lecture biographique du coup de feu de Verlaine le 10 juillet comme nous venons de le voir, mais indépendamment de ce raccord abusif la lecture fournie est fondée pour les premières phrases : le poète a voulu revenir au festin ancien, mais il a compris que la charité chrétienne en était la clef, il rejette donc le festin ancien comme un rêve. A propos de l'intervention de Satan, la paraphrase se cache derrière une citation abrégée du texte lui-même, et c'est pourtant là que le contresens affleure à nouveau, puisque Godchot écrit d'une part que Satan était le "démon qui dominait son rêve" et de l'autre il met un commentaire entre parenthèses qui consiste à dire que gagner la mort et tomber dans les péchés capitaux c'est rester "Loin de l'Eglise", ce qui affadit complètement le véritable propos. On comprend que la relative "qui dominait son rêve" est une glose pour celle de Rimbaud "qui me couronna de si aimables pavots", sauf que ça ne veut pas dire la même chose en réalité.
La relative de Godchot est prise dans un réseau argumentatif : le poète avait rêvé d'un accès au festin ancien, et il faut mesurer que l'expression "son rêve" suppose aussi une visée d'ambition, du genre du "grand songe" du poète dans la lettre du "voyant" qui est une reprise du cliché du "songe" de l'artiste engagé, comme en donne l'exemple Béranger dans sa préface de 1834 à une édition en quatre tomes de ses chansons : "Une fois qu'on suppose reconquis le principe gouvernemental pour lequel on a combattu, il est naturel que l'intelligence éprouve le besoin d'en faire l'application au profit du plus grand nombre. Le bonheur de l'humanité a été le songe de ma vie." Ce n'est pas là le sens exploité par Rimbaud dans l'image des "aimables pavots" : "qui me couronna de si aimables pavots", cela est lié à l'ensommeillement, mais cela ne veut pas dire "qui me fit faire un rêve", ni "qui me fixa un idéal trompeur", ça veut dire : "qui me fit faire des rêves". L'imprécision est redoutable dans le commentaire, parce qu'on fait passer subrepticement une lecture à contresens comme allant de soi. Les rimbaldiens actuels reproduisent la même erreur par un abandon simpliste à la méthode du champ lexical. Il relève que plusieurs mots de la prose liminaire appartiennent au champ lexical du rêve et ils les harmonisent, homogénéisent en leur donnant à tous la même interprétation, cela contre la logique du texte, mais ils sont convaincus d'avoir raison par la force autoritaire de leur méthode.
Or, le champ lexical du rêve peut supposer la confrontation de deux entités distinctes. Il y a au début du récit un souvenir incertain qui n'est donc peut-être qu'un rêve : "Jadis, si je me souviens bien" et il s'agit du festin. C'est ce festin que le poète taxe de duperie quand il dit "- Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" En clair, si la clef du festin ancien, c'est la charité, en tant que vertu théologale, c'est qu'un enrégimentement insidieux me fait croire à la supercherie que ma vie a jadis été un festin.
Juste après cette fin de non-recevoir avec la mention verbale "rêvé", Satan se récrie et il est qualifié de démon qui a couronné le poète de pavots, plante du sommeil. Certes, le champ lexical du rêve se maintient, mais dans l'enchaînement il y a un contraste. Le premier rêve était celui d'une "vie" personnelle magnifiée dans la concorde d'un festin ancien, avec l'exercice de la charité qui réside justement dans l'ouverture de tous les cœurs entre eux avec au-dessus la relation à Dieu. Il est clair que ce rêve n'est pas promu, mais par Satan, mais le texte fournit d'autres preuves que les pavots parlent d'autres rêves, puisqu'à la vie magnifiée du festin Satan oppose la formule "Gagne la mort" que depuis longtemps j'essaie de souligner comme un calembour et une inversion de l'expression : "perdre la vie". Je ne comprends pas comment aucun rimbaldien, soit dans un texte universitaire, soit dans une édition parascolaire orientée vers les plus jeunes, ne soit capable de dire que "gagner la mort" est l'expression retournée comme un gant "perdre la vie" et donc un jeu de dupes. Comme dirait Cornulier, cette absence de mention dans la critique rimbaldienne est fascinante. Rimbaud, il devait être fier de son effet. Sur 150 ans et des centaines de milliers de lecteurs, je suis le seul à l'avoir repéré. C'est dingue, non ? Il y a un manque d'intelligence des lecteurs qui est vraiment dramatique. Satan n'endort donc pas le poète avec le festin ancien, mais au contraire avec l'invitation à se révolter plus encore contre la justice et la beauté, à fuir encore plus le festin ancien, à rester une hyène, donc à continuer de "faire le bond sourd de la bête féroce" qui précisément expose sa vie face aux bourreaux, face aux fusils. Donc, il est clair comme de l'eau de roche que la couronne des aimables pavots c'est cette bouffée de révolte racontée du deuxième au sixième alinéa de cette prose liminaire. Il n'y a pas à débattre ou à fixer un consensus à la majorité. Si la majorité des lecteurs ne sait pas lire, tant pis pour elle. La science critique, c'est de déterminer le vrai et le faux. Le vrai, c'est que les pavots, c'est la révolte satanique du poète. Point barre.
Cette lecture est amorcée par Molino, mais il se trompe alors sur la lecture de la charité et de la phrase : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Molino, ni Murat qui le suit quelque peu, n'arrivent à distinguer les deux plans du rêve, le plan chrétien du festin ancien avec une inspiration, qui est un rêve supposé divin et finalement trompeur, et puis le plan satanique. Je peux vous faire une revue des avis des critiques rimbaldiens et vous montrer que depuis l'intervention de Molino les rimbaldiens ont régressé quant à l'analyse de ces alinéas qui étaient à peu près compris spontanément auparavant, malgré déjà des anomalies de la part de Godchot et de Brunel qui croyaient le festin ancien un rêve imposé par le démon.
C'est une lecture qui n'a rien de compliqué, mais comme les universitaires sont des sortes d'élites comme les francs-maçons, les ecclésiastiques, les aristocrates ou les anciens rois de France, même s'ils se disent autre chose politiquement, il y a un verrou qui a été mis sur l'interprétation de ces alinéas. Personne ne va remettre les pendules à l'heure et heurter les susceptibilités des rimbaldiens encore en vie qui se sont prononcés et qui occupent parfois des postes importants.
Mais vous rêvez quant à votre réputation à la postérité. Dans cinquante ans, on va se moquer de vos silences. Il ne faut pas vous faire d'illusions. Même si vous n'en avez pas parlé, vous serez considérés comme ridicules, c'est ce qui vous pend au nez.
Je ne comprends pas votre façon d'être, vous passez des diplômes de débilité, ou bien il y a un prix d'imbécillité qui est agité comme une carotte. Je ne comprends pas...
L'intelligence, c'est de très vite faire mea culpa et de passer à autre chose.
Mais, c'est pire que ça encore. En refusant cette évidence de lecture, vous n'êtes pas disponible pour comprendre le dispositif intelligent que Rimbaud a mis en place et que j'ai déjà clairement indiqué. Le festin ancien est un faux rêve de passé, plutôt prénatal en quelque sorte. Mais c'est exactement comme ça qu'il faut penser aussi le souvenir du poète dans le passé du peuple français, comme s'il avait vécu plusieurs vies avant sa naissance en 1854. Vous n'arrivez même pas à comprendre que ces faux souvenirs viennent de l'éducation avec la religion d'un côté et l'enseignement de l'histoire de l'autre. Vous ne pouvez apprécier qu'avec expectative la phrase : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme", en vous disant qu'il faut oser écrire un truc invraisemblable pareil. Vous ne comprenez même pas ce que ça veut dire, que c'est un marqueur d'acculturation. C'est dingue !
Enfin, passons !
Je cite tout de même les deux paragraphes de commentaire de Godchot que vous apprécierez peut-être comme exemples manifestes de distorsion à la lecture, maintenant que je vous ai pré-mâché les substances intellectuelles de la source et de sa paraphrase :
Alors ayant failli être tué, il a songé à rechercher la clef, c'est-à-dire, les motifs du festin heureux de jadis, espérant y reprendre appétit et vie. C'est qu'alors on pratiquait la charité ou la charité chrétienne ?... Oh ! non ! ... Cette inspiration prouve bien qu'il avait rêvé.Aussi le démon qui dominait son rêve lui crie : "Reste hyène - et gagne la mort : reste toute ta vie avec tes appétits et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. (Loin de l'Eglise, par conséquent).
Vous lisez ça sans faire attention, vous croyez que c'est un bon résumé de ce qui ressort avec évidence du texte de Rimbaud, d'autant que pour partie le texte original est cité quasi tel quel. Eh bien non ! Vous vous faites rouler dans la farine...
Et ça continue avec le dernier paragraphe de paraphrase qui traite du dernier alinéa de la prose liminaire de la Saison. Certes, Godchot a le mérite de considérer que les "lâchetés" sont à prendre au sens propre, en relation logique avec ce que peut attendre un démon suborneur, mais j'ai déjà souligné cette étrange inversion par rapport à la lettre du texte rimbaldien : le poète et Satan partagerait une certaine idée de ce qui est descriptif et instructif en littérature. Notons que Godchot n'envisage pas l'insolence avec laquelle le poète réplique à Satan et n'en tire pas l'idée que la section "Adieu" va fournir une fin de non-recevoir au "Gagne la mort". Toutefois, on constate que Godchot s'indignait contre la récupération des lectures catholiques, Rimbaud est bien un damné "contrairement à ce que veulent nous prouver là-dessus les Delahaye, P. Berrichon et sa femme, Claudel, Clauzel et autres convertis, et, depuis, Daniel Rops, fameux exégète." Godchot maintient le poète dans sa révolte contre le catholicisme, mais notons qu'il l'admire comme un être que son génie a poussé dans les erreurs, donc le lecteur à la fin se prémunit. Il admire sous réserve.
Mais on va en reparler. J'ai perdu pas mal de temps et n'ai pu rédiger que l'étude sur le prologue. Je rendrai compte du reste de l'analyse section par section dans un ou deux autres articles à venir. J'ai déjà des idées de passages précis à commenter bien évidemment.
A suivre !