Pendant longtemps, pour se procurer les poésies de Musset dans une édition courante, il fallait se contenter du volume de la collection Poésie Gallimard qui offrait une édition incomplète. Le volume réunissait paresseusement deux recueils canoniques Premières poésies et Poésies nouvelles, sans tenir compte de disparitions inquiétantes, ni des projets originaux de Musset.
Le premier recueil de Musset date de 1829, il a eu un succès important et il avait pour titre Contes d'Espagne et d'Italie. Ce recueil avait son unité et il incluait une comédie en vers "Les Marrons du feu". Celle-ci a été supprimée de l'édition en Poésie Gallimard, malgré son importance et alors même qu'elle n'a pas été pour autant reconduite dans les éditions de pièces de théâtre de Musset. La comédie "Les Marrons du feu" est importante pour les études sur la versification, mais aussi pour apprécier le morceau "Les Secrètes pensées de Rafaël" qui y fait allusion implicitement.
Les éditeurs ont aussi fait disparaître les deux autres comédies en vers de la publication pourtant historique Un spectacle dans un fauteuil en 1833. Tout le monde connaît l'expression, et la pièce "A quoi rêvent les jeunes filles" a une certaine notoriété. Pourtant, là encore, les comédies en vers "La Coupe et les Lèvres" et "A quoi rêvent les jeunes filles" disparaissent des poésies de Musset, et ne sont pas reprises pour autant du côté de l'édition de son théâtre. On perd aussi l'unité du volume de 1833 qui incluait le récit en vers "Namouna" à la suite des deux comédies en vers. Il manquait aussi quelques poèmes épars de Musset dont "La Loi sur la presse".
Par conséquent, la publication en 1999 d'une édition au Livre de poche des Poésies complètes de Musset par Frank Lestringant fut un véritable bol d'air frais.
Malheureusement, la préface porte la marque d'une légende de Musset qu'il convient de réviser.
Dès les premiers mots, Lestringant affirme que jusqu'au milieu du XXe siècle Musset a été considéré comme le poète par excellent.
Ah bon ?
Ceci est contradictoire avec la suite du propos qui précise que Musset était méprisé par beaucoup de poètes ou écrivains du XIXe siècle : Baudelaire et Rimbaud bien sûr, mais aussi Flaubert, Leconte de Lisle, puis les surréalistes, etc. A cette aune, on ne voit pas très bien comment Musset pourrait avoir été l'image du poète jusqu'au milieu du XXe siècle, quand depuis longtemps on ne jurait que par Baudelaire, Rimbaud et les surréalistes, ces derniers en partie démonétisés depuis.
Le rejet de Musset était important déjà au XIXe siècle. Rimbaud et Baudelaire n'étaient pas des cas isolés, comme l'attester l'anthologie de la poésie française d'Alphonse Lemerre en 1888, comme l'atteste aussi pour partie l'anthologie de Benjamin Crépet en 1861 et 1862. Musset était critiqué, non pas par tous les parnassiens bien sûr, groupe éclectique, mais par une bonne partie d'entre eux tout de même.
Enfin, on ne voit pas très bien en quoi Musset serait plus une figure du poète que Lamartine ou Victor Hugo. Il est plus une image du poète lyrique, en tant qu'évitant de s'intéresser à d'autres formes de poésies, sauf que Lamartine occupe déjà cette position clef.
Bref !
Ce qui m'intéresse, c'est la page 8 de cette édition au Livre de poche avec le troisième paragraphe de cette préface qui traite du mépris violent de Rimbaud :
"Car Je est un autre." Faute d'avoir compris cette évidence que Rimbaud claironnera, Musset s'est condamné aux yeux d'une certaine postérité littéraire. C'est tout le problème de Musset poète que cette adhésion entêtée au "moi" ; tout à la fois sa force et sa faiblesse que de s'être ainsi désespérément agrippé à son "je" comme à une planche de salut. La bouée du lyrisme était lestée de plomb. Elle a entraîné par le fond le frêle nageur.
Le "Je est un autre" cité permet à Lestringant de faire tourner une compréhension des faits qui a l'air sans réplique, sauf que Baudelaire et Rimbaud, différents d'un Flaubert ou d'un Leconte de Lisle, usent volontiers du "je" en poésie. Lestringant n'identifie ici ni le mépris de Baudelaire, ni celui de Rimbaud. Il sera plus pertinent dans les lignes suivantes quand il dit qu'un autre reproche accompagne le premier, celui d'une "poésie familière et facile", ce qui là semble bien viser par Rimbaud qui taxe Musset de "paresse d'ange". Au plan du traitement du "moi" comme "autre", Lestringant n'a rien dit. Son paragraphe tourne à vide. Lestringant identifie ensuite un second problème : la poésie "familière et facile" tourne au "vers parlé", ce qui veut dire sans jargon que Musset fait assez simplement une conversation en vers à son public sous forme de monologue.
Lestringant va alors essayer de retourner l'opinion avec un cheval de Troie, c'est que Musset pratique dans son vers le "négligé de la prose". Le concept de "négligé" réintroduit l'idée de performance artistique.
Ici, les propos de Lestringant mélangent des plans différents, il va revenir sur les jugements sévères de Baudelaire et de Rimbaud, les préciser, avant d'énumérer les ressources qu'il croit pouvoir prêter à Musset. Il précise le mépris de Baudelaire qui parle d'un "paresseux à effusions gracieuses", ne "se soumett[ant] à aucune gymnastique" et qui privilégie le génie de l'inspiration. Baudelaire a développé ces idées dans un écrit sur "Théophile Gautier" et notez que "paresse d'ange" de Rimbaud est une citation évidente de ce qu'il a lu ailleurs et peut-être dans le texte cité plus haut de Baudelaire. Et, à la page 9 de sa préface, Lestringant revient sur "la violence de l'anathème jeté" par Rimbaud. Il cite le célèbre passage de la "Lettre du Voyant" :
Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visons, - que sa paresse d'ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! ô les Nuits ! ô Rolla, ô Namouna, ô la Coupe ! tout est français, c'est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! [...]
Lestringant ne commente rien de ce passage. Pourtant, il y a plein de remarques intéressantes à formuler. Le mot "contes" désigne le premier recueil de Musset, et l'abréviation "Coupe" une comédie en vers du "Spectacle dans un fauteuil", deux signes que nous avions bien raison de ne pas nous contenter de l'édition des poésies de Musset dans la collection Poésie Gallimard. Le quatorze fois exécrable est tout un sonnet, Rimbaud exagère, mais pas plus que les rimbaldiens en général Lestringant n'arrive à formuler que Rimbaud est un jeune influençable de dix-sept ans qui affiche un tel mépris pour Musset, parce qu'il a lu que les poètes de son époque, dont un qu'il tient en haute estime, Baudelaire, font un sort sévère à ce poète privilégié par la foule. L'adjectif "fadasses" permet de mesurer que Rimbaud renvoie à ce qu'il disait des poésies d'Izambard dans une lettre de deux jours antérieurs à celle-ci. Mais ce n'est pas tout. Rimbaud s'attaque au théâtre en prose avec le mot "proverbes", lequel mot épingle sournoisement l'idée d'un Musset qui s'en remettrait à une sagesse des nations. Et puis, il y a un passage qui est chargé de significations : "générations douloureuses et prises de visions, - que sa paresse d'ange a insultées !" Il y aurait à dire sur la figure d'ange paresseux, mais Rimbaud est ici clairement paradoxal. Musset s'adressait précisément aux "générations douloureuses et prises de vision". Rimbaud cite clairement le début si célèbre du roman La Confession d'un enfant du siècle. Demeny devait être surpris, tout comme nous, à la lecture de la réplique rimbaldienne. Donc Musset n'a pas fait le bon diagnostic quand il a parlé au nom des "générations douloureuses et prises de visions". Les "Nuits" sont clairement un développement sur la douleur d'une génération et les Nuits définissent clairement une idée de la vision selon Musset. "La Nuit de décembre" décrit la solitude comme un frère, et la révélation que ce jumeau est la solitude ne vient qu'à la fin du poème. Baudelaire raillera cette idée dans une variante d'un poème des Fleurs du Mal : "Les stupides mortels qui t'appellent leur frère", ce qu'aucun baudelairien n'a jamais relevé. J'avais communiqué ce fait à Claude Pichois qui m'avait répondu un bref courrier dédaigneux... La curiosité n'était pas son point fort. Tant pis pour lui, il a raté une occasion de comprendre les poésies de Baudelaire dans toute leur profondeur allégorique...
Dans "La Nuit de mai", le poème commence par un dialogue de sourds, puisque la Muse essaie de communiquer avec le poète qui lui ne l'identifie pas, s'imagine des ombres, puis un fantôme ou je ne sais plus quoi avant de véritablement échanger avec elle.Et, puisqu'il est question de poèmes, intéressons-nous au contenu.
Dans "La Nuit de mai", ça se réduit à une maigre comparaison incongrue du poète avec un pélican qui donnerait sa propre chair à manger à ses petits. J'ai beau tourner ça dans tous les sens, je ne vois pas la pertinence du propos. La "Nuit de décembre" est assez fascinante à lire, mais quel est le propos ? Le poète imagine sa solitude comme l'apparition d'un jumeau, autant dire que seul il se regarde dans un miroir. Faut avouer que ça ne casse pas trois pattes à un canard comme discours sur le réel. Le poème "La Nuit d'octobre" ne fait que mettre en scène un ultime sursaut de douleur avant la décision sage de tourner la page. La "Nuit d'août", certes on a des préfigurations de vers de Baudelaire sinon des "Chercheuses de poux" de Rimbaud, mais la morale est vaine : "Il faut aimer sans cesse, après avoir aimé." Bonjour, le cacao ! Il faut avouer que c'est un peu niais.
Dans les Nuits comme dans la lettre à Lamartine, Musset affirme Dieu, s'en remet à lui moralement, dit qu'il a cru douter, mais que pas du tout. Duplicité qui ne pouvait que faire bondir Rimbaud.
Non, non, Rimbaud et Baudelaire n'attaquaient pas Musset pour son abandon au lyrisme du "Je", ils l'attaquaient directement sur le contenu, sur la vacuité des propos tenus. Musset se décrit comme un débauché qui en souffre, mais ne peut pas s'en défaire. Il ressasse en même temps une prétendue expérience douloureuse initiale avec une femme qui lui a été infidèle, sauf que vu le reste de la production de Musset on sait qu'il ne fait aucun cas de la fidélité amoureuse.
Pour redorer le blason de Musset, Lestringant caricature sous un jour ridicule les critiques de Baudelaire et Rimbaud.
Et Lestringant cite inévitablement le mépris de Rimbaud pour "Rolla", c'est un poème pour adolescents en rut. Rimbaud utilise tout de même aussi le terme fort "débobiner", ce qui veut bien dire que "Rolla" est identifié non seulement à une période d'acné chez les jeunes, mais aussi à de la pose. Rimbaud décrit un passage rapide aussi de la naïveté des quinze ans au premier recul des seize ans : "ils se contentent déjà de les réciter avec cœur [...]". Rimbaud juge que Musset n'arrive pas à passer le cap du regret de ses quinze ans un peu niais. Mais Lestringant croit piéger Rimbaud en lui renvoyant à la figure que "Credo in unam", réponse explicite à la question initiale du poème "Rolla" composée à justement quinze ans et demi, est le "Rolla" de Rimbaud. Et Lestringant ajoute sans hésiter que "l'adolescent communiait avec son idole d'alors dans la nostalgie du paganisme perdu." Et Lestringant de citer les trois vers où Rimbaud répond directement aux deux premiers vers de "Rolla". Le problème, c'est que dans "Rolla" le paganisme est méprisé pour les premiers temps du christianisme avant qu'on ne traite du néant du siècle athée actuel. Non, Rimbaud n'écrit pas son "Rolla", il conteste stratégiquement tout le propos de "Rolla". Voyez mes articles récents où je montre que plusieurs passages de "Credo in unam" démarquent des vers de "Rolla" pour créer un contraste polémique avec Musset : "la cavale qui ne veut pas savoir" contre la cavale liberté qui s'échappe d'un Homme qui veut savoir, le fait de croire à Vénus quand Musset ne croit à rien, le fait de se plaindre de la croix chrétienne quand Musset se tourne vers elle en déplorant son manque de foi, etc.
Enfin, Lestringant manque l'autre référence majeure à Musset qu'est le poème "Ce qui retient Nina", Nina étant le cliché de Mimi Pinson propre à Musset qui s'étale sur tout le siècle et la strophe de "Ce qui retient Nina" étant celle de la "Chanson de Fortunio" avec pour contenu une série de sollicitations envers Nina qui rappelle le poème "la Réponse de Ninon" qui suit immédiatement la "Chanson de Fortunio" dans l'économie des recueils de Musset.
Il n'y a rien qui va dans la recension de Lestringant, lequel après avoir laborieusement minimisé les critiques d'Aragon, Flaubert, Baudelaire et Rimbaud passent aux attaques d'Isidore Ducasse.
Et après toutes ces revues, Lestringant veut montrer que Musset est un insolent incompris, un rebelle qui était un Baudelaire avant l'heure. En gros, Musset et Baudelaire étaient trop proches l'un de l'autre pour s'apprécier. Tel est le tour de passe-passe pour faire passer la pilule.
Mais, quand il s'agit de la forme, Lestringant ne donne pas des informations exactes sur l'originalité rebelle de Musset.
Alfred avait dit à son oncle que dans son recueil : "Tu verras des rimes faibles", réaction polémique au soin apporté aux rimes par les romantiques. Mais Lestringant n'illustre pas ce propos, se contentant de la parole d'autorité par excellence de l'auteur lui-même.
Ensuite, on apprend que Musset se réclame de Racine pour les "rythmes brisés des vers", sauf que sans illustration du propos il est difficile de savoir de quoi l'on parle. Pire encore, cela pourrait se confondre avec les pratiques dites à l'époque de la césure mobile et de l'enjambement libre, ce qui serait résolument contradictoire. Il s'agit de pratiques non classiques.
Et quand Lestringant parle des vers avec les "enjambements les plus intolérables", il néglige complètement la réalité. Musset est sur ce point-là un strict disciple admirateur de Victor Hugo et de son théâtre en vers, même s'il fut absent de la bataille d'Hernani. Musset est un disciple pour le vers enjambant de Vigny et d'Hugo, et il n'est en aucun cas meilleur qu'Hugo à ce jeu. Lestringant est dans le pur parti pris, et il ne fait que poser une pétition de principe sans aucune illustration à l'appui de ses propos non argumentés.
Les chansons de Musset viennent aussi du modèle hugolien. L'exotisme vient aussi des Orientales.
Il y a une imposture énorme des thuriféraires de Musset au plan du style.
En revanche, il aurait été plus avisé de parler en long et en large de la désinvolture des récits dans "Mardoche", la "Ballade à la Lune", puis "Namouna", parce que c'est là qu'est la véritable singularité de Musset. Et là, il y avait moyen d'illustrer le propos.
Après l'échec de la publication de ses Premières poésies en 1830, Gautier publier une deuxième version augmentée du long poème "Albertus". Or, "Albertus" est un récit similaire à son contemporain "Namouna" et un récit qui s'inspire de ce qu'a fait Musset dans "Mardoche" en 1829. D'ailleurs, "Mardoche" et "Albertus" terminent leurs recueils respectifs, ont une numérotation en chiffres romains similaires pour de longues suites de strophes uniformes. Musset osait le dizain de rimes plates, préfigurateur du dizain à la Coppée, "Namouna" est en sizains" et "Albertus" est en doubles sizains. Il faut ajouter que si on reproche à Musset dans la "Ballade à la Lune" la description en termes crus d'un acte sexuel raté pour une première nuit entre un mari et sa femme effrayée, Gautier d'évidence a voulu y faire écho et parle du lit qui craque, etc., dans "Albertus". Plus tard, Banville composera un poème "Stephen" sur le modèle d'Albertus", et le poème "Roman" de Rimbaud est cette fois la vraie concession à la manière de Musset de toute son oeuvre. D'ailleurs, pour l'alerte demoiselle, Rimbaud s'est inspiré non seulement du "Stephen" de Banville, de vers de Gautier et de Glatigny, mais aussi de passages du poème "Une bonne fortune" de Musset.
Musset et Rimbaud, encore un sujet à complètement revoir dans le monde universitaire.