mercredi 10 septembre 2025

Retour sur le livre de Vaillant 'Sur Une saison en enfer' !

 Je reprends le livre d'Alain Vaillant intitulé Une saison en enfer ou le livre à la "prose de diamant", publié chez Champion. Je précise tout de suite que si certaines idées peuvent faire écho à ce que j'ai moi-même dit, j'avais déjà écrit ces idées sur mon blog ou dans des articles parus dans les revues rimbaldiennes. Mais, de toute façon, je vais montrer sans peine les écarts.
 Je possède ce livre en fichier informatique, et j'ai été surpris de ne pas y trouver la moindre mention de Clauzel. Je ne sais plus qui a mentionné que la thèse d'un dédoublement de l'âme de Rimbaud dans "Délires I" ne venait pas de l'époque d'Antoine Adam, mais du livre de 1931 de Raymond Clauzel. Je ne sais plus si c'est dans l'édition critique de Pierre Brunel de 1987 ou dans le livre récent d'Alain Bardel.
Dans la section "Indications bibliographiques", je remarque que la plaquette du colonel Godchot n'est pas citée non plus et j'ai pu me faire une idée des références auxquels se tient l'auteur en consultant aussi les notes de bas de page.
Margaret Davies est mentionnée, c'est à moi qu'on le doit, puisque je suis le premier à avoir fait remarquer qu'on s'en tenait étrangement aux livres de Brunel et Nakaji de 1987, en y adjoignant parfois ceux de Bandelier et de Frémy, alors que ça n'avait aucun sens de les trouver plus riches d'enseignements que le livre de Margaret Davies. Désormais, grâce à moi, vous pouvez encore ajouter la plaquette du colonel Godchot et bientôt le rimbaldien consciencieux s'appliquera aussi à citer l'essai de Raymond Clauzel. Dans son avant-propos, Vaillant prétend fournir une ample sélection des commentaires critiques sur Une saison en enfer, sauf qu'il ne fait commencer cette moisson qu'à la décennie 1980, alors qu'il faut une mise au point sur l'influence d'Une saison en enfer depuis sa parution, non ?
Mais présentement je veux revenir sur la lecture fournie par Alain Vaillant et en montrer les lacunes. Je ne m'arrête pas sur la partie biographique consacrée au "passant considérable" et j'attaque d'emblée par la partie intitulée "Mon carnet de damné".
Vaillant dénonce la tentation de ne lire l'ouvrage que comme une autobiographie, il dit que l'ouvrage contient plein d'éléments autobiographiques mais qu'il ne s'y résume pas, sauf que quelques pages plus loin quand il est question de "Vierge folle" il écrit ceci : "[le premier délire] concerne les relations manifestement violentes d'un couple d'homosexuels formant un 'drôle de ménage' " Il ajoute qu'il faudrait un "anti-biographisme forcené pour le nier".
Je croyais que Vaillant soutenait que le récit n'était pas une autobiographie, mais une fiction contenant en grande quantité des éléments autobiographiques. Il se contredit ici. Le verbe "concerne" permet sans doute de ménager la chèvre et le chou, du genre : nous ne disons pas que Vierge folle est ce récit-là directement, sauf que, à un moment donné, il faut éviter de louvoyer. "Je n'ai pas dit que... mais j'ai seulement dit que et je ne dis que cela parce c'est tout ce qu'il y a d'important à retenir."
Pour l'Adieu, Vaillant nous explique aussi qu'il était nécessaire pour la fiction du récit qu'il y ait une fin, et ce serait en l'occurrence un "happy end" : quand on a une fin heureuse dont l'heure est sévère et un défaut final d'amitié, j'ai un peu de mal à voir ce que vient faire là la promotion de la traduction en anglais...
Pour la genèse du projet, Vaillant pense que les récits déjà écrits dont Rimbaud a parlé à Delahaye, c'est "Mauvais sang", "Vierge folle" et "Alchimie du verbe", autrement dit tout le début, mais il reprend l'argument que j'ai déjà formulé que les récits dont il est parlé à Delahaye ont pu être fondus dans d'autres.
Mais, bordel de merde. Vous avez un brouillon qui correspond aux sections 4 et 8 de "Mauvais sang" qui prouve que le récit des sections 5 à 7 a été inséré de force dedans. Je vous ai expliqué cela dans un article sur les brouillons parus en 2009 dans un ouvrage qui fait partie de la bibliographie fournie par Vaillant en fin de volume. Mais bordel de merde ! Vous avez la preuve que "Mauvais sang" a fondu ensemble deux récits distincts, et peut-être même trois, puisque nous n'avons pas en brouillon le récit des trois premières sections. Et je rappelle que Verlaine avait des brouillons d'un seul des récits de "Mauvais sang", de "Nuit de l'enfer" et d'une partie de "Alchimie du verbe", mais pas de "Vierge folle".
On va débattre jusqu'à quand ? Les trois histoires déjà composées au moment de la lettre à "Laitou", c'est probablement les trois parties de "Mauvais sang" qui ont fusionné, ou éventuellement les deux récits originels de "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", ce qui me paraît plus fragile, mais je n'en sais rien dans le fond. Ensuite, la lettre à Laitou elle est écrite en France au mois de mai, et elle date plutôt du début du mois de mai de mémoire. Rimbaud a eu une partie encore du mois et tout le mois, sans oublier peut-être les premiers jours de juillet, pour écrire d'autres histoires. Et justement Verlaine a les brouillons de "Nuit de l'enfer" et de "Alchimie du verbe", tandis qu'on peut se demander si "Vierge folle" n'est pas un sujet de fâcherie entre les deux poètes, puisque farci d'éléments autobiographiques, et "L'Impossible" nous avons une claire reprise de développements de "Mauvais sang". Mais Vaillant n'exclut même pas que les récits dont il est parlé à Delahaye soient les trois brouillons remis à Verlaine. Ah ! oui, il faut partir de ce qu'on a entre les mains... Enfin, bref, j'en ai marre à avoir à traiter des atermoiements, c'est chiant ! Une fois à Londres avec Verlaine, Rimbaud n'avait sans doute pas le temps de s'occuper de littérature. C'est quand il était avec Verlaine qu'il composait le moins. Mais bien sûr !
Passons.
Je passe sur l'idée que l'automne dans "Adieu" serait une référence à l'automne du passage à Londres à la fin de l'année 1872. Je n'ai pas compris ce que l'hypothèse faisait là. Et puis, on a un résumé digne de l'épopée où Rimbaud affronte Satan et l'enfer et en sortirait victorieux, ce qui me fait dire qu'on n'a pas lu le même texte.
Et puis, j'en arrive à ce qui est un contresens manifeste, je cite : "le texte a été écrit par un jeune homme qui, malgré son anticléricalisme virulent, reste pénétré de l'idéal de charité chrétienne et de spiritualisme éclairé qui a pu lui être inculqué."
Et ça part en comparaison avec La Tentation de saint Antoine de Flaubert.
Alors, on peut modaliser "reste pénétré", mais non le poète n'a pas d'idéal de la charité chrétienne logé en lui, puisque quand on lui soumet que "la charité est la clef" d'une vie heureuse, d'un festin pour tous, il rejette l'idée comme une sottise : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"
Oui, il y a des élans vers Dieu dans "Nuit de l'enfer", oui il parle plusieurs fois de la charité, mais il faut se garder d'y voir un idéal auquel le poète aspire.
Ce n'était pas ça l'intention !
Notons que Vaillant constate tout de même la progression étrange du texte qui se répète, semble se contredire, mais pour revenir toujours aux mêmes deux pôles de la contradiction sans rien résoudre, et à la fin quand le poète dit qu'il a résolu son problème on se demande bien en quoi, puisqu'il n'en dit rien.
Là, Vaillant touche le vrai sujet du débat pour la compréhension de ce livre, mais je remarque un défaut logique dans son approche. Le poète dit qu'il en a fini avec l'enfer dans "Matin", et Vaillant attend donc les réponses du récit final "Adieu", alors que "Matin" découle de ce que le poète a décidé dans "L'Eclair". Adieu, c'est l'adieu, mais la raison qui explique pourquoi le poète pense en avoir fini avec l'enfer elle est à chercher dans la prise de décision de la section "L'Eclair".
Les rimbaldiens ont produit une réflexion à cadre fermée en ne voulant voir la justification de la victoire que dans le texte intitulé "Adieu", alors que significativement placés après le couple rétrospectif des "Délires", les récits "L'Impossible" et "L'Eclair" sont les vrais moteurs dialectiques qui amènent le poète à une résolution.
C'est un peu comme les exercices en géométrie présentés comme des énigmes où pour construire une figure il faut savoir s'émanciper du cadre rectangulaire fermé de la page blanche.
 
Nous passons ensuite à une étude séquence par séquence.
On commence par le prologue sans titre "si je m'en souviens bien..." sur lequel j'ai tant de fois fait la mise au point nécessaire, ce dont les rimbaldiens n'ont jamais eu cure.
Je vais aller vite. Sur le festin, on a le mélange des références chrétiennes et païennes antiques. La beauté, sans citation de Baudelaire, est considérée comme renvoi à la métaphysique du Beau, à la Vie harmonieuse de la Grèce antique et enfin avec une préférence avouée à un ensemble de croyances enfantines.
Heu ? "la justice", "où s'ouvraient tous les coeurs", "la charité", l'espérance, les péchés capitaux, Satan qui n'appartient pas à la mytholgoie grecque,... Tout ça, ça n'oriente pas la réflexion.
Allez savoir pourquoi !
Et comme Murat et Fongaro, Vaillant cite "La Maison du berger" avec la Muse sur les genoux. Quand Fongaro citait le poème de Vigny, au moins il y avait une argumentation qui se défendait : montrer que la beauté est un peu traitée comme une fille facile, voire une prostituée, et qu'en tout cas il est question de désir sexuel. C'est cette argumentation que reprend justement Vaillant en s'y tenant, et ça vaut mieux, mais l'idée est quand même intégrée à une lecture biographique supposant un Rimbaud adolescent déçu par la femme. Finalement, non, on n'évite pas le contresens avec ce rapprochement.
Je ne vais pas m'attarder sur tous les détails, je rappelle qu'après ma mise au point la seule phrase de la prose liminaire sur laquelle il faut élucider le sens, c'est "le printemps m'apporta l'affreux rire de l'idiot." Le printemps est une valeur de vie extérieure au poète, comme l'attestent bien des poésies en vers auparavant. Le sourire de l'idiot est l'indice qu'il y a un problème dans la révolte du poète.
Enfin, bref !
J'en viens directement à l'alinéa du "dernier couac", où on ne peut manquer de citer l'escamotage du récit du livre rimbaldien par le biographique, je vous cite le contresens royal, puisque Vaillant ridiculise et range du côté de la pensée du lecteur non informé que le "dernier couac" soit la suite logique de la révolte pour prôner une référence biographique. Dans l'introduction que j'évoquais plus haut, Vaillant soutenait qu'il ne fallait pas voir le livre comme une autobiographie, mais comme une fiction pleine d'éléments autobiographiques, et il ajoutait que la logique interne du livre avait son importance. Sans penser à ma relecture du jour, je parlais de cohérence interne du livre il y a quelques jours, je ne pouvais donc manquer cette perle qui me donne raison : "le lecteur non averti pensera que la folie l'aura mené, par une sorte d'overdose d'excès en tout genre, à la porte de la mort. Mais, comme nous l'avons déjà indiqué, nous avons des raisons de penser qu'il fait une allusion précise au drame de Bruxelles[.]"
C'est impressionnant, non ? Il ne faut pas lire le texte tel qu'il est mené, il faut s'en méfier, le biographe met ici un avertissement : "attention à ne pas lire ce que vous lisez, nous apportons un correctif", et tout cela avec la modalisation : "enfin, je crois !" ("nous avons des raisons de penser...").
Et sans ciller Vaillant ajoute que le détail biographique n'ajoute rien à l'essentiel de ce qui est à comprendre. Ben, pour moi, c'est un écart énorme entre la lecture biographique et la lecture simple d'une mort par excès. Il est marrant, lui !
J'ajoute qu'il y a d'autres phrases sur la préparation à la mort dans la Saison : "courage d'aimer la mort", "mûr pour le trépas", etc. Je suis désolé, mais comment vous faites pour mettre une petite pancarte biographique à chaque fois : "le lecteur non averti pensera que le poète a le courage d'aimer la mort ou est prêt à mourir, mais pas du tout il parle du drame de Bruxelles, il fallait un courage bien inconscient pour vivre avec ce danger de Verlaine, et plus il fréquentait Verlaine, plus la menace mûrissait."
Enfin, bref !
J'en arrive aux alinéas qu'éternellement les rimbaldiens commentent à contresens et sur lesquels reposent toute la compréhension de la Saison.
Comme Vaillant ne prend pas avec du recul le "si je me souviens bien", il considère que Rimbaud a eu une enfance chrétienne joyeuse, mais qu'il rejette désormais la charité, et que cela lui fait un dilemme.
Mais pas du tout !
Le poète dit "j'ai rêvé"', il dit avoir rêvé avoir connu le festin ancien. Qu'a rêvé le poète si Vaillant admet la nostalgie du festin ancien comme renvoyant à un fait réel ?
Non, mille fois, le poète a rêvé le festin ancien. C'est le sens LITTERAL comme disent les universitaires de la phrase : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"
Point barre !
Et dans la foulée Vaillant ajoute comme Brunel que les illusions religieuses ont été soufflées au poète par Satan, ce qui a déjà fait dire à Molino que nous nageons en plein non-sens, puisque Satan n'a pas pour but de pousser les gens dans les bras du christianisme.
Sous prétexte que la religion est une illusion, elle serait inspirée par Satan.
Vous voulez débattre de quoi en lisant ça ?
Vous savez désormais que Vaillant ne peut rien dire sur le sens d'Une saison en enfer, puisqu'il formule un pareil contresens au moment où Rimbaud nous explique pourquoi il a écrit son livre. Rimbaud veut nous expliquer ce qui s'est joué dans son esprit face au "dernier couac" : sans revenir au Christ, il n'a pas voulu de la mort à laquelle Satan le menait. Si tu ne comprends pas ça, mais tu ne peux rien comprendre au "carnet de damné" qui suit. Si tu n'as pas compris que le festin où s'ouvraient tous les coeurs n'a jamais existé, mais la lecture de la Saison sera désespérément obscure pour toi bien évidemment.
C'est la base de la lecture !
 
Passons aux mentions des mots de la famille "ami" dans le livre de Vaillant. J'utilise le moteur de recherches : il y a cinq mentions de "ami", cinq de "amies", cinq de "amis", deux de "amie" et une de "amicaux".
Il y a dix-huit mentions à passer en revue, mais il va falloir en écarter certaines : "réseaux amicaux" expliquant la survie de manuscrits, "ami Louis Bouilhet" de Flaubert, "ami Ernest Delahaye", "ami Delahaye", il ne reste que deux fois la même citation de "petit ami" sur les cinq mentions du mot "ami". Cette mention est à la toute fin du récit de la Vierge folle, mais Vaillant n'en fait rien de spécial : c'est une périphrase pour ne pas toujours dire "Epoux infernal" dans les deux cas.
Quatre des cinq mentions "amies" sont concentrées sur trois lignes au bas de la page 86, deux font partie de la citation de la Vierge folle qui se répète, et les deux autres mentions sont simplement appelées par le commentaire de la citation considérée pour elle-même. La première mention par Vaillant est redondante avec la citation elle-même. L'autre relève d'un commentaire assez basique : "Entendons qu'elle ne peut avoir de vraies amies [...]".
La cinquième mention est encore une citation de la Vierge folle, il s'agit cette fois non du nom cette fois mais de l'adjectif compris dans l'expression "étreintes amies". En clair, à aucun moment, Vaillant ne met en relation l'appel à des "amies" et surtout l'expression "étreintes amies" avec le discours de "Mauvais sang" et d'autres séquences sur la solitude du poète qui n'a aucun ami, et bien sûr sur cette absence de "main amie" à la toute fin de "Adieu".
Il n'en fait pas un thème clef du récit.
Les deux mentions du mot "amie" au singulier cette fois figurent dans le commentaire consacré aux deux sections du récit intitulé "Adieu", seulement les occurrences ne figurent que dans les citations du texte de Rimbaud. Le critique ne commente pas ce retour d'une section à l'autre. Il commente d'autres aspects des citations, mais ne fait rien de cette répétition ostentatoire.
Passons enfin aux cinq mentions du nom "amis" au masculin pluriel.
Il faut écarter deux mentions, l'une en bibliographie du "bulletin des amis de Rimbaud" (c'est comique comme nom d'association quand on connaît le discours d'Une saison en enfer) et une autre périphrastique "amis de Bohème" qui ne commente pas la saison elle-même. Il reste trois mentions. 
 Deux mentions figurent dans le commentaire de "Mauvais sang", mais une fait partie d'une citation : "fier de n'avoir ni pays ni amis", et l'autre ne fait que répéter approximativement la citation : "sans pays ni amis". La dernière mention est lovée dans une citation : "amis de la mort" au sujet du récit intitulé "Adieu".
Voilà, sur les 176 pages du livre consacré à Une saison en enfer, on constate une absence totale de réflexion sur le thème de l'amitié.
La "jeunesse aimable" n'est mentionnée qu'une seule fois, il ne s'agit là encore que d'une occurrence impliquée par le simple fait de citer les premières lignes du récit "Matin".
On a eu trois mentions sur une page de "aimables pavots" dans la prose liminaire, mais pour dire que "aimables" est une illusion.
 Je vais vous épargner un maigre compte rendu de la poignée de douze mentions autour de la séquence "aim" : "aimable" une fois", "aimables" trois fois", "aimer" et "aimé" deux fois chacun, puis une occurrence à chaque fois pour "aimez", "aimerait", "aimée" et l'intrus "aimanté".
 Vous avez bien les preuves que je fais une lecture solide d'Une saison en enfer à partir d'indices textuels qu'on ne retrouve pas ainsi traités chez les autres critiques rimbaldiens.
Alors, certains penseront que de toute façon j'ai systématiquement tort dans mes analyses et interprétations, mais les faits sont là, je souligne d'évidence des faits d'importance qui échappent aux autres. Et c'est suffisant pour dire que l'impasse des rimbaldiens à mon égard est débile, profondément débile.
Je vais faire de la mise au point sur tous les travaux des rimbaldiens. Tout ça est en train de se mettre en place.

Un peu de rimbaldisme à la noix !

 J'ai entre les mains le volume Correspondance posthume 1891-1900 que Jean-Jacques Lefrère juge en matière de poésie a consacré à Arthur Rimbaud. On apprécie tout particulièrement la tête de benêt du portrait en première de couverture : Bidaut de Glatigné ? Proust dans une escapade orientale des plaisirs et des jours ? Sur la quatrième de couverture, il y a la photographie complète avec l'explorateur Lucereau et le docteur Dutrieux.
Ce volume tenait énormément à cœur à Jean-Jacques Lefrère. C'est le premier tome donc du projet original de "Correspondance posthume" qui consiste à rassembler ce qui s'est écrit sur Rimbaud après son décès. Evidemment, le début de l'ouvrage c'est ce qui enflammait le plus Lefrère de Darzens, puisque la mort de Rimbaud a coïncidé avec la publication du Reliquaire contenant la préface signée Rodolphe Darzens. Darzens était le premier biographe de Rimbaud en quelque sorte et le premier enquêteur biographe, un modèle donc. Et je pense que Lefrère a regretté toute sa vie de ne pas avoir à enquêter sur un écrivain quasi contemporain dont il aurait été l'inventeur. Déjà qu'il a fait une thèse sur le sida et la transfusion sanguine et qu'il a raté le scoop visiblement.
Alors, tout commence avec l'encadré pour l'année 1891 et je relève ce passage où Lefrère épingle Isabelle Rimbaud qui découvre la réputation sulfureuse de son frère : "Isabelle Rimbaud n'est évidemment pas abonnée à ce Petit Ardennais radical-socialiste, favorable à la Libre Pensée et à la franc-maçonnerie, mai un voisin lui apporte l'article." Il s'agit d'une adaptation de la lettre de Delahaye à Verlaine sur la vie de Rimbaud publiée sans autorisation et à l'insu de Verlaine et Delahaye.
C'est rigolo de chercher ainsi les signes de la présence des francs-maçons autour de Rimbaud. Plus il y en a, plus il y est piquant de constater que Rimbaud ne s'est pas laissé récupérer. Puis, c'est du grand n'importe quoi ! "Oh ! Rimbaud a trouvé sympathique, Claretie, pour le peu qu'il l'a vu", "oh ! la franc-maçonnerie a aidé telle personne !" "Oh Verlaine vole à la défense d'Emile Blémont dans un courrier à Nouveau (sachant que Rimbaud visiblement n'a pas lui ménagé Blémont)". Ouais, super, comme accumulations de données ! Une société secrète avec des ramifications qui vont dans tous les sens en incluant des personnalités nettement opposables, et on te dresse une énumération des actions bonnes, comme si le machin était pur et incorruptible par magie. Et dès qu'on critique ce machin secret, ça enrage d'intolérance. Cette société secrète est évidemment le contraire de la démocratie et de la bienveillance éclairée dans une transparence de rapport au peuple, aux petites gens. Point barre. Et Rimbaud aurait dit du bien de la franc-maçonnerie, qu'il aurait été con de le faire. Le défaut de la franc-maçonnerie est un défaut de nature, point barre. Et le discours d'Une saison en enfer rejette l'idée d'avoir foi en une telle société. Point barre.

mardi 9 septembre 2025

Derrière l'hermétisme d'Une saison en enfer, des messages simples, sans équivoque !

Comme la plupart des écrits de Rimbaud, le récit du livre Une saison en enfer passe pour énigmatique et hermétique. Pourtant, il y a des réponses très claires qui se lovent dans des phrases très précises. Le drame, c'est que nous passons à côté.
Dans sa conception littéraire, le livre Une saison en enfer est une suite de feuillets que le poète a arraché à son carnet de damné précédé d'une introduction à considérer inévitablement comme écrite après-coup.
L'introduction tient en un texte sans titre que nous appellerons "prose liminaire".
Les alinéas de cette prose liminaire ne sont pas réellement compliqués à comprendre, mais c'est le discours critique universitaire lui-même qui a contribué à les rendre incompréhensibles.
Ils ont affirmé que Rimbaud ne parlait de pas de la charité comme vertu théologale, ils ont affirmé que Satan se récriait parce que le poète refusait l'inspiration de la charité ou bien qu'il se récriait parce que le poète pensait avoir rêvé.
Non !
Le poète s'est révolté contre la beauté, la justice et les idéaux chrétiens. A force de se révolter, il était mûr pour le trépas comme dit dans "Alchimie du verbe". Or, le poète a reculé devant la mort. Face à cela, la religion tente de le récupérer, d'autant qu'il semble intéressé par le souvenir du festin où tous les cœurs s'ouvraient les uns aux autres. Le poète rejette immédiatement comme une illusion pour dupes l'invitation à pratiquer la charité. Satan se récrie pour sa part contre le refus de la mort. La bouche même de Satan est remplie de son idée première : "Gagne la mort", à lire comme la formule retournée "perds la vie".
 Les universitaires ont ajouté une autre opacité à cette prose liminaire en prétendant que le "dernier couac" est une allusion au coup de feu de Verlaine à Bruxelles et à la blessure au poignet de Rimbaud.
Il faut bien comprendre le problème d'obscurantisme d'une telle clef de lecture biographique.
Premièrement, elle détourne notre esprit de la logique interne de la prose liminaire qui dit clairement que "le dernier couac" est l'issue fatale pour celui qui s'ingénie à mordre la crosse des fusils... Nous ne sommes plus dans l'idée que le poète se conduit lui-même à la mort par son comportement. En introduisant la clef de lecture biographique, les lecteurs se représentent un accident qui fait réfléchir Rimbaud sur ses actes. La mort est alors présentée comme un fait étonnant qui impose à Rimbaud de se remettre en question. Le texte est pourtant limpide et clair : le "dernier couac" est le terme logique et prévisible d'une révolte qui s'en remet à la misère et à la haine et qui affronte les fléaux, la justice et la crosse des fusils.
Deuxièmement, en imposant une lecture biographique avec référence au drame de Bruxelles, les rimbaldiens escamotent tout le récit d'Une saison en enfer. Rimbaud va parler à plusieurs reprises de la mort dans son récit, et jamais il ne va préciser qu'il a failli se faire tuer par un compagnon. Plus nettement encore, dans le récit "L'Eclair", le poète va dire que "Maintenant, [il se] révolte contre la mort". Le poète s'est "armé contre la justice", en injuriant la beauté, etc. Et cela le conduisait à la mort. Le poète change d'idée et se révolte contre la mort, c'est ce qu'il formule dans "L'Eclair" et bien sûr dans la prose liminaire quand face au "dernier couac" il songe à une vie qui était un festin.
L'adverbe "maintenant" a du poids. Le poète n'est pas en train qu'il vient de prendre conscience qu'il peut mourir, il dit en toutes lettres que pendant longtemps l'idée de la mort ne le faisait pas reculer, ne lui était rien, mais cette fois non il prend la décision de vivre.
Les rimbaldiens vont faire mine qu'on ne leur apprend rien, qu'ils ont bien compris les phrases sur le "dernier couac" ou la "révolte contre la mort", sauf que non ils la mettent sur le même plan que la référence au coup de feu à Bruxelles. Ils interdisent à Une saison en enfer d'avoir son propre, c'est exactement cela de l'escamotage, ils font habilement disparaître le propos limpide et claire du livre de Rimbaud sous un biais biographique qu'ils assènent avec force.
C'est de la manipulation mentale, ni plus ni moins, mais une manipulation mentale dont ils n'ont pas eux-mêmes conscience, vu qu'ils sont obnubilés par la référence biographique. Il faut bien insister : "Maintenant, je me révolte contre la mort !" cela veut dire que le poète se révolte contre un état d'esprit au bout d'un certain mûrissement de la pensée. Cela n'a rien à voir avec la découverte que la relation avec Verlaine est dangereuse puisqu'il vient d'être révélé que Verlaine serait capable de tuer Rimbaud. On n'est pas dans des discours du même ordre. Les rimbaldiens font comme si la contradiction entre les deux discours n'existaient pas.
Il y a d'ailleurs un fort parallèle à faire entre la prose liminaire et "L'Eclair", puisque nous avons le parallèle : "ma vie était un festin" et "Ma vie est usée" qui accompagne celui entre "dernier couac" rejeté et révolte contre la mort.
Et, la phrase : "Maintenant, je me révolte contre la mort !" la plupart des lecteurs la consomment comme perdue dans les méandres de propos rimbaldiens qui semblent toujours passer du coq-à-l'âne, effectuer des revirements, hésiter, confronter des propos contradictoires insolubles, etc.
Non, cette phrase est une prise de décision qui va permettre au poète de sortir de l'enfer. Elle vient après le récit "L'Impossible" et elle précède le récit intitulé "Matin" où le poète dit "aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer". La mention "aujourd'hui" est à rapprocher de la mention "maintenant" de la prise de décision radicale exprimée dans "L'Eclair", et on peut aussi apprécier la nuance, la modalisation "je crois", que le poète prend soin de maintenir.
Les lecteurs se demandent s'ils n'ont pas manqué une phase quelque part. Pourquoi soudain Rimbaud dit qu'il en a fini avec l'enfer. A la toute fin de "L'Eclair", le poète déplore encore la perte de l'éternité.
En réalité, c'est la révolte contre la mort qui met fin à la relation infernale.
 
Cette révolte contre la mort ne signifie pas que le poète rentre dans le rang. La prose liminaire nous avertit clairement que l'appétit n'y est plus pour le festin ancien, au moyen du conditionnel et de la modalisation "peut-être" : "je reprendrais peut-être appétit", mais surtout du fait du rejet immédiat, sans appel : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Rimbaud refuse que la charité permette l'accès à un tel festin.
Donc, pour l'instant, vous avez un rejet de la mort qui est écrit en toutes lettres et qui permet de sortir de l'enfer. Cependant, vous devez vous dire que c'est trop simple et que de toute façon il y a d'autres aspects du "mauvais sang" et surtout toute une révolte contre la beauté, la justice, qui ne peuvent pas avoir leur réponse dans une alternative entre la vie et la mort.
Vous pensez à une troisième voie, mais vous ne percevez même pas clairement une troisième voie, parce que la troisième voie vous la présupposez nettement distincte des deux autres.
La révolte cesse sur certains points, le poète va demander pardon (mot significatif) de s'être nourri de mensonge, il va rentrer aux "splendides villes" alors que dans "Alchimie du verbe" il pense à accompagner les forces qui détruisent l'une d'entre elles, etc. Il sait aujourd'hui saluer la beauté également.
Malheureusement, sur la beauté, les rimbaldiens universitaires imposent encore une fois des idées qui gênent la vraie lecture du livre Une saison en enfer. Ils prétendent que la beauté est baudelairienne dans la Saison, alors qu'elle est clairement référencée au christianisme et à une société chrétienne au début de la prose liminaire. Puis, il y a un refus, en vérité très tendancieux, de la part des rimbaldiens, d'admettre la preuve apportée par le manuscrit correspondant à la fin d' "Alchimie du verbe". Le poète tient le même discours que dans le texte final, on peut observer de près les reprises de l'un à l'autre texte, notamment le "cela s'est passé." Le brouillon explicite clairement que le poète peut désormais saluer la beauté parce que finalement l'art n'est qu'une sottise. Rimbaud dit en toutes lettres que l'art est un jeu vain sur le brouillon. Il va de soi que le discours étant exactement le même dans le texte définitif le lecteur méritant est celui qui comprend l'implicite : "l'art est une sottise". Malheureusement, les rimbaldiens pérorent et affirment que le poète rend désormais hommage à la beauté, la salue comme un gladiateur romain dans l'arène salue César.
Ben non ! C'est évident que la fin de "Alchimie du verbe" sent le gros sel de l'ironie.
Le texte de "Adieu" le dit clairement : le poète ne croit plus aux pouvoirs surnaturels de l' "Alchimie du verbe", c'est pour cela qu'il peut désormais "saluer la beauté". Elle ne lui est plus rien, il n'a plus à s'énerver de ses insuffisances.
 
Et nous en arrivons à la question de la relation à autrui où une fois que vous aurez cerné ce que dit Rimbaud sur autrui vous serez peut-être à même de vous dire qu'effectivement Rimbaud n'est plus dans la foi du beau dont la beauté serait une figure décevante ou estimable.
 
Comme pour la mort, Rimbaud dit des choses très claires sur la relation aux autres. Et donc une fois que c'est bien pris en main, cela vous fait un niveau de lecture très claire de l'ensemble du livre Une saison en enfer, et l'intérêt, c'est que le discours sur autrui et le discours sur la révolte contre la mort vont vous faire toucher du doigt pourquoi vous êtes déboussolés par cette impression qu'il ne se passe rien de décisif dans Une saison en enfer qui justifie les propos rimbaldiens.
 
Rimbaud dans la prose liminaire pose le souvenir hypothétique d'un festin où s'ouvraient tous les cœurs. Et pourtant, en présence de la beauté, il s'est révolté. Alors, il y a une petite difficulté de lecture, parce que le "Un soir" suppose que d'abord il y a eu cette concorde du festin. Mais, vous êtes à même de comprendre que cet avant est déformé de manière extrême dans le souvenir.
En tout cas, il s'agit d'un souvenir d'entente entre les hommes.
Et lorsqu'il est près de mourir, le poète qui a une volonté de vivre se demande alors si tout compte fait le festin ce ne serait pas quelque chose de bien, et donc il y a une aspiration à vivre en harmonie avec les autres hommes, une aspiration à un "diapason des camarades" pour citer "Vies".
En se révoltant contre la beauté, contre la justice, le poète s'est révolté contre les cœurs, et contre l'amour, il s'en est remis à la misère et à la haine. Dans la prose liminaire, le rejet de la charité persiste, ce qui veut dire aussi qu'il n'est pas question d'un pardon chrétien pour s'être nourri de mensonge dans "Adieu".
Et justement, dans "Adieu", le poète recherche la main amie, mais il ne la trouve pas, et partant de ce constat d'échec, il rejoue quelque part la révolte contre la beauté et la justice, mais sur un mode mineur. Le poète se moque d'avoir des amis, donc il s'agit bien d'un mépris pour l'idée du festin où s'ouvraient tous les cœurs. Le mode est mineur parce qu'au lieu de s'armer, le poète va faire la satire des moeurs. On remarque que cela ressemble aussi quelque peu à ce que dit le poète dans "L'Eclair" juste avant d'affirmer que désormais il se révolte contre la mort.
Il faut être très attentif à ce qui est dit dans "L'Eclair". Le poète dit qu'il va feindre et fainéanter, et s'amuser en plaignant et en querellant les apparences du monde. Juste avant, le poète a dit ce qu'il pensait du monde, en évoquant les cadavres des méchants et des fainéants qui tombent sur le coeur des autres. Les fainéants sont des cadavres. Donc, il faut comprendre entre les lignes que le poète compte retenir quelque chose encore de l'action des méchants et des fainéants, mais il constate tout de même une valeur mortifère dans la fainéantise elle-même.
Le poète peut rire des "vieilles amours mensongères" sans être ce fainéant au sens plein du terme.
C'est cette évolution toute en nuances que raconte Une saison en enfer.
Mais, à la toute fin du récit "Adieu", ce qui se dévoile, c'est une absence totale de confiance dans le genre humain. Rimbaud dit qu'il n'y a aucune main amie et qu'il va pouvoir rire des autres avec leurs théories mensongères sur l'amour.
Et cela nous invite à revenir sur des phrases plutôt assénées par Rimbaud qui prennent tout leur sens en n'étant pas répudiées à la sortie de l'enfer, au bout de l'aventure vécue par le poète.
Dans "Nuit de l'enfer", sous l'effet du poison, le poète croit voir des "âmes honnêtes", des âmes donc qui participent des "vieilles amours mensongères" et le poète dit d'abord "qu'elles lui veulent du bien", avant de se rétracter : "jamais personne ne pense à autrui". Notons que cela tourne ensuite à une petite comédie de séduction que le poète justifie ainsi : "avec votre confiance seulement, je serai heureux." Et à la fin de ce récit, le poète avance encore cette formule décisive : "Ma faiblesse, la cruauté du monde !"
Rimbaud ne croyait pas aux autres et à la fin de "Adieu" il continue de marteler cette conviction. On peut penser du coup involontairement à la formuler sartrienne : "l'enfer, c'est les autres !" Mais ici Rimbaud formule l'idée qu'il peut sortir de l'enfer, même si la cruauté du monde persiste. C'est bien sûr cet état d'esprit qui explique que le retour à la charité chrétienne lui est impossible. Rimbaud ne croit pas au jeu de dupes de l'amour universel prôné par les discours religieux.
Enfin, je pense qu'inévitablement pour maints lecteurs cette défiance de Rimbaud dans le genre humain ne peut pas être un absolu sur lequel fonder une vie. Mais, il faut bien se rendre compte qu'on a voulu attendre du livre de Rimbaud un discours de mise au point de l'harmonie humaine. Rimbaud ne fait pas ça, il publie un livre où prime sa conviction, plus ou moins bien étayée par l'expérience, que l'amour entre les hommes n'est qu'une belle façade. Son souci a été d'accepter cette "cruauté du monde" et de l'accepter comme un fait contre lequel on ne peut rien pour pouvoir continuer à vivre soi-même.
Et ce n'est pas un discours littéraire anodin, puisque effectivement nous ne basculons pas dans l'élévation de colonnes superbes, avec un sens exaltant pour tous. L'heure est sévère et le gain de sens ne tient que sur le fil du rasoir. Rimbaud ne produit pas un récit qui enjolive, il crée un récit qui sidère avec une sorte d'apport sec sur la manière d'aborder les relations entre hommes comme un jeu de dupes entre gens assez mesquins et égoïstes. C'est clairement pas le discours moral édifiant de la littérature, c'est bien de l'ordre du "Je est un autre" où si l'homme est informe, il faut le prendre tel qu'il est.
Rimbaud n'a pas vraiment justifié par des analyses, des exemples les propos qu'il tient dans la Saison : "pas une main amie", "je suis seul", "personne ne pense jamais à autrui". Là encore, il faut bien comprendre que Rimbaud dit quelque chose d'intéressant en poète, mais qu'il y a de la complaisance d'individu tourmenté dans son message et on n'a pas affaire à une réflexion dialectique serrée.

dimanche 7 septembre 2025

Un effet de boucle dans Une saison en enfer ?

Les derniers articles sont exceptionnels, mais les lecteurs diminuent tellement j'envoie rapidement des articles les uns après les autres.
Envoyons encore ce petit sujet. La "saison" s'inscrit dans un cycle.
Dans Une saison en enfer, et plus précisément dans "Adieu", il est question d'un point d'arrivée en automne.
J'ai récemment souligné pas mal d'idées nouvelles, j'ai signalé que "Il faut être absolument moderne" et une autre expression de la fin de "Adieu" venaient des plaquettes d'un débat d'actualité impliquant Alexandre Dumas fils, dont le personnage masculin principal de La Dame aux camélias est mentionné dans "Vierge folle". Il y a deux jours à peine, ou peut-être était-ce hier, je faisais remarquer que "la charité soeur de la mort" était un calembour, j'ai oublié de mentionner qu'il y avait un premier calembour bien sûr sur l'expression "sœur de charité", mais j'ai mis à jour la ressemblance de formule entre l'expression antique du sommeil frère de la mort (Morphée et Thanatos dans la mythologie grecque). La mention de la mort est commune aux expressions, soeur se substitue tout simplement à frère, et donc charité à sommeil, sachant que Rimbaud dénonce le festin ancien de pratique de la charité comme rêve dans la prose liminaire.
Passons à un nouvel angle d'attaque.
Le paradoxe d'Une saison en enfer, c'est que le poète ne conclut pas son récit dans la repentance. La prose liminaire nous avertit déjà que le poète est toujours affilié à Satan et que son récit témoignera d'une absence des facultés instructives. A la fin du récit, le poète avoue des torts, il va demander pardon pour s'être nourri de mensonge, et il reste soucieux d'atteindre la vérité. Il renonce à sa croyance en de super pouvoirs qui pourraient lui avoir été conférés. Et dans "L'Eclair", le poète a annoncé un revirement qui se confirme : désormais, le poète se révolte contre la mort.
Mais il se moque de trouver une main amie, il va pouvoir rire du mensonge des autres.
 
Reprenons la prose liminaire, et nous allons peut-être découvrir un effet de bouclage intéressant.
Le premier alinéa parle d'une vie et le poète emploie le verbe "être" pour la définir : "ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs..." En ne disant pas que sa vie était plongée dans un festin, mais qu'elle était un festin, le poète envisage donc d'avoir plusieurs vies. C'est un premier point à observer, et en l'occurrence cette vie n'était qu'un rêve chrétien fallacieux.
Ceci dit, le poète invite à penser qu'il y a eu une première vie qui n'était peut-être pas le festin, le festin étant la déformation du souvenir par un rêve perfide, et cette première vie qui n'est pas conservée en mémoire a fait arriver le poète dans un contexte de soirée. Dans le cycle du jour, le soir est précisément l'équivalent crépusculaire de l'automne au plan de l'année divisée en quatre saisons.
Et une symétrie frappante est alors à relever entre l'attaque de la prose liminaire et "Adieu". Un soir, j'ai insulté la beauté et fui le monde en m'en remettant à la haine. Là, il était aussi question de misère, alors qu'elle est rejetée dans "Adieu", mais dans "Adieu" le poète rejette l'idée de trouver une main amie et refonde son opposition à la société par le rire sarcastique et dénonciateur, et cela dans un contexte automnal.
Rimbaud a vécu une saison en enfer, mais il part dans un nouveau défi avec un nouveau cycle de saisons. Il n'y aura pas la saison infernale, mais quelque part il y a une configuration qui se prête à un nouveau combat contre la société qui aura sa saison.
 
Je vous laisse vous reporter à tous vos rimbaldiens préférés et à tout ce qu'ils disent de captivant et profond sur Une saison en enfer.
- Oui, Verlaine, il l'a quitté, ok, d'accord ! Et en quoi ça doit m'intéresser ?
- Oui, il ne va plus écrire des poèmes en vers comme en 1872. Oui, il va essayer autre chose. OK.
- Oui, il a compris la vérité de l'amour, mais il est le seul à avoir compris cela et il nous en apporte le témoignage. Oui, et on n'arrive pas à comprendre la vérité qu'il a atteinte, on ne sait pas ce que c'est, comme il le dit il est tout seul à y atteindre. OK ! Oui, ok, d'accord ! Il a compris la vérité de l'amour, ok. Heu ? Il a compris l'amour maternel chez les animaux, l'évolution, il a compris comment les animaux sont passés de l'amour d'une mère pour ses petits à l'amour entre deux parents qui vont s'investir pour des enfants ? Il a compris l'amour passionnel ? Comment cela est apparu dans le vivant ? Ce qui fait que cette aspiration se développe, etc. ? Oui, il a compris l'amitié. Oui, vous pouvez me citez tous les développements qui montrent qu'il a compris quelque chose à tout ça. Oui, oui... Oui, oui, ça s'apparente à que dalle, quoi ? Oui, oui, oui, oui, ah Rimbaud !...

samedi 6 septembre 2025

Les lettres du voyant, Voyelles, Maine de Biran et la philosophie française du XIXe : l'impensé des études rimbaldiennes ?

J'ai envie de mettre les pieds dans le plat. Cela fait longtemps que j'ai l'intuition que Maine de Biran n'était pas une lecture philosophique quelconque et qu'il est un philosophe français à privilégier si on veut comprendre l'armature conceptuelle des lettres du voyant, mais comme je ne connais pas grand-chose sur le sujet et qu'il s'agit d'une intuition je ne sors que maintenant de ma réserve. J'ai déjà pu parler de l'éclectisme comme courant philosophique français du XIXe siècle, de Victor Cousin avec son équation platonicienne Beau = Bien = Vrai, j'ai quelques autres noms en tête, mais je vais essayer d'expliquer ici pourquoi il y a à tout le moins un travail d'investigation à faire du côté de Maine de Biran qui n'a pas été fait. On peut après ce travail valider ou infirmer l'intérêt de cette piste de recherche, mais l'enquête n'étant conduite nulle part je vais quand même expliquer pourquoi c'est intrigant.
Je vais parler des lettres dites "du voyant" bien sûr, mais avant d'y venir, je voudrais faire remarquer ceci. Quand on étudie un poème de Rimbaud, on le met en relation avec l'actualité de l'époque, politique ou littéraire, on le met en relation avec des sources qui viennent pour l'essentiel d'écrivains au sens pleinement artiste du terme, en particulier on fait des renvois de poète à poète. Bien sûr, les renvois littéraires vont un peu au-delà, et on remarque aussi un changement de nature de l'approche des sources selon qu'on travaille sur les poèmes en vers ou bien sur les poèmes en prose. Il y a encore pas mal de sources dans la poésie en vers en ce qui concerne les proses de Rimbaud, mais on sort vraiment du cadre de reprises de rimes, de réécritures d'alexandrins, de démarcation d'un hémistiche, etc. On le voit : je ne traite pas du tout des sources de la même façon quand je commente "Le Bateau ivre" ou "Voyelles" et de l'autre côté Une saison en enfer.
Pour comprendre les poèmes de Rimbaud, on travaille finalement sur des jeux littéraires. Et pourtant, la légende de Rimbaud se fonde sur un projet intellectuel d'envergure manifesté dans les lettres dites "du voyant" ou dans plusieurs passages d'Une saison en enfer, en ne nous limitant pas à la section "Alchimie du verbe" qui plus est.
 Evidemment, pour des raisons logiques, cognitives, il n'y a pas de substrat occultiste ou mystique à espérer dégager à la lecture de Rimbaud. Rimbaud a pu s'intéresser à ce genre d'ouvrages, mais ses poèmes n'en rendent pas compte et l'analyse de tels poèmes ainsi formulés est incompatible avec un espoir d'exégèse intellectuelle de haute volée. Je vous expliquerai cela en long et en large s'il le faut, mais pour l'instant je veux en venir à mon sujet.
Le poème "Accroupissements" décrit un religieux dans une position inconvenante à grands renforts d'attaques diverses scabreuses. Les visions de "Voyelles" et du "Bateau ivre" ne sont abordables que comme des fantaisies littéraires. Et donc on travaille à éclairer les sources de l'inspiration pour mieux commenter avec assurance ce que veulent dire ces poèmes.
Le poème "Voyelles" fait un peu exception par son sujet, mais justement il est problématique que ce poème soit ainsi une telle exception, puisque les poèmes contemporains : "Oraison du soir", "Le Bateau ivre", "Les Chercheuses de poux", "Les Mains de Jeanne-Marie", "Les Corbeaux" et ainsi de suite ne sont pas des prolongements de ce sujet même. Et les poèmes du printemps et de l'été 1872 sont des discours clairement distincts de "Voyelles".
Je veux dire par là qu'on voit bien que Rimbaud ne se préoccupe pas de déterminer si le A est noir, le E blanc, et ainsi de suite, ailleurs que dans "Voyelles".
Et, comme Rimbaud a le sarcasme facile, la tentation est grande de considérer "Voyelles" comme une fumisterie tournée contre les grandiloquences ridicules de la métaphysique romantique. Certains rimbaldiens s'y sont essayés.
Pourtant, il y a avant "Voyelles" les lettres du voyant, et il y a des indices patents dans ces lettres que l'idée du sonnet "Voyelles" est en germe. Rimbaud qui cite en passant un vers du sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire souligne qu'un académicien deviendrait fou s'il se mettait à réfléchir sur la lettre A, et le "A noir" affole effectivement l'exégèse rimbaldienne.
Et surtout, les lettres du voyant montrent que Rimbaud ne lit pas que les poètes et révèlent que notre jeune ardennais pour poser en intellectuel s'est confronté à des écrits philosophiques de son temps, textes que les rimbaldiens n'ont jamais réellement cherché à identifier.
Déjà, il y a l'opposition entre poésie objective et poésie subjective, d'une origine philosophique tellement ostentatoire qu'elle ne se rencontre que dans la lettre à Izambard et disparaît pudiquement de la lettre à Demeny. Cette opposition a été employée par Gautier, a une origine kantienne, et puis circulez il n'y a rien à voir, c'est ça le discours rimbaldien sur cette opposition conceptuelle.
La lettre du voyant contient aussi le mépris pour ceux qui ont perdu leur temps avec la mauvaise définition du "moi". Et on cite inévitablement Descartes avec le Cogito ergo sum.  Cependant, Descartes est un philosophe du XVIIe siècle et ne citer que Descartes sur le moi revient à transformer en cliché de pauvre portée le propos de Rimbaud. Et là, il y a une marche d'escalier qui a été ratée. Le cogito cartésien a fait couler beaucoup d'encre et il allait encore connaître des mutations étonnantes avec la philosophie de Husserl qui en est un prolongement évident. Mais Husserl appartient au vingtième siècle. Et c'est là qu'intervient Maine de Biran.
Maine de Biran est né avant la Révolution française et à l'époque révolutionnaire il est acquis à la pensée des Idéologues et au sensualisme en particulier de Condillac et Destutt de Tracy pour qui tout naît de la sensation pour dire vite. Et de l'intérieur du mouvement sensualiste et par conséquent matérialiste, Maine de Biran va faire advenir la réplique spiritualiste. Maine de Biran a très peu publié de son vivant, il sera publié par Victor Cousin et sera encensé par le mouvement de l'éclectisme. Evidemment, les premiers à l'encenser ne sont pas vraiment rimbaldiens, puisque Maine de Biran vire en défenseur de la religion. Il n'en reste pas moins que si Rimbaud voulait s'affronter à la pensée philosophique de son temps Maine de Biran était en bonne place, et justement on part de l'idée des sensualistes que le moi vient tout entier de la sensation et la rélfexion sur le moi va être pensée à nouveaux frais par Maine de Biran et ses successeurs, avec des emplois du mot "moi" comme un nom, les commentateurs de Maine de Biran écrivent "le moi" avec un article et des caractères italiques, et ils débattent explicitement de la définition du "moi". Il me semble assez évident que Rimbaud renvoie à une telle littérature qu'il a forcément parcourue quand il parle de tous ceux qui ont exploité une mauvaise définition du moi. Et le débat oppose matérialisme et spiritualisme, ce qu'on retrouve dans la préface de Sully Prudhomme à sa traduction en vers de Lucrèce. Dans ses lettres du voyant, Rimbaud parle d'un avenir qui sera matérialiste, et il ne faut pas être si savamment informé pour comprendre que se revendiquer matérialiste c'est s'opposer à la religion, c'est ce que disaient très clairement les philosophes de l'époque, éclectiques ou commentateurs de Maine de Biran et Condillac. Ce propos est un lieu commun d'époque bien entendu. Les admirateurs de Maine de Biran constataient le triomphe actuel du matérialisme en misant sur la correction d'avenir apportée par leur maître. Puis, les écrits philosophiques français de l'époque sont différents de ce que nous avons connu au vingtième siècle ou du modèle allemand. Ils sont verbeux, ils font des circonlocutions, ils passent plus de temps à dire ce que la réflexion va apporter qu'à la développer en elle-même, et ils mettent des garde-fous moraux par-ci, par-là. Et même si Rimbaud est un peu différent, il y a plein de tournures et de ronflements dans les lettres du voyant qui trahissent cette manière de disserter d'époque à partir de la prétention à faire de la philosophie, et justement il y a des développements qu'on est habitués à attribuer à Rimbaud qui viennent directement des écrits de philosophes d'époque, de professeurs ou vulgarisateurs d'époque. Le "en tout cerveau s'accomplit un développement naturel", etc., je trouve ça tout fait dans les écrits des commentateurs de Maine de Biran. Et l'étude de soi-même, si ce n'est que Rimbaud précise que c'est pour être voyant, mais là c'est directement en phase avec des phrases de Maine de Biran lui-même. Chez les commentateurs de Maine de Biran, on trouve des phrases du genre : "Le génie s'ignore dans les commencements..." Et dans l'un de ses principaux écrits, Maine de Biran parle clairement de l'importance première de s'étudier soi-même.
D'ailleurs, voici une liste des ouvrages les plus connus de Maine de Biran. Son premier texte célèbre est le "Manifeste sur l'influence de l'habitude" qui a reçu un premier prix et qui est presque le seul texte qu'il a publié de son vivant. Ce texte a été primé par les Idéologues, par Destut de Tracy lui-même, vers 1802, quand Maine de Biran se réclamait de Condillac, mais le germe était dans le fruit. Notons que parmi les grands philosophes français du dix-neuvième siècle, Félix Ravaisson a rédigé une thèse célèbre, qui tient en quelques dizaines de pages seulement sur précisément l'Habitude et qui a influencé Bergson. La thèse de Ravaisson a été réédité en petit format chez Arléa (de mémoire), j'en ai deux exemplaires et tout à l'heure chez un bouquiniste d'Avignon je l'ai vu parmi des livres d'occasion. Ravaisson a l'intérêt de souligner que l'habitude n'est pas que négative et il développe l'idée très intéressante que l'habitude est en quelque sorte une seconde nature. Parmi le peu d'ouvrages qu'il a publiés, Maine de Biran a aussi un Mémoire sur la décomposition de la pensée. Je vous laisse juger du programme et de la liaison possible avec les propos de Rimbaud qui n'a pas dû lire que les livres de Descartes. Et cerise sur le gâteau, Maine de Biran a aussi écrit un ouvrage sur les songes et le sommeil : Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le somnambulisme.  Et comme Victor Cousin a publié plein d'ouvrages posthumes, on a encore des études sur les "rapports du physique et du moral de l'homme". C'est dans un de ces textes-là, un des derniers cités, que j'ai trouvés des phrases similaires à celles de Rimbaud sur l'étude de soi-même. Et comme avec Victor Cousin, Maine de Biran a été une référence pour le mouvement de l'éclectisme en France, je ne vois pas comment on peut se dispenser d'enquêter sur les liens possibles de la réflexion de Rimbaud avec celle de Maine de Biran. Là, je travaille sans le texte de Rimbaud sous les yeux, car j'ai des idées de formules de Rimbaud à citer et à rapprocher de la sous-littérature philosophique d'époque. Après, Rimbaud ne plaque pas la terminologie de ce qu'il a lu, mais les résonances d'époque n'en sont pas moins présentes.
Et comme Rimbaud parle de la réflexion sur le A qui peut rendre fou dans cette même lettre, de démarche par le dérèglement de tous les sens, alors que pour quelqu'un du vingtième siècle, le sens intellectuel ne naît pas de la sensation, en tout cas le débat ne se pose plus avec d'un côté l'école sensualiste. Pour moi, on passe certainement à côté d'un appareil conceptuel d'époque dans la littérature philosophique. Les lettres du voyant sont l'un des rares textes où Rimbaud formule son ambition poétique dans un cadre philosophique, avec bien sûr "Alchimie du verbe", sauf que ce dernier est plus retors et pour l'instant moins relié à la littérature des philosophes d'époque.
Et je parlais du grand conflit matérialisme-spiritualisme. Il est évident que Rimbaud écrit de manière spiritualiste. Mais encore, prenons "Voyelles". Je suis le seul à dire, mais j'ai raison : la rime "belles"/"ombelles" vient des Contemplations de Victor Hugo et le choix de latentes à la rime vient des poèmes païens et d'un mysticisme comparable à Hugo du recueil Les Renaissances d'Armand Silvestre, ce qui ne nous limitera pas à Baudelaire pour la théorie des correspondances. Voir un alphabet dans le ciel, c'est le propos de Victor Hugo dans Les Contemplations. Et justement, les actes de parole dans "Voyelles" consistent à mettre le spirituel dans la source matériel si le "A" un élément du langage supposé spécifiquement humain se retrouve dans le noir visuel de la Nature, du monde physique ambiant.
Je dis ça, je dis rien.
 
 

vendredi 5 septembre 2025

Un calembour passé inaperçu dans Une saison.en enfer !

 Dans la section "Adieu", le poète s'écrie : "La charité serait-elle sœur de la mort (...)?" Cela justifie un rapprochement avec le poème "Les sœurs de charité " en faisant constater que cette pensée n'est pas résolument neuve chez Rimbaud.
Certains rimbaldiens considèrent que Rimbaud ne parle pas de la vertu théologale , mais prendrait le mot dans un sens courant pour lui donner une orientation personnelle suite à sa quête. 
Je ne suis évidemment pas d'accord. Il est clair que Rimbaud emploie le vocabulaire religieux et que la proximité des mots espérance, péchés capitaux dans la prose liminaire, ainsi que l'énumération des péchés en question dans "Mauvais sang" impliquent un emploi connoté du mot "charité " et même si Rimbaud ne croit pas le jeu du texte c'est que le rejet de la charité et de l'espérance voué le poète a un séjour infernal dont paradoxalement il va s'extirper.
J'ai déjà dit mille fois que "cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" C'est le rejet du festin causé par la pratique de la charité comme rêve. 
Les rimbaldiens se trompent tous avec une étrange constance quand ils disent que les rêves sont tous du seul fait de Satan.
Or,la phrase que je cite dans "Adieu" dit que la charité est parenté de la mort, deux réalités distinctes mais qui ont une convergence.
Mais Rimbaud ne s'inspirerait-il pas de la formule d'origine grecque au sujet de Thanatos et Morphée.  Le sommeil est frère de la mort. La charité est justement un rêve, un songe, un sommeil dans le rejet de la prose liminaire : "j'ai rêvé ".

jeudi 4 septembre 2025

Relisons "Vierge folle" !

Le premier des deux "Délires" placés au centre du livre Une saison en enfer fait témoigner un personnage qui donne son titre au morceau "Vierge folle", et le sous-titre "L'Epoux infernal" désigne le sujet qui est fatalement associé au témoignage personnel de la "Vierge folle". La Vierge folle fait le témoignage de sa damnation en cherchant quelque peu l'indulgence par le pathos et en soulignant la responsabilité criminelle d'un partenaire ayant pris l'ascendant. Le récit est encadré par deux phrases du narrateur que la structure d'ensemble du livre permet d'identifier au personnage qui se met en scène dans "Alchimie du verbe", puisqu'il écrit "A moi" comme pour dire "A mon tour" et bien sûr au narrateur d'ensemble de la Saison, et enfin ce narrateur peut être identifié à l'Epoux infernal, ce que valide bien évidemment les ressemblances des propos rapportés par la Vierge folle qui les lui attribue avec les propos tenus dans "Mauvais sang", l'identification à des gaulois ou scandinaves, etc., etc.
Il est clair que le témoignage de la Vierge folle permet d'avoir un point de vue externe sur le narrateur de "Mauvais sang" et la liaison entre "Alchimie du verbe" et l'Epoux infernal parlant comme dans "Mauvais sang" permet d'établir que Rimbaud se désigne lui-même comme étant l'Epoux infernal. Des poèmes authentiques de Rimbaud sont cités dans "Alchimie du verbe", après tout. Même si le lecteur prévu en 1873 n'en avait pas connaissance, la critique littéraire ne saurait manquer de trouver imparable cette liaison.
Face à cela, le "compagnon d'enfer" est inévitablement Paul Verlaine. C'est le seul personnage qui peut remplir les conditions et il semble donc avoir été travesti en femme.
Le problème, cette fois, est tout de même un peu différent. Le lecteur de 1873 peut spontanément considérer que le livre a une teneur autobiographique : Rimbaud se projette dans le narrateur et par conséquent dans l'Epoux infernal. En revanche, Verlaine n'accompagne pas la publication originale du livre en 1873. Il y a donc une lecture au premier degré qui est inévitable, qui est conditionnée par le contexte prévu initialement à la publication. Des connaissances personnelles pouvaient faire le lien, à commencer par Verlaine lui-même, mais il y a dans tous les cas une lecture au premier degré qu'escamotent ceux qui identifient sans recul la Vierge folle à Verlaine, comme si le texte ne disait rien par lui-même...
Il faut ajouter que l'identification à Verlaine ne tient qu'à un élément de connaissance biographique : Verlaine et Rimbaud vivaient à deux tel un couple, et en tant que compagnons, et cette relation était orageuse, compliquée et supposait bien que Rimbaud impose à Verlaine sa vision autoritaire de la vie en marge de la société, ce qui est en réalité à nuancer, mais peu importe.
Le problème, c'est que les propos de la Vierge folle reviennent circulairement à ceux tenus par le narrateur dans "Mauvais sang". Il n'y a pas le discours que la Vierge folle a abandonné derrière elle un enfant, ni qu'elle est femme de plume. Il n'y a pas dans l'établissement du portrait de cette Vierge folle un rappel des préoccupations formulées par Verlaine dans ses premiers recueils de poésies, si pas La Bonne Chanson, au moins Poèmes saturniens et Fêtes galantes.
En identifiant sans autre forme de procès la Vierge folle à Verlaine, on fait comme si ce voile imprécis n'était là que pour contourner la censure. Or, Rimbaud a dû étoffer son personnage pour faire tenir l'essentiel de son message, non ?
Il y a un problème de cet ordre-là que n'affrontent pas les rimbaldiens, et moi aussi je peux inventer des arguments pour dire que la Vierge folle c'est Verlaine, par exemple il y a un jeu d'équivoque syllabique entre "Vier-" et "Ver-" entre les deux noms, mais on ne peut pas s'en sortir avec de tels tours de passe-passe.
Le témoignage de la Vierge folle est ici encadré par deux propos du narrateur. La phrase : "Ecoutons la confession d'un compagnon d'enfer[,]" est très pauvre d'informations. Le mot "confession" est immédiatement repris par la Vierge folle elle-même, ce qui crée une petite redondance. Le mot "compagnon" est neutre au plan sexuel. Le compagnon est la Vierge folle. On peut supposer que c'est une malice de Rimbaud, mais cela ne peut venir qu'après avoir longuement étayé la thèse selon laquelle la Vierge folle est Verlaine sans grand écart. En revanche, il y a un point important qui concerne ce mot "compagnon", c'est que dans "Mauvais sang" le poète s'est décrit seul. Ici, ce qu'il importe de souligner, c'est que le mot "compagnon" marque une distance, nous n'avons pas affaire à un ami, ni à une femme bonne camarade, sinon le récit dans son ensemble serait contradictoire, et la mention de clausule : "Drôle de ménage !" va dans le même sens.
Il n'y a pas d'amour d'un couple en enfer. Et à cette aune, on ne manquera pas de remarquer le sel de la plaisanterie quand affleure l'expression : "caresses amies", lesquelles ouvrent un ciel...
Le projet d'écrire saison en enfer a été lancé en avril 1873. Rimbaud, revenu en France, va rejoindre à nouveau Verlaine à Londres, comme il va le rencontrer auparavant à Bouillon. Et après une dispute, c'est Verlaine qui laisse Rimbaud tout seul à Londres, et c'est Rimbaud qui va écrire : "Reviens, cher ami, reviens" dans une lettre composée "en mer". La fin de la relation des deux poètes résulte de deux faits : premièrement, Verlaine a tiré sur Rimbaud avec une arme à feu, ce qui fait que Rimbaud veut rentrer chez sa mère au plus vite, et deuxièmement, Verlaine qui est prêt à récidiver est dénoncé à la police et incarcéré pour une longue période de temps, une mécanique judiciaire dépassant le retrait de plainte de Rimbaud suivant désormais son cours.
Et il faut bien mesurer que si Verlaine avait été libéré dès le mois d'octobre 1873 par exemple, la relation entre les deux poètes aurait pu reprendre sous une forme différente, mais ne pas correspondre à la rupture définitive de Stuttgart.
Les rimbaldiens soutiennent un peu vite que l'affaire est pliée entre Rimbaud et Verlaine quand Rimbaud termine Une saison en enfer. Puis, Verlaine n'a pas bondi contre l'assimilation à cette Vierge folle alors qu'il a contesté l'identification à un "satanique docteur".
Alors, je ne suis pas stupide. Je pense que l'identification à Verlaine est très intéressante. C'est l'expérience et le vécu sur lesquels Rimbaud peut s'appuyer. On peut considérer que la formule "Reviens, cher ami..." est à lier très étroitement aux propos de la Saison sur la "main amie", le "fier de n'avoir ni pays, ni amis", etc. Je pense que la dispute entre Verlaine et Rimbaud est liée à la genèse d'Une saison en enfer en juin 1873. D'évidence, Rimbaud ruminant son texte réagit aussi en conséquence dans la vie de tous les jours avec Verlaine. Et celui-ci devait bien se dire que la Vierge folle servait de moyen indirect pour formuler quelques saillies, opérer quelques règlements de compte, etc. Verlaine a pu lire les brouillons de "Vierge folle" en juin 1873 même d'ailleurs et il a pu vouloir éviter de clamer qu'il s'était reconnu dans la Vierge folle. Mais... Il y a quand même dans la logique du récit d'Une saison en enfer une ellipse réelle du personnage de Verlaine. Rimbaud dit dans "L'Impossible" qu'il était sur la route fier de n'avoir ni pays, ni amis. C'est un peu court de répliquer qu'il ne pense alors qu'aux fugues de 1870 et 1871. Rimbaud déclare aussi que la camaraderie des femmes lui était interdite, et pourtant il y a la confession de la Vierge folle qui parle de caresses amies et d'une pénétrante caresse. En clair, la Vierge folle est selon les discours de l'époque une pute plutôt qu'une femme. C'est sur cet écart que joue Rimbaud. Rimbaud parle de sa solitude et de l'absence d'ami dans "Nuit de l'enfer", dans "Adieu". Et dans "Alchimie du verbe", il ne parle pas d'une expérience littéraire partagée avec au moins quelqu'un le comprenant à moitié qui serait Verlaine.
 Pour moi, il était clair pour Rimbaud comme pour Verlaine qui était tenu au courant de l'avancée du projet de livre en 1873 que Verlaine ne devait pas être le compère présent tout au long du récit et que la Vierge folle ne correspondrait que partiellement à son portrait. Il faut bien mesurer que la solitude du narrateur dans toutes les autres sections du livre est déjà une déformation de la vérité biographique. Verlaine est mis à l'écart à tel point qu'il est absurde d'envisager que, ailleurs que dans "Vierge folle", Rimbaud passerait son temps à railler Verlaine et la relation qu'il a eu avec lui. Je suis désolé, la thèse cloche. Ce n'est pas logique. La Vierge folle peut bien emprunter quelques traits à Verlaine en agaçant quelque peu celui-ci, mais la Vierge folle est une sorte de type littéraire fictif avant tout qui permettait de rester concentré sur l'idée qu'il y avait la saison d'un seul personnage et non de deux.
Je pense qu'il y avait une pente non assumée de la part de Rimbaud à rester près de l'idée d'un Verlaine larmoyant et velléitaire, donc je ne veux pas minimiser non plus l'idée d'un portrait-charge à certains moments, mais il y a un travail de mise à distance de ce qu'était réellement Verlaine dans l'élaboration du personnage de la Vierge folle.
Le personnage a une fonction dans le récit, et notamment une fonction de jeu de miroir qui explique que d'autres à tort ont cru que l'Epoux infernal et la Vierge folle étaient deux faces de l'âme du seul Rimbaud.
 On est dans le cliché de la femme plus facilement soumise à Dieu et repentante. Et il faut y aller avec de gros sabots pour dire que c'est du Verlaine tout craché, même s'il y a eu le recueil Sagesse que Rimbaud aurait par prescience vu venir. On ne peut pas tout ramener à de la lucidité qui anticipe l'avenir, il y a de fait un cliché féminin sur la repentance larmoyante de la vierge folle.
Puis, il y a ce jeu de miroir avec le poète dans "Nuit de l'enfer" et "L'Impossible". La Vierge folle se déclare impure, donc on retrouve l'idée de la pureté. La Vierge folle se plaint comme le narrateur dans "Nuit de l'enfer" avec des effets rhétoriques similaires. On a l'idée de perdition causée par un autre être, et du coup l'idée d'un être qui peut soit aller vers l'Epoux divin, soit vers l'Epoux infernal, et qui a commis l'erreur de choisir la mauvaise branche de l'alternative. Comme le narrateur de "Adieu" et aussi de "Nuit de l'enfer", la Vierge folle exclut par le raisonnement qu'elle ait des amies, et elle reprend en mention le titre "Délires".
 Pour faire contrepoids, il y a des éléments où on peut soupçonner tout de même le persiflage de Rimbaud à l'égard de Verlaine. On cite souvent : "lui était presque un enfant" qui fixe la distribution des rôles et permet de conforter l'impression que nous avons Verlaine parlant de Rimbaud, et à ce jeu on peut considérer que dans "Vagabonds", la mention "satanique docteur" est ironique, Rimbaud est l'époux infernal exclusif et Verlaine n'est que la Vierge folle. Or, au-delà de l'état presque enfant de l'époux infernal qui aurait trompé la nature maternante de la Vierge folle, il y a le "je suis veuve" réécrit : "j'étais veuve" qui peut jouer sur deux lectures. D'un côté, dans la logique interne du récit, la Vierge folle ne veut pas être veuve par rapport à l'époux divin auquel elle est promise, et du coup elle corrige à l'imparfait : "j'étais veuve", mais la lecture est amusante si on pense que Verlaine se dit veuf après avoir abandonné le toit conjugal avec femme et enfant. Mais, assez sensiblement, cette seconde lecture s'harmonise moins avec le fil directeur du récit. On peut y lire une intention maligne, mais ça s'arrête là.
On constate aussi que les questions de la Vierge folle sont identiques à celle du narrateur de ce carnet de damné : "j'ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre". Le narrateur se moque de son devoir dans "L'Eclair" puis se soucie d'en retrouver un dans "Adieu". En quoi ce parallèle oppose-t-il biographiquement Rimbaud et Verlaine ? Il n'est même pas question d'une opposition, mais si Verlaine serait crédible en personne se représentant l'importance de son devoir humain, ce que je trouve peu convaincant vu son comportement et son discours au sujet de sa femme, en quoi cela devient aussi caractéristique de Rimbaud, au point que ce serait caractéristique pour Rimbaud et Verlaine par opposition à la condition humaine générale ? Tout ça n'a aucun sens. On voit bien que les propos de la Vierge folle ne sont pas des traits caractérisés de la relation entre Verlaine et Rimbaud.
Rimbaud n'expose pas au monde du biographique pour du biographique. Il a un propos, même si cela suit un vécu personnel, et la Vierge folle c'est une création littéraire adaptée à un propos.
Et c'est à cette aune que je trouve très contestables les études d'Une saison en enfer qui ne traitent de l'intérêt littéraire de la section "Vierge folle" que pour ce qu'elle aurait à dire sur la relation biographique de Verlaine et de Rimbaud.
Il y a un vice logique que je m'échine à dénoncer. Je n'y arriverai pas avec le présent article, mais là où est ma force c'est que je maîtrise comme aucun rimbaldien le texte du livre Une saison en enfer. Je suis le seul au monde pour l'instant à pouvoir écrire un livre sur le sens d'Une saison en enfer, sauf si un lecteur de ce blog en profite de son côté et prépare lui aussi quelque chose.
La lecture platement biographique entraîne quelques contresens à la lecture et manque de profondeur.
La Vierge folle prononce aussi cette phrase étonnante : "Oh ! ces jours où il veut marcher avec l'air du crime !"
Là, la Vierge folle fait directement écho à une phrase de la prose liminaire : "Je me suis séché à l'air du crime[,]" en accentuant avec plus d'évidence la part de jeu dans le comportement de l'Epoux infernal, et en accentuant l'idée que l'Epoux infernal veut ce paraître, cette apparence, et prétend comme pour une fois l'a bien dit Clauzel s'éloigner de l'innocence sans pour autant mériter l'échafaud...
Ce propos très malin, riche d'enseignements, ne cadre pas avec l'idée d'un pur portrait-charge.
C'est pareil pour les considérations sur les moyens de changer la vie, la Vierge folle se dit que l'Epoux infernal ne fait qu'en chercher, et ce sera son aveu dans "Adieu" : "j'ai voulu inventer de nouvelles fleurs, etc."
On est face à l'idée que la poésie de Rimbaud n'a pas trouvé le moyen de chercher la vie et ne fait qu'en chercher. Le propos est lourd de sens, c'est une attaque en règle contre les théories du voyant par exemple.
Rimbaud choisit de rapporter cela dans la bouche de la Vierge folle, ce n'est pas pour dire que ça l'agace, que Verlaine ne comprend rien. Au contraire, la section "Adieu" vient valider le propos.
Le mot clef ami sous la forme de l'expression "petit ami" clôt le témoignage de la Vierge folle qui affiche penser que l'Epoux infernal ne la quittera jamais.
Avant de penser à Verlaine, appréciez un peu tout ce que cela nous dit sur le narrateur d'Une saison en enfer. Prenez le temps de vous dire que vous avez deux personnages de fiction comme dans un roman et que ce qu'il y a à comprendre ouvre des perspectives vertigineuses à votre compréhension littéraire.
Alors, pour l'instant, je procède pas à pas, je cherche petit à petit les arguments qui permettront de vous faire sentir que pour moi spontanément l'enjeu du récit n'est pas de dire que Rimbaud veut signifier que sa vie était comme ça avec Verlaine et qu'il n'en pouvait plus.
Moi, j'essaie de vous dire que ce livre est une expérience littéraire authentique.
Pourquoi je n'y arrive pas ? Ben, parce que comme quand vous avez appris à parler vous avez des sillons creusés profondément dans vos têtes qui vous font lire mécaniquement Verlaine au lieu de Vierge folle quand vous attaquez à tout le moins le récit "Délires I". Je pense qu'à force j'approcherai d'une manière de poser les choses où votre raisonnement ancré d'un coup sera gêné d'être votre dernier mot.
Et si j'y arrive, je serai à un sacré degré de finesse dans la lecture de ce récit, sachant que je me suis bien gardé d'hypothéquer l'idée de références à Verlaine dans ce portrait.
Moi, je veux le lieu et la formule, je veux ce qu'il y a de mieux.

Fin du compte rendu du livre de Godchot L'Agonie du Poëte

 J'ai un tel travail avec Clauzel, sans compter les autres lectures et achats prévus, que j'ai envie d'en finir plus vite avec la plaquette du colonel Godchot.
Je passe à son étude de la section "Adieu". Elle s'étale sur six pages (pages 31 à 36) ce qui est assez conséquent comme traitement. Il s'agit bien sûr de l'accompagner d'une conclusion et en effet c'est l'occasion de prolongements où le colonel Godchot met en perspective des poèmes plus anciens qu'il cite comme "Les Soeurs de charité", et puis il cite aussi la vie africaine de Rimbaud, ce qui crée un parallèle culotté, parce que supposant qu'Une saison en enfer résume la vie même de l'artiste. Mais on va en parler.
Le récit "Adieu" est divisé en deux parts séparées par un trait de séparation. Godchot traite de la première partie sur une page et deux tiers d'une autre (pages 31-32). Le colonel Godchot fait également du pathos autour de cette section finale d'ensemble, comme pour "L'Impossible". Je vous laisse juger de la portée générale pour tout homme que prête le colonel Godchot à cet ouvrage : "il y a des choses impossibles dans la vie, il faut y dire adieu et en rabattre dans nos prétentions, je suis-t-il malheureux ?"
Personnellement, si je ne veux pas être dupe de la légende de l'intelligence visionnaire de Rimbaud, je vois les choses différemment. Rimbaud renonce bien à l'orgueil de ses prétentions de changer la vie, et je rappelle que la "Vierge folle" dit cruellement que l'Epoux infernal, alter ego évident de Rimbaud, ne fait qu'en chercher. Rimbaud joue avec orgueuil à dire qu'il est le seul à avoir tout compris sur la vérité de l'amour en ce monde, et qu'à défaut de trouver des amis il peut rire du monde, sauf que, si vous êtes un peu intelligents, vous comprenez que ce livre, sur lequel Rimbaud mise tout, est voué à être lu par un public susceptible de s'intéresser à la pensée de Rimbaud. Et là, de deux choses l'une. Ou Rimbaud peut se dire qu'à l'avenir, parmi les lecteurs, il va se dégager quelque chose. Ou Rimbaud, déjà duplice comme avec sa lettre à Andrieu de 1874, se dit que le lecteur est assez con pour se dire qu'il fait partie de l'élite des seuls qui ont tout compris et qu'il pourrait s'entendre avec Rimbaud en tant qu'ami du coup, Rimbaud jouant en réalité à faussement croire avoir atteint seul une vérité exclue à tous.
Ce problème, les rimbaldiens ne l'affrontent jamais. Certes, le texte de Rimbaud se garde bien de dire que le poète se monte la tête en se croyant vainqueur et détenteur d'une vérité première, mais Rimbaud a très bien pu se la jouer quelque peu.
Je rappelle que la Saison est fatalement enfermée parmi les "rincures" quand le poète parle de son passé.
Il y a deux grandes anomalies chez les rimbaldiens.
Ils prêtent à Rimbaud des vues extralucides, sauf que tout au long de son récit Rimbaud formule plutôt la prétention d'y accéder ou des formules générales qui n'ont rien en soi d'extralucides que tout le monde pourrait formuler : "le monde, les marchands, les naïfs", personne ne se soucie d'autrui, etc. Si Rimbaud avait des visions extralucides, les rimbaldiens auraient des cas particuliers à commenter.
L'autre anomalie, c'est la croyance dans le surnaturel et la métaphysique. Certes, le tout jeune Rimbaud a pu avoir la tentation de lire des foutaises du genre de Swedenborg, mais la métaphysique n'est rien d'autre dès l'antiquité grecque que ce qui n'entrait pas dans l'analyse physique. Il faut arrêter de parler de métaphysique au sens de révélations possibles. La métaphysique, ce n'est rien d'autre que l'exercice de la pensée, qui s'est foncièrement donné un cadre bien amélioré depuis l'Antiquité grecque, pour définir le cadre à partir duquel à défaut de maîtrise des données physiques l'homme peut continuer à investiguer la nature du réel, il ne s'agit alors que du cadre définissable par les limites atteintes.
Il n'y a pas de visions au-delà de la physique, la métaphysique n'est qu'une réflexion pour donner un cadre vraisemblable et limité en possibilités à ce qui nous est inaccessible.
Il n'y a pas de vérité à découvrir dans la métaphysique, ça n'existe pas.
Quant à la foi, faut arrêter le délire. Toutes les religions et tous les ésotérismes sont des productions humaines suffisamment détaillées que pour ne pas y croire. La foi, c'est juste un conditionnement de l'être par éducation forcée ou désirée, cela ne fait que flatter un sentiment d'appartenance à un ensemble qu'on définit avec des peluches de bisounours ou d'accessoires sado-maso si votre délire c'est le satanisme.
Tout ça, c'est bon pour la poubelle.
Simple bon sens !
Revenons à l'étude de Godchot sur "Adieu". Il lance l'étude par du pathos : "Quel chapitre poignant !" Puis suit un bilan général qui pour être formulé ne demande même pas de lire les textes de Rimbaud, il suffit d'avoir une idée générale de sa légende :
 
[...] Avoir tant rêvé les succès de ses oeuvres littéraires ! Avoir tant voulu révolutionner la poésie ! Avoir tant cherché à remplir son rôle de Messie de la Voyance à travers les dérèglements de tous les sens ! Et puis finir par mettre son dernier espoir dans ce livre, en ce récit de ce temps passé dans cet Enfer qu'il vient de nous dépeindre !...
 Jusqu'à plus ample informé, "je veux révolutionner la poésie" n'a pas plus de sens que "je veux être un poète qui va créer du nouveau" ! Bienvenue dans les formules creuses ! Notons que la remarque sur le "dérèglement de tous les sens" est une pièce rapportée des lettres "du voyant" qui n'étaient pas prévues par Rimbaud pour la publication, alors qu'il a fait mettre sous presse le texte d'Une saison en enfer. On ne  sait pas précisément de quoi on parle, mais la citation de la lettre du 15 mai a un effet meublant.
Quant à l'espoir mis dans ce livre, merci de nous préciser quel est-il !
Evidemment, Godchot se place dans la perspective d'un adieu à la littérature.
La thèse de Godchot, c'est que le livre doit réussir à changer les choses autour de Rimbaud dans la sphère littéraire sinon il renoncera, sauf que le mot "Adieu" dans cette optique hypothèque cette prétendue espérance.
L'idée de Godchot, c'est aussi que Coulon s'est encore une fois trompé : l'adieu de Rimbaud est seulement à la littérature, mais "le malheureux" n'a pas pu s'empêcher de poursuivre dans sa vie sa quête, et c'est à cette aune que la vie africaine tombe sous le jugement sévère de "Adieu".
Le colonel Godchot ménage deux portes de sortie. L'adieu réel ne date que de novembre, l' "Adieu" d'Une saison en enfer serait à cette aune un dernier appel du pied sans trop y croire. Ensuite, Rimbaud a dit "adieu" "aux vilenies de la vie littéraire qu'il avait épuisées, mais il n'a pas dit adieu à son goût de 'paraître' : à défaut de 'succès littéraires', il remportera les succès du négociant de l'explorateur. Il aura de l'or. Il sera sauvé !..." Et pirouette, Godchot qui connaît le dénouement s'exclame : "Eh bien, non !... il ne sera pas sauvé, il n'aura pas cette famille à laquelle il aspire, ni ce fils qu'il voudrait élever autrement qu'il ne le fut." Il ne reviendra pas avec "les membres de fer", etc., "Il échoue au port !"
Vous voyez comment Godchot apprécie "L'Impossible" ou "Adieu" en les détachant de leur contexte jusqu'à en faire des documents qui peuvent aussi revenir à l'identique sous la plume de Rimbaud quand à trente-sept ans il finit sa vie à Marseille, et de la sorte la thèse récupératrice est parfaitement mise en place.
Voilà le déploiement trompeur sur six pages qui fait de l'étude de Godchot un écrit à thèse forcée.
Je reviens à sa paraphrase. Comme toujours, Godchot infuse de données biographiques sa lecture du texte. L'automne arrive, ça tombe bien, l'ouvrage a été terminé en août.
L'automne ne commence que vers le 22 septembre si je ne m'abuse. Mais, même si certes Rimbaud joue avec cette réalité du temps de l'écriture, l'automne s'annonce dans l'économie du récit comme symbolique. Le poète a dit que sa vie était usée, il quitte l'enfer sans forces. Alors, il pourrait sortir de l'enfer en regardant le printemps en face sans rire de l'idiot, mais voilà c'est l'automne.
Est-ce que vous ne pensez pas qu'à force de ne regarder que le côté biographique dérisoire de la chose vous vous privez d'apprécier la situation d'un homme qui contemple l'automne ? Au plan biographique, les saisons sont cycliques : vous faites une carrière d'écrivain sur trente ans, est-ce que vous comptez les automnes sans raison ?
Le livre s'intitule Une saison en enfer, l'automne est celui de la saison en enfer. Il y a tout un jeu symbolique à apprécier, plutôt que d'ânonner que vu l'arrivée de l'automne dans un mois ce n'est pas le meilleur moment psychologique pour Rimbaud quand il sort de l'enfer. Il subit l'effet du climat automnal ardennais de plein fouet : vous allez aller loin avec ça !
Godchot nous sort un mot de vocabulaire en passant : les gens meurent sur les saisons et les saisons ce serait "certaines parties du territoire d'une commune".
Enfin, bref !
Evidemment, Godchot fixe la fin de l'écriture à Roche : "il ne veut pas rester à Roche, malgré tout !... Il veut retourner à Paris."
Vous la lisez où l'opposition de Roche et Paris dans "Adieu"?
On note que Godchot maintient une lecture communarde pour les images de la ville dans "Adieu". Aucun critique rimbaldien qui voit la Commune dans les poèmes en vers ne fait ça pour "Adieu" de nos jours.
Le désir de la mer tourne en rond en désir de "Bateau ivre".
Et tout ce qu'arrive à tirer du texte Godchot c'est de mettre en majuscules la liquidation du passé littéraire, après "QUELLE SOTTISE C'ETAIT" on a "J'AI CRU ACQUERIR DES POUVOIRS SURNATURELS" et "UNE BELLE GLOIRE D'ARTISTE ET DE CONTEUR EMPORTEE!" Rimbaud est un génie littéraire pour avoir écrit : "quelle sottise c'était !", "une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !" Que tout cela est poignant !
Je ne rigole pas, le texte devient exclamatif, lyrique à sa mesure : "Quel adieu à la gloire, à ses espérances ! Quelle douleur ! Quel cri d'infortune !..."
Vous lisez un "cri d'infortune" dans le paragraphe précis sur la gloire emportée, vous ? Moi, pas ! Pas exactement !
Pour le pardon, sans ami, Rimbaud va devoir le demander à sa mère ! Y parviendra-t-il ? C'est en toutes lettres la question que se pose Godchot.
Et il conclut : "Le malheureux !"
 
On passe alors à la deuxième séquence de "Adieu".
Godchot nous convie à admirer le style biblique en ne citant pas : "La vision de la justice est le plaisir de dieu seul", mais "Les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent."
Mais comment on peut manquer ainsi de pertinence dans la citation après une bonne idée.
Godchot prend à la lettre le mot d'ordre qui ne faisait pas débat à l'époque : "Il faut être absolument moderne." Je laisse bien sûr ce débat de côté ici.
Godchot traduit cela en "marcher avec son temps".
On admirera la bataille spirituelle formulée par le colonel : "C'est dur de s'évbader des leçons de la Bible et de refuser de suivre sa mère dans cette voie."
La résolution définitive est prise, mais au lieu de s'interroger sur le retour aux splendides villes, Godchot passe directement à l'inquiétude suivante : mais la tendresse où est-elle ?
Heu ? Comment dire ? La tendresse ne primait pas quand Rimbaud s'est révolté, c'est le retour dans les villes qu'il faut commenter. La lecture de la saison est affadie : Rimbaud ne voulait pas de la tendresse, maintenant il en veut, mais il n'y en a pas. On va aller loin avec ça.
Et on a enfin pour le "mépris de la femme" le long développement avec mentions de poèmes en vers. Et ça part en considérations restrictives : Rimbaud était prêt pour les pratiques de Verlaine peut-être, mais sans être un inverti comme lui. C'est tellement dénué de sens.
Voilà, il nous reste les deux Délires.
 
**
 
Délires I Vierge folle / L'Epoux infernal
 
En tête de cette analyse de section, Godchot précise du coup que la saison a duré un an de juillet 1872 départ pour Bruxelles à juillet 1873 : drame de Bruxelles. Il va de soi que capitale de l'Union européenne, Bruxelles est le centre de l'enfer. Comme prescience, là je m'incline.
Le colonel Godchot épingle le masculin du nom "compagnon", alors même qu'il va citer ensuite les objections de Clauzel où "compagnon" peut être utilisé pour une femme dans un groupe mixte et notamment par un mari parlant de sa femme comme du compagnon de sa vie.
Je précise que dans sa jeunesse Verlaine a écrit et publié une nouvelle Louise Leclercq où le mot "compagnon" désigne justement un partenaire féminin, et aucun critique verlainien n'y a vu, malgré l'auteur, un indice de travestissement...
C'est même rigolo, on a une note de bas de page où Godchot s'insurge : "et pourquoi j'appellerais pas ma femme une compagne ?"
Objectivement, la mention "compagnon" n'a pas sa place dans un débat sur l'identité masculine ou non de la Vierge folle. Au plan lexical, le mot peut s'employer pour une compagne comme l'atteste entre autres la nouvelle Louise Leclercq de Verlaine. Point barre.
Si débat il y a, il est ailleurs.
Evidemment, Godchot cite avec plus d'intérêt la fin du poème "Vagabonds" des Illuminations (réintitulées avec constance Hallucinations).
Ce "compagnon" est le mot de la fin qui fait dire "donc" à Godchot :
 
   Donc il s'agit de Verlaine avec lequel il vient de passer depuis septembre 1871 et surtout depuis juillet 1872, des mois dans une promiscuité déplorable, plus que non pas d'époux modèles, formant un mariage de deux hommes bien caractérisé. Lui, Rimbaud, tranchant, net, fort, orgueilleux (18 à 19 ans), l'autre, Verlaine, faible, féminin, habitué aux pratiques pernicieuses qui le faisaient moins qu'une femme prête à toutes les malpropretés de la chair, aux soumissions de prostituée (38 ans).
 A propos de Verlaine et de l'idée misogyne générale de la femme, je laisse à Godchot la responsabilité de ses propos. Notons qu'il ment effrontément ou alors il aura l'excuse à bon dos de la coquille, puisque Verlaine n'avait que dix ans et demi d'écart avec Rimbaud : 28 ans et non pas 38 avant avril 1873.
Moi, j'aimerais un commentaire de "Vierge folle" où on montre que d'évidence Verlaine est caractérisé en tant que tel, un commentaire qui montre aussi que ce qui est prêté à Verlaine ne concerne jamais l'Epoux infernal, le narrateur de "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", ni le Rimbaud auteur biographique de lettres à Verlaine "en mer" au début de juillet 1873.
Je ne conteste pas qu'il y ait pas mal de Verlaine dans la Vierge folle, mais les rimbaldiens parlent avec constance d'un portrait-charge.
C'est ça le problème !
Godchot cite la thèse adverse qu'il veut utiliser comme homme de paille, et il cite donc l'ouvrage encore récent de Clauzel de 1931. Mais, au lieu de traiter de l'ensemble du livre, Godchot va directement à l'essentiel le chapitre XII qui traite précisément de la Vierge folle et de l'Epoux infernal.
Mais, du coup, la critique manque de profondeur. Godchot ne va pas à l'essentiel, il utilise des bribes pour contre-attaquer. C'est peut-être suffisant, mais on manque une sacrée occasion de mises au point. La thèse de Clauzel brasse large, c'est une lecture d'ensemble du livre Une saison en enfer avec l'idée que Rimbaud affrontait une dualité interne depuis ses seize ans et au sein de ses poèmes en vers.
En clair, le colonel Godchot ne va convaincre que ceux qui sont déjà convaincus.
Ou il va convaincre les autres en partie, mais parce que la thèse de Clauzel n'est présentée par Godchot que comme un truchement pour la circonstance. La Vierge folle n'est pas Verlaine, c'est un double de Rimbaud dont l'Epoux infernal est la contre-partie, et voilà.
J'ai lu le livre de Clauzel et même si dans le fond Godchot a raison il ne rend pas clairement compte de la lecture de Clauzel, il construit un homme de paille sans profond intérêt pour le débat littéraire.
Après, il y a une stratégie particulière des citations : Godchot cite Clauzel pour des passages qui ont l'allure de concessions qu'il est bien question de Verlaine, et cela se redouble de la citation d'un passage d'Isabelle Rimbaud où celle-ci admet aussi lire Verlaine, même si elle amorce la lecture façon Clauzel.
Bref, vous l'avez compris, je vais reprendre tout cela dans la série d'articles sur le livre de Clauzel. Et je citerai à ce moment-là les passages de Godchot.
Je pourrais le faire ici, mais je ne veux plus tirer en longuer l'étude de sa plaquette.
 
**
 
"Alchimie du verbe"
 
Ce que dit Godchot tient en moins de deux pages.
Certaines phrases me font tiquer : "il se moque de son Cubisme en peinture". Je relève cette phrase aussi qui dit assez l'idée de Godchot : "Depuis son retour de la Commune de Paris, au début de mai 1871, Rimbaud se plonge dans la Voyance et à partir de ce moment tout ce qu'il produit a besoin d'être expliqué, d'être traduit."
Les poèmes sont de la voyance, donc normal qu'il faille expliquer, traduire, ce n'est pas du Victor Hugo ou du Jean Racine. J'observe aussi que Godchot négocie la contre-argumentation d'Izambard en considérant que Rimbaud est allé à Paris avant le 13 mai.
A noter que les lettres du voyant sont datées en fonction du cachet de la poste si je ne m'abuse. Rimbaud a pu partir le 15 même à Paris, et par train qui plus est la capitale était encore accessible.
Moi, je trouve plus logique de penser que Rimbaud a été à Paris entre le 15 mai et le 10 juin.
Godchot est très sommaire sur "Alchimie du verbe" et ce qui est impressionnant, c'est le dernier alinéa une citation indirecte de Rimbaud mise en majuscules pour juger de ses poésies : "ABSURDE ! RIDICULE ! DEGOUTANT !"
Ces majuscules en disent tant sur le propos du colonel Godchot...
 
Je verrai si je dois citer autre chose de cette rubrique sur "Alchimie du verbe" lors d'une prochaine étude générale où je vais passer en revue tous les ouvrages critiques un peu connus sur la Saison. Je citerai même Jouffroy, Coelho et Frémy, c'est dire.
N'ayant pas son livre vert sous la main, je suis allé voir ce que disait Bardel sur "Adieu" et "pas une main amie", et c'est rigolo, il passe à Verlaine. On dirait un gâteau à la crème qui vole et que tu te prends dans la tronche en allant sur son site. C'est hallucinant, bref, je vais regarder attentivement jusqu'où vont les développements des rimbaldiens sur le motif des amis à la fin de la Saison. Oui, ils parlent de l'extrait, oui ils parlent d'amour et de charité, mais est-ce qu'ils prennent la mesure de la composition rimbaldienne, est-ce qu'ils prennent la mesure des mentions appuyées dans "L'Imposssible" et "Adieu" ?
Allez, prochaine étape, le livre de Clauzel.