mercredi 25 juin 2025

Les poèmes les plus appréciés de Rimbaud...

 Les trois prochains mois vont être chargés pour moi et ne me permettront pas une activité rimbaldienne soutenue. C'était déjà le cas du premier mai à la mi-juin. Cela peut laisser le temps à mes lecteurs de revenir sur mes articles récents.
A la veille d'un changement de rythme, je décide de faire un article de réflexion sur les poèmes les plus célèbres de Rimbaud. La célébrité commence avec les poèmes latins dans un cadre scolaire et la performance particulière du poème "Jugurtha". La publication des "Etrennes des orphelins" mérite aussi une attention particulière dans la mesure où il s'agit d'un poème assez long paru dans une revue familiale très cadrée. Rimbaud vient à peine d'avoir quinze ans et il est un parfait inconnu que rien ne recommande.
Mais pour ceux qui admirent le poète, tout commence en 1870 seulement, et cela avec un poème très court d'abord sans titre puis finalement intitulé "Sensation".
Il s'agit de l'un des poèmes les plus emblématiques de Rimbaud, un morceau en deux quatrains qui fait l'unanimité. Marqué par l'emploi du futur simple de l'indicatif, il est également rapproché du célèbre "Demain, dès l'aube,..." de Victor Hugo. Poème très court des débuts, "Sensation" n'est pas toujours cité volontiers par les rimbaldiens, mais dès qu'il s'agit d'en parler il ne souffre aucune critique méprisante, tout le monde avoue la pièce admirable.
Rimbaud visait plutôt une reconnaissance à partir de son long poème "Credo in unam", mais des trois poèmes envoyés à Banville c'est le moins réputé. Le public ou les rimbaldiens placent en premier "Sensation", admirent "Ophélie" et pour la plupart les gens daubent superbement "Credo in unam" qui est en réalité mal compris des lecteurs. Ceci dit, je pense que le jugement spontané n'est pas faux. "Sensation" est la pièce admirable sur les trois envoyées à Banville en mai 1870. "Ophélie" a une perfection d'exécution romantique, malgré une légèreté chansonnière, mais "Sensation" a la palme de l'originalité. Malgré l'ambition du propos et du contenu, la réalisation formelle de "Credo in unam" devenu le tronqué "Soleil et Chair" ne rivalise pas avec les deux autres compositions.
Dans l'ensemble, les poèmes de 1870 sont très appréciés, mais il y a des surprises. Rimbaud a sauvé le poème "Les Effarés" qu'il a reconduit dans l'élite des poèmes qu'il conservait sur lui à Paris en compagnie de Verlaine, mais ce n'est pas le poème de 1870 que les rimbaldiens goûtent le plus. Daté lui aussi de septembre 1870, "Roman" a une réputation plus grande, avec un premier vers devenu un slogan mal interprété : "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans". Le poème "Roman" a un passage d'une beauté rythmique éblouissante, tout le passage où la demoiselle fait trottiner ses bottines sous l'ombre du faux-col effrayant de son père. Il s'agit de vers parmi les mieux frappés de toute l'histoire de la littérature. Notez que "Bal des pendus" malgré des prouesses évidentes au plan des jeux sur les consonnes ne jouit pas du tout d'une grande réputation auprès des rimbaldiens.
Ce que les rimbaldiens privilégient pour l'année 1870, c'est essentiellement les sonnets dits du "cycle belge" datés du mois d'octobre 1870. En réalité, la question se pose pour d'autres sonnets remis à Demeny : "Rages de Césars" et "Le Châtiment de Tartufe" ont de bonnes chances d'avoir été composés en octobre également, cela est très vraisemblable pour "Rages de Césars" depuis la thèse de lecture de Marc Ascione d'une allusion comique à l'incendie du château de Saint-Cloud le 14 octobre par les armées prussiennes.
Le poème "Le Dormeur du Val" est l'un des plus cités de tout le corpus rimbaldien, mais sa réputation se fonde pour partie sur une raison accidentelle. Darzens qui a acheté les manuscrits de Rimbaud à Demeny a initialement prélevé le manuscrit du "Dormeur du Val" pour le faire publier avant les autres dans une anthologie en 1888. Sans cet événement, le sonnet "Le Dormeur du Val" aurait-il été si célèbre ? Son interprétation fait débat et le consensus semble faire un contresens en imaginant que le sonnet dénonce la guerre comme c'était le cas du sonnet "Le Mal" en août 1870. Cette lecture est contestée par de nombreux rimbaldiens qui pensent au contraire que le poème vante un patriote républicain d'octobre 1870 dont la mort honorable est dépassée par le fait qu'il soit rendu à la grande Nature verte tel un Christ voué à une résurrection solaire. J'adhère évidemment à cette dernière interprétation. Les lecteurs favorisant une dénonciation de la guerre auront beau dire que le sonnet accumule des signes inquiétants, notamment vers la fin, il n'en reste pas moins que les symboles d'une mort en gloire sont distribués sans équivoque dans ce sonnet : "Tranquille", "côté droit", "il dort dans le soleil". J'ajoute que l'expression "dans le soleil" est la reprise des derniers mots du poème "Le Coeur de Hialmar" de Leconte de Lisle, poème célèbre lui aussi, qui est cité notamment par Lyautey, qui l'attribue toutefois par erreur à Heredia, dans son livre La Révolte du Mexique vers le milieu du vingtième siècle.
Toutefois, deux autres sonnets du cycle belge d'octobre 1870 jouissent d'une faveur singulière auprès du public : "Ma Bohême" qui n'est pas daté sur le manuscrit, mais parle de "bons soirs de septembre" passés, et "Au Cabaret-Vert".
"Sensation", "Ma Bohême" et "Au Cabaret-Vert" se détachent comme les trois grands poèmes les plus prisés de la production rimbaldienne avant 1871 et les lettres dites "du voyant".
En 1871, les deux lettres dites "du voyant" à Izambard et Demeny jouissent d'un statut paradoxal de chefs-d'oeuvre littéraires, alors que dans l'absolu Rimbaud les a pensées comme des lettres et non pas comme des oeuvres littéraires. Elles sont étudiées comme des textes littéraires en tant que tels comme en témoigne le choix paradoxal dela seconde de ces lettres pour l'épreuve de grammaire et stylistique de certains concours de l'Agrégation en 2010.
Pour l'année 1871, il faut préciser un élargissement de la fenêtre chronologique aux premiers mois de l'année 1872. Sur cette période, la publication des Poètes maudits a une influence décisive. Le poème le plus réputé était initialement "Le Bateau ivre". Verlaine l'a vanté comme la pièce maîtresse de Rimbaud à défaut d'un accès au poème perdu "Les Veilleurs". Cette célébrité a souffert d'une éclipse dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Il fut un temps considéré comme un morceau de bravoure artificiel avant un retour en grâce à partir de 2006.
Le sonnet "Voyelles" bénéficie lui aussi de la plus grande réputation, mais force est d'admettre qu'elle est plus intellectuelle qu'émotive. La gloire du sonnet "Voyelles" s'est renforcée à la fin des années soixante, contrairement au cas du "Bateau ivre", et malgré un aveu d'impuissance des rimbaldiens pour ce qui est d'en cerner les visées de sens.
Parmi les poèmes de l'année 1871, deux autres poèmes occupent une place de prestige : "Les Premières communions" et "Les Chercheuses de poux". Ce dernier a une réputation pour sa prosodie qui a toujours su forcer le respect, et Verlaine soulignait bien cette qualité essentielle au morceau qu'il qualifiait de lamartinien et même virgilien.
Le poème "Les Assis" jouit lui aussi d'une certaine aura particulière. Il est même finalement plus célèbre que "Les premières communions" qui parlent peut-être moins aux gens du vingtième siècle et a fortiori du vingt-et-unième siècle.
Le sonnet "Oraison du soir" a profité de sa publication dans Les Poètes maudits, de son registre scatologique et des parodies qui lui furent précocement consacrés, avec en particulier l'emphase de son dernier vers, mais dans l'ensemble les poèmes les plus réputés demeurent : "Le Bateau ivre", "Voyelles", "Les Chercheuses de poux", "Les Assis" et "Les Premières communions". Au sein de l'Album zutique, le "Sonnet du Trou du Cul" est entré dans la légende, mais les quatrains sont de Verlaine et accumulent des effets de virtuose dans la prosodie, les jeux métriques et la malice, et finalement le sonnet n'arrive pas à s'imposer comme un coup de génie où prédomineraient les tercets de Rimbaud. En tout cas, aucun rimbaldien n'en débat.
Pour les poèmes "nouvelle manière" du printemps et de l'été 1872, auquel il conviendrait d'inclure "Tête de faune", même si Rimbaud l'a placé dans le portefeuille des poèmes première manière, il peut y avoir du débat. Le public apprécie en particulier les deux poèmes en vers courts : "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité" qui ne sont pourtant pas les plus déconstruits au plan de la mesure du vers, sauf à partir des versions contenues dans "Alchimie du verbe". Verlaine préférait la versification régulière de Rimbaud. Néanmoins, il y a deux prodiges prosodiques pour cette période : "Larme" et "La Rivière de Cassis". Il existe une tendance universitaire à valoriser "Mémoire" qui est un bon sujet de débat critique, de recherche intellectuelle, mais pour moi d'évidence les deux poèmes qui sont des aboutissements prosodiques dans la nouvelle manière sont "Larme" et "La Rivière de Cassis", puisque tout l'intérêt est de lire ces deux poèmes comme des poèmes en vers à part entière d'une grâce infinie alors même qu'ils ne font pas ressentir la régularité de construction au plan des césures. Ici, je m'éloigne donc du consensus officiel qui privilégie les poèmes en vers courts : "Chanson de la plus haute tour" et "L'Eternité" ou le poème "Mémoire". Il y a beaucoup d'intérêt porté aussi sur "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,.." et "Bonne pensée du matin", mais mon sentiment c'est que les pièces majeures sont plutôt "Larme", "La Rivière de Cassis" et "Bannières de mai". Je ne pense pas que "Jeune ménage", "Est-elle almée ?...", "Michel et Christine" ou "Juillet" rivalisent avec ces trois compositions.
Pour les poésies en prose, les anthologies poétiques ont souvent évité de les citer. Le public non spécifiquement rimbaldien se contente volontiers de la poésie en vers de Rimbaud. En tout cas, c'est un fait que les anthologies poétiques ont du mal à offrir des échantillons de poèmes en prose.
L'ensemble "Les Déserts de l'amour" souffre inévitablement de cette mise à l'écart. Pour Une saison en enfer, le problème de qualification de l'ouvrage se pose, mais Rimbaud se définit comme poète, y compris dans Une saison en enfer. Personnellement, je considère ce livre comme de la poésie en prose et même comme un recueil de poésies en prose, quand bien même dans "Alchimie du verbe" de la prose commente à la marge les poèmes en vers qui y sont inclus. Je suis très sceptique quant aux considérations malignes qui soutiennent que ce n'est pas de la poésie en prose. Evidemment, Une saison en enfer est un livre qui s'apprécie plutôt comme un ensemble. On ne va pas citer son amour pour ses chapitres : "Adieu", "L'Impossible" ou "Mauvais sang", sinon "Vierge folle", "Nuit de l'enfer", "L'Eclair", "Matin" et "Alchimie du verbe". Notons toutefois un fait particulier. Le livre Une saison en enfer est très apprécié du grand public, mais il ne l'est pas autant de la part des critiques rimbaldiens qui très souvent préfèrent parler des vers ou des poèmes en prose des Illuminations. Marc Ascione, Bruno Claisse, Steve Murphy et Yves Reboul ne sont pas des spécialistes d'Une saison en enfer par exemple. Il y a eu un moindre intérêt porté par la critique universitaire à Une saison en enfer de 1991 à 2009 à peu près. Les analyses d'Une saison en enfer sont souvent le fait de seconds couteaux. C'est un peu un paradoxe dans la légende rimbaldienne.
Enfin, nous en arrivons aux poèmes en prose. Le poème "Génie" n'est pas le plus commenté, mais il est à l'heure actuelle certainement le poème en prose le plus estimé parmi les inventions de Rimbaud. Il ne semble pas en avoir été toujours ainsi. "Matinée d'ivresse" jouit d'une réputation particulière. Le poème "Barbare" est également très réputé et vanté pour sa facture atypique. Le poème "Aube" est cité par Thibaudet comme l'une des plus belles pages poétiques de toute littérature, ce que l'anthologie Lagarde et Michard a reconduit auprès de générations de lecteurs et même de lycéens.
Le poème "H" a longtemps joui d'une aura d'énigme particulière, mais bien que l'énigme ne soit pas considérée comme résolue de manière satisfaisante il a depuis assez longtemps quitté l'ensemble des poèmes les plus débattus de Rimbaud.
Je parlais de Lagarde et Michard. Ceux-ci privilégiaient trois poèmes qui sont intéressants à la fois pour la prosodie ou pour une idée de beauté poétique au sens le plus consensuel : "Aube", "Mystique" et "Fleurs". "Aube" et "Fleurs" jouissent d'évidence d'une réputation particulière, ainsi que le célèbre poème-phrase : "J'ai tendu des cordes..."
Pour représenter un Rimbaud plus sulfureux, outre "Matinée d'ivresse", "Barbare" et "Génie", il convient de citer l'aura particulière qui entoure les cinq parties réunies sous le titre "Enfance". Parmi les poèmes urbains, "Les Ponts" et "Métropolitain" sont plus particulièrement appréciés. Enfin, le poème en vers libres "Mouvement" fait lui aussi partie des poèmes préférés du public, alors même qu'il s'agit d'une tentative complètement isolé et mal comprise au plan esthétique.
Certains poèmes comme "Après le Déluge" ont parfois une réputation rehaussée par l'intérêt des débats critiques, mais j'ai voulu m'en tenir aux poèmes qui d'évidence apportent une adhésion spontanée assez marquée de la part des lecteurs.
Ce tableau sera-t-il remis en cause par une poussée violente d'érudition rimbaldienne renouvelant tout ce que nous avons cru comprendre de poétique à cet auteur jusqu'à présent ?
On verra... Il me semble tout de même que même si on ne comprend pas les poèmes la qualité de la prosodie et une évaluation de la richesse des images et de la langue amènent à des consensus qui demeureront. Tout de même, je déplore le consensus qui ne met pas assez en avant "Larme" pour la période des vers "nouvelle manière".

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