mercredi 24 décembre 2025

Compte rendu de lecture du livre 'Arthur Rimbaud, Les Illuminations [manuscrits]' conçu d'à l'un à l'autre par Alain Bardel et Alain Oriol avec une préface de Steve Murphy !

En liaison avec les 150 ans du livre Une saison en enfer en 2023, Alain Bardel et Alain Oriol ont concocté une nouvelle édition fac-similaire d'un "livre" de Rimbaud. En 2023, le principe du fac-similé s'appliquait à l'objet livre, il s'agissait de reproduire à peu près à l'identique le volume de l'édition originale du livre Une saison en enfer. Et, dans la foulée, toujours en 2023 même, Alain Bardel avait publié un essai sur le livre Une saison en enfer où on retrouvait a minima cette fois un fac-similé du texte lui-même contenu dans l'ouvrage. En 2025, le principe du fac-similé est différent. Il s'agit de reproduire des photographies de qualité de tous les manuscrits des poèmes en prose du recueil des Illuminations. Il n'y a eu aucun livre à l'époque, et il ne s'agit ni de reproduire la plaquette, ni les pages de l'édition originale dans des numéros distincts de la revue La Vogue en 1886. Il s'agit de fournir les fac-similés photographiques de tous les manuscrits et d'apporter en vis-à-vis une transcription fidèle des textes. Le choix de l'année 2025 pour cette publication peut s'expliquer. Cela crée un écart de deux ans avec les deux publications initiales sur Une saison en enfer. Traditionnellement, on considérait que les manuscrits avaient été recopiés en Angleterre avec la participation de Germain Nouveau, en gros vers avril-mai 1874, mais la découverte de la lettre de Rimbaud à Jules Andrieu en juin 1874 a révélé, comme s'en est aperçu le premier Jacques Bienvenu, que Rimbaud n'y pratiquait pas encore le double bouclage de la lettre "f" sur ses manuscrits. Bienvenu a alors démontré un fait passé inaperçu : Germain Nouveau était à Charleville au début de l'année 1875, avant que Rimbaud ne se rende à Stuttgart où il a rencontré Verlaine en lui remettant des manuscrits de "poèmes en prose" en vue de les présenter à un éditeur, ce qui n'a pas eu de suite. Bardel adhère à cette explication, ce qui justifie de commémorer les cent cinquante ans de la tentative éditoriale. Les recopiages et la tentative datent plutôt du début de l'année 1975, alors que la présente publication fac-similaire a eu lieu en novembre, mais cela nous rapproche des 140 ans en 2026 de la publication originale dans la revue La Vogue, ce qui fait que l'anomalie de la commémoration ne nous choquera pas outre mesure.
J'ai le livre fac-similaire désormais entre mes mains et ma première surprise c'est qu'il est précisément au format A4. C'est très exactement une publication au format A4, le livre est plus grand qu'une édition par exemple de la Correspondance de Rimbaud chez Fayard. C'est au format d'un magazine mensuel qui s'achète dans les kiosques, avec la même épaisseur vu le petit nombre de pages, mais avec une couverture cartonnée rigide et un papier assez épais et solide bien que légèrement translucide. C'est pratique en tant qu'outil, mais je suis déçu au plan de l'objet livre. On dirait une brochure ou un mémoire universitaire.
La première de couverture offre un fac-similé partiel de la page 2 du dossier manuscrit avec le texte de "Enfance" I et II. Le titre Les Illuminations est distingué en rouge, ce qui fait penser au cas du livre Une saison en enfer. La première de couverture est sobre, pas d'indication d'éditeur. L'auteur, le titre et la précision entre crochets dans un carré blanc par-dessus le fac-similé maintenu en "transparence" derrière.
Un point capital de cet ouvrage pour lequel ces auteurs pensent faire date, c'est bien sûr le retour de l'article dans le titre. Cet article était inclus dans toutes les éditions du recueil, de l'édition originale de La Vogue à toutes celles au Mercure de France, en passant par Vanier en 1892, jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale où à partir d'une édition critique de Bouillane de Lacoste nous sommes passés à l'habitude de publier le recueil avec un titre volontairement sans article : Illuminations. Bouillane de Lacoste justifiait ce choix par le recours à la correspondance de Verlaine et par l'idée d'une origine anglaise du titre. Le critique rimbaldien Antoine Fongaro publiait des recueils d'articles avec dans le titre l'expression "Lire Illuminations" qui insistait sur l'importance de ne pas mettre l'article. En 2004, dans le numéro de la revue Parade sauvage, Steve Murphy a publié un article où il a contesté les propos de Fongaro et Bouillane de Lacoste, y compris au plan de l'analyse de la correspondance de Verlaine. Bardel s'est rangé à cette démonstration de Steve Murphy. Je considère qu'au plan philologique Murphy et Bardel ont raison de procéder de la sorte. Le rétablissement de l'article doit primer, puisque c'est à ceux qui veulent supprimer l'article de prouver que ce choix était voulu par Rimbaud. Maintenant, j'avoue que le point reste quelque peu indécidable dans l'absolu. Peut-être que la démonstration de 2004 de Murphy ne laisse rien à désirer, mais je conserve certaines hésitations sur les intentions véritables de Rimbaud. Ceci dit, il faut rétablir l'article et cela n'a rien de grave. Pensez que le recueil de 1853 de Victor Hugo a été publié sous le titre sans article Châtiments avant que les rééditions ne le reconduisent. Considérez aussi que le titre de Rimbaud fait écho à deux des titres de recueils poétiques les plus prestigieux du dix-neuvième siècle, puisque nous avons une série lexicale : "méditations", "contemplations" et "illuminations". Or, si l'article figure bien sur le recueil de Victor Hugo, Lamartine a plutôt publié si je ne m'abuse un recueil non flanqué d'un article : Méditations poétiques, ce qui n'empêche pas d'en parler en le rétablissant : Les Méditations poétiques.
Justement, la préface du même Steve Murphy, non annoncée sur la première de couverture, va intéresser en particulier les rimbaldiens acquéreurs de cette édition fac-similaire, mais avant d'ouvrir le livre intéressons-nous à la quatrième de couverture avec son accroche au-dessus d'un "Dessin de Paul Verlaine" tiré de sa "Lettre à Ernest Delahaye" du "24 août 1875".
On part sur une imprécision quant à la date des copies manuscrites : "Un jour de 1874 ou de 1875". Cette amorce à la manière des contes est tendancieuse. L'auteur de cette accroche nous dit : "Rimbaud s'est mis à mettre au propre ses poèmes en prose qu'il avait écrits depuis une date également difficile à préciser."
Ces propos ne sont pas rigoureux. Les poèmes en prose de Rimbaud ont été écrits sur une certaine période de temps, à des moments divers. Nous ne sommes pas dans le cas de poèmes composés tous ensemble à une date clef et recopiés tous ensemble à une date unique. Surtout, cette accroche nous fait passer l'idée comme allant de soi que les manuscrits dont nous avons ici les fac-similés correspondent à une seule phase de recopiage, ce qui est forcément faux au vu des regroupements que nous pouvons opérer entre certains manuscrits. Il y a bien une série homogène qui a été recopié en une phrase, mais le reste est constitué de copies admises comme plus anciennes. Il y a plusieurs jeux de copies dans ce dossier ! Le texte de l'accroche est inexact. On ne comprend pas non plus pourquoi la participation de Germain Nouveau a permis à Rimbaud d'aller plus vite, alors qu'il s'agit simplement d'aider Rimbaud dans son travail. Je rappelle que dans sa lettre à Delahaye de mars 1875 Rimbaud parle du passage de Verlaine comme d'une surprise, pas comme d'un fait prévu où il était question de lui remettre les manuscrits. Dès l'accroche, nous avons droit à de nombreuses affabulations sur l'histoire des manuscrits. En très peu de lignes, des affirmations subjectives orientent subrepticement le lecteur vers l'interprétation que Rimbaud avait un recueil fin prêt à l'impression. Notons que sur la pagination autographe, l'accroche suspens tout de même son avis : "Est-ce lui, Rimbaud, qui les a paginés ?" Mais on devine que c'est une invitation à aller chercher la réponse affirmative dans l'ouvrage. Les affirmations péremptoires vont bon train dans cette accroche : "Mais lorsqu'il remet le paquet à Verlaine, à Stuttgart, en février 1875, il adjoint à ces feuillets récents remplis avec soin d'autres qu'il n'a peut-être pas eu le temps de recopier et de classer pour faire de l'ensemble un recueil composé." On admirera la modalisation de l'adverbe "peut-être" qui laisse planer l'espoir que c'est simplement nous lecteurs qui ne comprendrions pas que le classement ait abouti. La concession es de taille : personne ne peut être sûr que nous ayons affaire à un "recueil composé". Toutefois, qui nous dit que Rimbaud a remis à l'époque à Verlaine les manuscrits qui nous sont parvenus ? Les rimbaldiens traitent le sujet comme si les poètes ne conservaient jamais plusieurs jeux de copies sur eux. Quelques rappels ! La belle-famille de Verlaine, les Mauté de Fleurville, ont détruit des copies de poèmes de Rimbaud laissés chez eux le 7 juillet 1872. On a retrouvé un autre jeu de copies de ces poèmes par une transmission à Forain, puis Millanvoye. Dans son livre Mémoire de ma vie, Mathilde avoue la destruction de manuscrits, en prétextant pour excuse qu'ils ont tous été publiés de toute façon dans Les Poètes maudits. Puis, elle se défausse en disant que Verlaine n'avait pas laissé de manuscrit derrière lui et qu'il ferait mieux de s'adresser à ses amis. Elle avait raison dans la mesure où Verlaine a négligé de réclamer des manuscrits auprès de Forain. Il n'en reste pas moins que, dans la correspondance même de Verlaine en 1872 et 1873, quand la mémoire des poètes est on ne peut plus claire, il est bien question de manuscrits du côté de la belle-famille. Mathilde est contradictoire dans sa défense, nous avons détruit des manuscrits de "Voyelles" et "Les Chercheuses de poux" déjà publiés, mais de toute façon Verlaine se trompe nous n'avions aucun manuscrit de Rimbaud à la maison. Dans le cas des poèmes en prose des Illuminations, les manuscrits que nous connaissons ne sont réapparus qu'en 1878, avec un dépôt qui ne s'explique pas clairement du côté du demi-frère de Mathilde, Charles de Sivry. Je pense que les manuscrits étaient passés entre les mains d'Ernest Cabaner de 1875 à 1878, mais ce n'est qu'une hypothèse à cause du remerciement à Cabaner qui accompagne étrangement le plaisir de Verlaine d'avoir relu les poèmes de Rimbaud dans sa lettre de 1878. Ernest Cabaner et Charles de Sivry étaient deux musiciens et deux artistes un peu marginaux de l'époque qui se connaissaient bien. En tout cas, on ne sait pas si les manuscrits réapparus en 1878 sont les mêmes que ceux que Verlaine a renvoyé par courrier à Germain Nouveau en 1875. Il y a trois ans d'écart. Je rappelle qu'on peut soupçonner légitimement que Rimbaud conservait une masse de copies de ses poèmes au domicile maternelle à Charleville. Après le scandale du Reliquaire qui a éclaté par coïncidence à la mort de Rimbaud à la toute fin de l'année 1891, pendant donc l'expérience du deuil pour la mère d'Arthur au cours de l'année 1892 qui est celle d'une édition par Vanier d'Une saison en enfer et des Illuminations, il est assez évident que la mère a fait le tri des affaires de son fils. Soit Rimbaud avait déjà tout fait disparaître, soit elle a détruit tout ce qu'il fallait pour sa conscience faire disparaître. On n'a même pas retrouvé un exemplaire du livre Une saison en enfer chez la famille Rimbaud... Je ne parle pas de la légende de l'autodafé, je parle du concret. Ensuite, de 1875 à 1878, Rimbaud a pas mal voyagé à travers le monde et déjà à travers l'Europe, et on sait qu'il lui est arrivé de se faire voler toutes ses affaires, en particulier en Autriche. Vous avez un jeu de copies des poèmes en prose et vous forcez les interprétations les concernant. C'est possible que ce soit le dossier remis à Verlaine, mais vous n'en avez pas la preuve ! J'ajoute qu'en 1878 le dossier est fatalement enrichi de copies en un unique exemplaire de poèmes en vers "nouvelle manière" de 1872, il y a plusieurs niveaux de copie, mais les poèmes sont en un seul exemplaire à chaque fois, et dans mon esprit je tends à penser que ce dossier vient bien de Cabaner. En 1875, Rimbaud est allé à Paris et s'est disputé avec tout le monde, rompant définitivement avec les milieux littéraires.C'est si difficile que ça d'envisager que Rimbaud a pu laisser des manuscrits à l'époque chez l'un des derniers "amis" parisiens ? Vous ne voulez pas de mon hypothèse d'une transmission de Cabaner à Charles de Sivry ? Mais vous avez quoi d'autre ? Vous l'avez la transmission de Germain Nouveau à Charles de Sivry ? Vous avez une explication sur le fait invraisemblable que les manuscrits aient fini entre les mains du demi-frère de la femme de Verlaine, au point que Verlaine a cru un instant que l’œuvre allait être à nouveau perdue ? Non ! Vous brodez sur ce que vous croyez savoir.
Evidemment, j'en reviens à l'accroche qui clame : "La réponse est là, dans ses manuscrits, que nous reproduisons plus complets que jamais, en respectant leur apparence, leur format et l'ordre dans lequel ils ont été initialement publiés, en 1886, sous le titre : LES ILLUMINATIONS." Vous constatez que le rétablissement du titre original est une fierté de cette publication. Vous constatez aussi que la publication est militante, avec cette importance presque versaillaise du mot "l'ordre" : "en respectant leur apparence, leur format et l'ordre [...]". Mais il y a une erreur, certains manuscrits n'ont pas été publiés en 1886, ils ne l'ont été qu'en 1895 par Vanier, tandis que des poèmes en vers "nouvelle manière" faisaient partie de l'ordre de l'édition originale. Et donc, l'ouvrage contiendrait la réponse, sauf que l'ouvrage n'est pas un essai, mais comme on va le voir s'en tient à fournir le fac-similé des manuscrits sans les accompagner de notices. On nous fait rêver en nous vantant la capacité des fac-similés à se faire une idée sur la réalité d'un "recueil composé" et abouti de la part de Rimbaud. Notons aussi que Bardel a longtemps été un admirateur des travaux de critique littéraire d'Antoine Fongaro. Bardel était toulousain et enseignait à sa périphérie, tandis que Fongaro a longtemps été professeur de Lettres à l'Université de Toulouse le Mirail. Et dans ses considérations à l'emporte-pièce, Fongaro avait sorti une boutade comme si cela pouvait se soutenir au premier degré que la meilleure édition des Illuminations ne pouvait être qu'un fac-similé des manuscrits, ce qui réglerait les points de débat sur l'établissement du texte au plan de l'imprimé par le recours à la distribution matérielle des manuscrits. Adepte de l'intelligence, je suis évidemment fermement opposé à ce genre d'inepties. Le fac-similé a un intérêt en soi, il permet d'étudier les données brutes du problème éditorial qui se pose, mais la réponse finale appartient au texte imprimé qui résultera de la qualité des analyses critiques des manuscrits.
Et je reproche à cette édition fac-similaire de vouloir donner le change à une édition des textes imprimés en faisant admirer sans recul les manuscrits.
Passons à l'analyse du contenu.
Il y a 96 pages. Après une page de faux-titre, nous avons huit pages d'une préface de Steve Murphy (pages 3-10), suivie d'une page de bibliographie. Si j'écarte les pages blanches et les reproductions photographiques, nous avons ensuite deux pages d'un mot "Sur cette édition" (pages 13-14) et deux pages d'un articulet "Illuminations à l’œuvre" (page 15-16), et ce sera tout pour les commentaires et notes. Nous avons une page 96 de "Remerciements", une "Table des matières" aux pages 94 et 95 avec une petite bibliographie de précédents "Editions fac-similaires".
Le cœur de l'ouvrage (pages 17 à 93), c'est l'ensemble des reproductions fac-similaires avec une transcription, par Bardel lui-même comme il est précisé, en caractères imprimés en vis-à-vis. La transcription figure sur les pages paires de gauche et les fac-similés sur les pages impaires de droite. Il y a deux cas particuliers. Comme il était impossible de représenter le manuscrit de "Génie" sur une page en en respectant la taille, il y a une reproduction en taille réduite en vis-à-vis de la transcription, mais une reproduction sur deux pages juste après en taille réelle (pages 86 - 87). Pour préciser, ce n'est pas que le feuillet de transcription de "Génie" soit très long, mais il y a eu un montage où un feuillet entier et un feuillet en partie découpé ont été collés l'un à l'autre. La double page 86-87 s'articule autour de ce montage qu'elle attribue à Rimbaud sans autre forme de procès. Pourquoi les feuillets n'auraient-ils pas pu être collés par un éditeur comme Vanier ? Les questions ne sont même pas posées.
L'autre cas particulier vient de ce que les manuscrits de "Dévotion" et "Démocratie" n'ont jamais eu de reproductions photographiques et sont considérés comme perdus, leur disparition remontant à l'époque même de leur publication originale en 1886. On ne sait même pas si Vanier les a eus en sa possession vers 1895. Leur manque pouvait être de nature à gâcher le beau projet d'édition fac-similaire. La difficulté a été presque (je dis bien "presque") remarquablement contournée.  Aux pages 76-77, nous avons droit à une reproduction fac-similaire des deux pages 94 et 95 de l'édition du poème "Dévotion" dans la plaquette de 1886 de la revue La Vogue, sans transcription en caractères imprimés en vis-à-vis, puisque les photographies donnent à lire un texte lui-même imprimé. Aux pages suivantes 78 et 79, nous avons sur le côté gauche une note de Bardel et Oriol et sur la page de droite le fac-similé de la page 100 de la plaquette de la revue Vogue consacrée à la transcription du poème "Démocratie".
Au plan de l'objet livre, le contournement de la difficulté est appréciable, mais, malheureusement, quelques bévues ont accompagné cette publication de reproductions de pages de la revue La Vogue.
Il n'y a aucune légende pour les photographies qui concernent "Dévotion". La légende qui concerne "Démocratie" précise ceci que la photographie vient du numéro 9 de la revue La Vogue du 21 juin 1886, ce qui est faux. Nous avons droit à des photographies tirées de la plaquette qui, dans l'absolu, n'est pas en tant que telle la publication originale. Il aurait fallu prendre ces photographies à partir du numéro 6 de la revue La Vogue qui n'a pas la même pagination. Notez, si vous ne voulez pas faire confiance, que vous avez une édition fac-similaire où vous passez des pages 94 et 95 de "Dévotion" à la page 100 de "Démocratie". Il n'y a bien sûr pas eu quatre pages blanches, pages 96 à 99, dans l'édition originale. Dans la plaquette, "Dévotion" et "Démocratie" sont séparés par les textes de "Soir historique" et "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." (lequel est un poème en vers), pages 96 et 97 pour l'un, pages 98 et 99 pour l'autre. "Démocratie" est le dernier poème de la plaquette qui vous le remarquez se termine à la page 100. Pourquoi Bardel et Oriol, avec le mépris qu'ils ont pour l'ordre de la plaquette, n'ont-ils pas publié des photographies de l'édition originale dans le numéro 9 de la revue La Vogue ? Tout simplement, ils déclarent que leurs photographies sont reprises au livre de Bouillane de Lacoste Rimbaud et le problème des "Illuminations" au Mercure de France en 1949. Ils n'ont même pas cherché à fournir des photographies nouvelles et personnelles en consultant un exemplaire du numéro 9 de la revue. La légende est erronée, il ne s'agit pas d'une photographie du numéro 9 de la revue pour la photographie de "Démocratie". La précision : "Format du manuscrit : inconnu[,]" montre aussi qu'il y a une maladresse de présentation. Les photographies de "Dévotion" n'ont aucune légende qui leur soit propre. Enfin, le renvoi au livre de Bouillane de Lacoste peut entraîner certaines confusions, puisque juste avant les trois photographies de la plaquette de La Vogue la photographie du manuscrit de "Bottom" et "H" vient déjà exclusivement du livre en question de Bouillane de Lacoste. Il est vrai que la note de Bardel et Oriol dissipent l'ambiguïté de la légende, puisqu'il est bien précisé que les photographies viennent par défaut de l'édition de la plaquette en octobre 1886 et non du numéro 9 de la revue La Vogue. Je considère tout de même que la légende induit en erreur et que la pagination de la plaquette sur les photographies fragilise la rigueur de l'édition fac-similaire.
Le problème était-il insurmontable ?
Pour cette édition fac-similaire, je déplore aussi l'absence systématique des versos demeurés vierges, malgré la compensation d'une reproduction en taille réduite de la transcription d'un paragraphe de "Enfance" I en introduction. Les versos pour les 24 pages et pour les manuscrits en-dehors de "Génie" publiés par Vanier peuvent être consultés sur le site Gallica de la BNF.
Je déplore bien évidemment l'absence de reproductions photographiques de tous les poèmes en vers "nouvelle manière" publiés parallèlement aux poèmes en prose.
Je déplore aussi l'absence de reproductions photographiques plus poussées de pages des numéros 5 à 9 de la revue La Vogue.
Cela ruine en grande partie l'intérêt scientifique que prétend avoir cette édition fac-similaire. Nous avons seulement droit dans l'introduction à une photographie en miniature d'une page de couverture de la revue La Vogue, pas même une page avec le début de transcription et la mention du titre avec article, ce qui, pourtant, aurait participé de la fierté de cette publication à rétablir l'article. Nous n'avons même pas une photographie de la page finale des transcriptions dans le numéro 5 avec la mention "ARTHUR RIMBAUD" à la suite du texte intitulé "Ornières" !
L'accroche sur la quatrième de couverture annonçait fièrement : "La réponse est là". C'est faux, l'ouvrage est incomplet et ne permet à aucun des lecteurs qui s'en contentera de se faire une idée exacte et juste des indices manuscrits.
Il manque tout un appareil critique également à cet ouvrage.
Il faut se reporter pour cela à la préface de Steve Murphy et à deux doubles pages d'introduction. Or, il y a plein de problèmes qui sont passés sous silence. L'articulet sur deux pages "Les Illuminations à l’œuvre" contient des montages de photographies des manuscrits avec des tailles réduites, ce qui au passage diminue la part du texte d'analyse. Mais ces photographies sont légitimes et capitales même. Plusieurs feuillets ont été découpés pour devenir des feuillets autonomes. Les montages nous représentent visuellement le cas des transcriptions de "Fairy" et "Veillées" I et II, de "Génie" et "Dimanche", de "Promontoire" et "Guerre". Mais, il aurait été intéressant de préciser que face à ces trois feuillets découpés, nous avons deux autres manuscrits au moins qui semblent avoir fait les frais d'un découpage. Le manuscrit de "Après le Déluge" a lui aussi été découpé. La partie découpée a-t-elle été jetée par Rimbaud ? Mais pourquoi l'avoir découpée en ce cas ? Ou a-t-elle perdue ? Par Rimbaud lui-même ? Par une personnage dépositaire des manuscrits ? Par la revue La Vogue ? Par Vanier ? Le manuscrit paginé 12 a lui aussi été découpé et pour sa part ce serait à la fois sur sa partie supérieure et sa partie inférieure.
Mais, en regard des trois montages illustrant les découpages, le discours de Bardel et d'Oriol est à nouveau tendancieux. Pour trois découpages, on a droit à l'affirmation que cela prouve qu'il n'y a pas d'inachèvement du projet de recueil. Le verre est à moitié vide, à moitié plein, il est à moitié plein, donc il est plein. Où est la logique là-dedans ? Admirez cette autre phrase : "Dès 1875, Verlaine précise que les manuscrits étaient préparés 'pour être imprimés' ". La mention verbale "préparés" est en-dehors de la citation verlainienne : "pour être imprimés", donc ce qui est dit est faux. Rien ne dit que le dossier était fin prêt quand il a été remis entre les mains de Verlaine. Et, de toute façon, ce qui nous est parvenu est tellement peu un dossier prêt à l'impression que jamais personne ne l'a perçu comme tel, à l'exception de Bardel et Oriol. Même Murphy rechigne à affirmer cela des manuscrits non paginés, et même Bardel n'est pas constant dans cette affirmation. C'est justement ce problème d'inachèvement patent qui explique tous les débats actuels sur l'unité éventuelle du recueil, sur l'ordre de défilement des poèmes à adopter.
Nous ne savons même pas si nous avons récupéré tous les poèmes, si à part désormais pour "Dévotion" et "Démocratie" tous les manuscrits nous sont parvenus.
Bardel ne prend même pas la peine d'étayer l'idée que Rimbaud ait lui-même découpé les feuillets manuscrits, ait lui-même collé ensemble les deux parties de la transcription de "Génie". Tout est toujours évident d'avance pour lui sans que nous ayons à nous interroger. C'est vraisemblable, tout particulièrement de "Veillées" I et II, sauf qu'on procède comme si tout allait de soi, sans vérification, sans recul d'un instant pour être bien sûr de ses affirmations.
Et on retrouve le grand problème de la pétition de principe que rien ne justifie à propos du feuillet paginé 18 à l'encre contenant "Veillées" I et II, puisque Bardel affirme encore une fois ceci : "il remplace le feuillet 18 des vingt-quatre premiers feuillets déjà numérotés par ce bandeau auquel il attribue, directement à l'encre et dans un style inhabituel, le même numéro."
Bardel ne peut pas écrire cela, puisqu'il sait pertinemment, pour avoir référencé de tels articles, que des rimbaldiens comme Guyaux, moi-même David Ducoffre et Jacques Bienvenu ont contesté que nécessairement il y ait eu un feuillet 18 antérieur que celui qui nous est parvenu aurait remplacé et cette remarque vaut pour le feuillet 12. Et Bardel contourne une contestation imparable. Puisque Rimbaud a remplacé un feuillet initial pour créer la série "Veillées" en trois poèmes, que contenait le feuillet 18 initial ? Pourquoi a-t-il disparu ? Dans l'hypothèse d'un feuillet 18 initial, le feuillet 19 contenait bien le poème intitulé au singulier "Veillée". Si le feuillet initial avait contenu les mêmes textes, il suffisait de remanier le titre du feuillet 19 ou éventuellement de remanier les titres des feuillets 18 et 19. Bardel fait l'impasse sur un problème logique béant dans la thèse de Murphy qu'il défend. Rimbaud aurait remplacé des textes antérieurs d'un recueil paginé pour créer la suite "Veillées" au détriment donc de l'ordonnancement initial des 24 pages et comme le manuscrit originel supposé était nécessairement autonome dans cette forme d'analyse nous savons qu'aucun feuillet correspondant ne se retrouve au-delà des 24 pages, ni des pages 19 à 24. Ce problème vaut aussi pour le feuillet paginé 12.
Bardel et Murphy ne veulent pas croire à une pagination par à-coups de la part de la revue La Vogue avec une pagination des manuscrits d'un format différent directement à l'encre 12 et 18 par opposition au reste de la pagination au crayon. Bardel et Murphy mettent en avant une opinion, un traitement subjectif de l'information et ça pose un énorme d'approche scientifique des manuscrits.
Et vu le peu de textes de cette édition qui prétend apporter une réponse, on se retrouve donc avec une réponse non pas scientifique, mais de l'ordre de l'opinion flanquée d’œillères.
Bardel a beau être sincère. Il sait qu'on conteste son affirmation et de fait son affirmation n'est pas rigoureuse, il ne procède pas de manière scientifique.
Pour "Guerre", Bardel affirme que le chiffre romain II est de la main de Rimbaud. C'est possible et c'est assez cohérent avec ce qui ressort des manuscrits qui nous sont parvenus, mais ce n'est pas prouvé. Il manque une expertise que personne n'a jamais menée complètement à ce sujet.
Pour "Jeunesse" et le chiffre "IV" qui l'accompagne, Bardel ne précise pas si cela est écrit au crayon ou à l'encre, et si c'est à l'encre si c'est ou non dans la continuité des transcriptions de "Dimanche". Et il ne met pas cela en relation avec la mention au crayon du mot "Veillées" au pluriel à côté du poème "IV" de donc cette série "Jeunesse" flanquée de son propre chiffre romain "IV". Il y a pourtant le fac-similé de "Tu en es encore à la tentation d'Antoine..." dans ce volume. On aimerait bien avoir une explication.
Et c'est là qu'il faut entrer dans une autre considération critique capitale. Dans les deux pages d'avant-propos intitulés "Sur cette édition", les auteurs avertissent que leur ouvrage ne remplace pas les éditions du recueil et qu'il faut se reporter aux éditions habituelles pour des remarques sur "variantes, surcharges, ratures", etc. Les auteurs s'excusent en déclarant qu'il "n'était pas possible, dans le cadre restreint de cet album, de justifier de façon détaillée les choix effectués dans l'établissement des textes." Pourtant, à côté des photographies fac-similaires, il y a bien eu un établissement des textes en vis-à-vis. Et surtout il y a eu dans cet établissement des textes une prise en considération d'éléments considérés comme allographes. Pour "Après le Déluge", sur le manuscrit en regard, vous avez une attaque de texte "Aussitôt que..." et un passage biffé à l'encre, mais Bardel a fourni la transcription "Aussitôt après que..." On comprend que le mot biffé était "après", ce qui peut se deviner mieux en consultant l'agrandissement photographique du manuscrit à la page 12, sauf qu'il reste à justifier pourquoi Bardel rétablit la mention biffée "après". Il passe sont temps à nous expliquer que quasi tout est de Rimbaud sur les manuscrits : la pagination en 24 pages, les découpages, le collage pour "Génie", les traits de séparation, et puis sur quelque chose d'aussi important que l'établissement du texte du poème lui-même il fait comme s'il était évident que le mot biffé ne l'a pas été par Rimbaud, alors même que la mention ajouté au-dessus de la ligne "après" prouve que Rimbaud a pris en considération la leçon "Aussitôt que..." Il a pu ajouter la mention "après", puis finalement y renoncer et biffer le mot. Qu'est-ce qui dans l'enquête graphologique justifie de considérer que le mot "après" a été abusivement biffé par la revue La Vogue ?
Bardel ne justifie pas ce choix, il s'en excuse dans l'avant-propos, mais ce n'est pas légitime. L'objet même de son ouvrage est de militer pour dire que Rimbaud a organisé un recueil : par conséquent, Bardel doit préciser auprès de ses lecteurs que le débat sur les interventions allographes concernent aussi l'établissement du texte des poèmes. Les poèmes sont aussi importants en soi que l'ordre dans un recueil. Bardel corrige d'autorité le texte, à rebours de l'idée selon laquelle Rimbaud a fait des interventions pour préparer un recueil et pas un ensemble aléatoire. Le problème est béant ! Prenez le cas de "Vies". Bardel offre la transcription : "la main de la campagne sur mon épaule", alors que sur le manuscrit la mention "la main de la campagne sur mon épaule" est flanquée d'une correction au crayon, le premier "a" de "campagne" étant changé en "o"'. Bardel ne signale pas ce fait du manuscrit, ignore cette correction, ne précise pas que le "o" est transcrit au crayon, alors qu'une prétention de son ouvrage fac-similaire consiste à fournir des contrastes jusqu'aux couleurs pour qu'on puisse étudier minutieusement au mieux les indices manuscrits. Et comme Bardel attribue en général toutes les mentions au crayon des manuscrits à Rimbaud ; pagination, titre "Jeunesse" ou chiffres romains "I" et "IV", etc., pourquoi ne dit-il rien de la mention "Arthur Rimbaud" au crayon à la page 9, de la mention "Veillées" pour "Tu en es encore à la tentation d'Antoine..." et pourquoi pense-t-il que de temps en temps comme avec ce "o" sur le mot initial "campagne" l'intervention est nécessairement allographe ?
Bardel suit des traditions en présupposant qu'ils ne sont jamais trompés. L'habitude a force de loi.
Notons que le livre fac-similaire a d'autres défauts. Avec aussi peu de textes écrits par leurs auteurs, Bardel et Oriol, on est surpris par le nombre de coquilles, en particulier pour les deux pages intitulées "Sur cette édition". Je cite des exemples : "Les composants chimiques rajoutés pour fabriquer la couche du papier comportaient peu d'un azurant optique utilisé de nos jours pour le blanchir." On ne peut pas avoir dans la même "comportaient peu" et "utilisé de nos jours" à propos du même élément. Sur cette même page 13, sur la colonne de droite cette fois, Bardel énumère l'ordre suivi pour la transcription des poèmes, sauf qu'il oublie de mentionner les autres poèmes en prose que "Dévotion" et "Démocratie" des numéros 8 et 9 de la revue La Vogue. Au bas de cette colonne de droite de la page 13, nous avons un passage confus avec des groupes nominaux maladroitement coincés entre deux points :
 
   Le travail de transcription obéit à quatre règles. Le respect absolu de la ponctuation fantasque de Rimbaud, comme l'absence de points en fin de certaines phrases. La correction de nombreuses fautes d'orthographe caractérisées. Le respect des écarts orthographiques pouvant s'expliquer par l'usage de l'époque ainsi que par la recherche d'archaïsmes, de latinismes et d'anglicismes. Enfin, à l'adaptation à certaines normes contemporaines, l'accentuation de majuscules par exemple.
 
On ne comprend pas clairement l'articulation entre elles des deux "règles" contradictoires  de correction de l'orthographe et de non correction de l'orthographe, et vu que les fantaisies de la ponctuation sont conservées on ne comprend pas comment on peut en parallèle corriger l'orthographe de toute façon.
Bardel parle alors de quelques cas plus complexes pour l'établissement du texte : "Nocturne vulgaire" et "Jeunesse II Sonnet". Nous n'en traiterons pas dans le présent article. Je le ferai dans une étude des manuscrits en question.
Je ferai un sort à la préface de Steve Murphy et à sa bibliographie dans un article à part, vu que l'heure tourne et que le présent article est déjà pas mal conséquent. J'en profiterai alors pour étudier aussi la qualité des reproductions photographiques, sans quoi le compte rendu ne serait pas complet. A bientôt pour la deuxième partie !

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