Comme la plupart des écrits de Rimbaud, le récit du livre Une saison en enfer passe pour énigmatique et hermétique. Pourtant, il y a des réponses très claires qui se lovent dans des phrases très précises. Le drame, c'est que nous passons à côté.
Dans sa conception littéraire, le livre Une saison en enfer est une suite de feuillets que le poète a arraché à son carnet de damné précédé d'une introduction à considérer inévitablement comme écrite après-coup.
L'introduction tient en un texte sans titre que nous appellerons "prose liminaire".
Les alinéas de cette prose liminaire ne sont pas réellement compliqués à comprendre, mais c'est le discours critique universitaire lui-même qui a contribué à les rendre incompréhensibles.
Ils ont affirmé que Rimbaud ne parlait de pas de la charité comme vertu théologale, ils ont affirmé que Satan se récriait parce que le poète refusait l'inspiration de la charité ou bien qu'il se récriait parce que le poète pensait avoir rêvé.
Non !
Le poète s'est révolté contre la beauté, la justice et les idéaux chrétiens. A force de se révolter, il était mûr pour le trépas comme dit dans "Alchimie du verbe". Or, le poète a reculé devant la mort. Face à cela, la religion tente de le récupérer, d'autant qu'il semble intéressé par le souvenir du festin où tous les cœurs s'ouvraient les uns aux autres. Le poète rejette immédiatement comme une illusion pour dupes l'invitation à pratiquer la charité. Satan se récrie pour sa part contre le refus de la mort. La bouche même de Satan est remplie de son idée première : "Gagne la mort", à lire comme la formule retournée "perds la vie".
Les universitaires ont ajouté une autre opacité à cette prose liminaire en prétendant que le "dernier couac" est une allusion au coup de feu de Verlaine à Bruxelles et à la blessure au poignet de Rimbaud.
Il faut bien comprendre le problème d'obscurantisme d'une telle clef de lecture biographique.
Premièrement, elle détourne notre esprit de la logique interne de la prose liminaire qui dit clairement que "le dernier couac" est l'issue fatale pour celui qui s'ingénie à mordre la crosse des fusils... Nous ne sommes plus dans l'idée que le poète se conduit lui-même à la mort par son comportement. En introduisant la clef de lecture biographique, les lecteurs se représentent un accident qui fait réfléchir Rimbaud sur ses actes. La mort est alors présentée comme un fait étonnant qui impose à Rimbaud de se remettre en question. Le texte est pourtant limpide et clair : le "dernier couac" est le terme logique et prévisible d'une révolte qui s'en remet à la misère et à la haine et qui affronte les fléaux, la justice et la crosse des fusils.
Deuxièmement, en imposant une lecture biographique avec référence au drame de Bruxelles, les rimbaldiens escamotent tout le récit d'Une saison en enfer. Rimbaud va parler à plusieurs reprises de la mort dans son récit, et jamais il ne va préciser qu'il a failli se faire tuer par un compagnon. Plus nettement encore, dans le récit "L'Eclair", le poète va dire que "Maintenant, [il se] révolte contre la mort". Le poète s'est "armé contre la justice", en injuriant la beauté, etc. Et cela le conduisait à la mort. Le poète change d'idée et se révolte contre la mort, c'est ce qu'il formule dans "L'Eclair" et bien sûr dans la prose liminaire quand face au "dernier couac" il songe à une vie qui était un festin.
L'adverbe "maintenant" a du poids. Le poète n'est pas en train qu'il vient de prendre conscience qu'il peut mourir, il dit en toutes lettres que pendant longtemps l'idée de la mort ne le faisait pas reculer, ne lui était rien, mais cette fois non il prend la décision de vivre.
Les rimbaldiens vont faire mine qu'on ne leur apprend rien, qu'ils ont bien compris les phrases sur le "dernier couac" ou la "révolte contre la mort", sauf que non ils la mettent sur le même plan que la référence au coup de feu à Bruxelles. Ils interdisent à Une saison en enfer d'avoir son propre, c'est exactement cela de l'escamotage, ils font habilement disparaître le propos limpide et claire du livre de Rimbaud sous un biais biographique qu'ils assènent avec force.
C'est de la manipulation mentale, ni plus ni moins, mais une manipulation mentale dont ils n'ont pas eux-mêmes conscience, vu qu'ils sont obnubilés par la référence biographique. Il faut bien insister : "Maintenant, je me révolte contre la mort !" cela veut dire que le poète se révolte contre un état d'esprit au bout d'un certain mûrissement de la pensée. Cela n'a rien à voir avec la découverte que la relation avec Verlaine est dangereuse puisqu'il vient d'être révélé que Verlaine serait capable de tuer Rimbaud. On n'est pas dans des discours du même ordre. Les rimbaldiens font comme si la contradiction entre les deux discours n'existaient pas.
Il y a d'ailleurs un fort parallèle à faire entre la prose liminaire et "L'Eclair", puisque nous avons le parallèle : "ma vie était un festin" et "Ma vie est usée" qui accompagne celui entre "dernier couac" rejeté et révolte contre la mort.
Et, la phrase : "Maintenant, je me révolte contre la mort !" la plupart des lecteurs la consomment comme perdue dans les méandres de propos rimbaldiens qui semblent toujours passer du coq-à-l'âne, effectuer des revirements, hésiter, confronter des propos contradictoires insolubles, etc.
Non, cette phrase est une prise de décision qui va permettre au poète de sortir de l'enfer. Elle vient après le récit "L'Impossible" et elle précède le récit intitulé "Matin" où le poète dit "aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer". La mention "aujourd'hui" est à rapprocher de la mention "maintenant" de la prise de décision radicale exprimée dans "L'Eclair", et on peut aussi apprécier la nuance, la modalisation "je crois", que le poète prend soin de maintenir.
Les lecteurs se demandent s'ils n'ont pas manqué une phase quelque part. Pourquoi soudain Rimbaud dit qu'il en a fini avec l'enfer. A la toute fin de "L'Eclair", le poète déplore encore la perte de l'éternité.
En réalité, c'est la révolte contre la mort qui met fin à la relation infernale.
Cette révolte contre la mort ne signifie pas que le poète rentre dans le rang. La prose liminaire nous avertit clairement que l'appétit n'y est plus pour le festin ancien, au moyen du conditionnel et de la modalisation "peut-être" : "je reprendrais peut-être appétit", mais surtout du fait du rejet immédiat, sans appel : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Rimbaud refuse que la charité permette l'accès à un tel festin.
Donc, pour l'instant, vous avez un rejet de la mort qui est écrit en toutes lettres et qui permet de sortir de l'enfer. Cependant, vous devez vous dire que c'est trop simple et que de toute façon il y a d'autres aspects du "mauvais sang" et surtout toute une révolte contre la beauté, la justice, qui ne peuvent pas avoir leur réponse dans une alternative entre la vie et la mort.
Vous pensez à une troisième voie, mais vous ne percevez même pas clairement une troisième voie, parce que la troisième voie vous la présupposez nettement distincte des deux autres.
La révolte cesse sur certains points, le poète va demander pardon (mot significatif) de s'être nourri de mensonge, il va rentrer aux "splendides villes" alors que dans "Alchimie du verbe" il pense à accompagner les forces qui détruisent l'une d'entre elles, etc. Il sait aujourd'hui saluer la beauté également.
Malheureusement, sur la beauté, les rimbaldiens universitaires imposent encore une fois des idées qui gênent la vraie lecture du livre Une saison en enfer. Ils prétendent que la beauté est baudelairienne dans la Saison, alors qu'elle est clairement référencée au christianisme et à une société chrétienne au début de la prose liminaire. Puis, il y a un refus, en vérité très tendancieux, de la part des rimbaldiens, d'admettre la preuve apportée par le manuscrit correspondant à la fin d' "Alchimie du verbe". Le poète tient le même discours que dans le texte final, on peut observer de près les reprises de l'un à l'autre texte, notamment le "cela s'est passé." Le brouillon explicite clairement que le poète peut désormais saluer la beauté parce que finalement l'art n'est qu'une sottise. Rimbaud dit en toutes lettres que l'art est un jeu vain sur le brouillon. Il va de soi que le discours étant exactement le même dans le texte définitif le lecteur méritant est celui qui comprend l'implicite : "l'art est une sottise". Malheureusement, les rimbaldiens pérorent et affirment que le poète rend désormais hommage à la beauté, la salue comme un gladiateur romain dans l'arène salue César.
Ben non ! C'est évident que la fin de "Alchimie du verbe" sent le gros sel de l'ironie.
Le texte de "Adieu" le dit clairement : le poète ne croit plus aux pouvoirs surnaturels de l' "Alchimie du verbe", c'est pour cela qu'il peut désormais "saluer la beauté". Elle ne lui est plus rien, il n'a plus à s'énerver de ses insuffisances.
Et nous en arrivons à la question de la relation à autrui où une fois que vous aurez cerné ce que dit Rimbaud sur autrui vous serez peut-être à même de vous dire qu'effectivement Rimbaud n'est plus dans la foi du beau dont la beauté serait une figure décevante ou estimable.
Comme pour la mort, Rimbaud dit des choses très claires sur la relation aux autres. Et donc une fois que c'est bien pris en main, cela vous fait un niveau de lecture très claire de l'ensemble du livre Une saison en enfer, et l'intérêt, c'est que le discours sur autrui et le discours sur la révolte contre la mort vont vous faire toucher du doigt pourquoi vous êtes déboussolés par cette impression qu'il ne se passe rien de décisif dans Une saison en enfer qui justifie les propos rimbaldiens.
Rimbaud dans la prose liminaire pose le souvenir hypothétique d'un festin où s'ouvraient tous les cœurs. Et pourtant, en présence de la beauté, il s'est révolté. Alors, il y a une petite difficulté de lecture, parce que le "Un soir" suppose que d'abord il y a eu cette concorde du festin. Mais, vous êtes à même de comprendre que cet avant est déformé de manière extrême dans le souvenir.
En tout cas, il s'agit d'un souvenir d'entente entre les hommes.
Et lorsqu'il est près de mourir, le poète qui a une volonté de vivre se demande alors si tout compte fait le festin ce ne serait pas quelque chose de bien, et donc il y a une aspiration à vivre en harmonie avec les autres hommes, une aspiration à un "diapason des camarades" pour citer "Vies".
En se révoltant contre la beauté, contre la justice, le poète s'est révolté contre les cœurs, et contre l'amour, il s'en est remis à la misère et à la haine. Dans la prose liminaire, le rejet de la charité persiste, ce qui veut dire aussi qu'il n'est pas question d'un pardon chrétien pour s'être nourri de mensonge dans "Adieu".
Et justement, dans "Adieu", le poète recherche la main amie, mais il ne la trouve pas, et partant de ce constat d'échec, il rejoue quelque part la révolte contre la beauté et la justice, mais sur un mode mineur. Le poète se moque d'avoir des amis, donc il s'agit bien d'un mépris pour l'idée du festin où s'ouvraient tous les cœurs. Le mode est mineur parce qu'au lieu de s'armer, le poète va faire la satire des moeurs. On remarque que cela ressemble aussi quelque peu à ce que dit le poète dans "L'Eclair" juste avant d'affirmer que désormais il se révolte contre la mort.
Il faut être très attentif à ce qui est dit dans "L'Eclair". Le poète dit qu'il va feindre et fainéanter, et s'amuser en plaignant et en querellant les apparences du monde. Juste avant, le poète a dit ce qu'il pensait du monde, en évoquant les cadavres des méchants et des fainéants qui tombent sur le coeur des autres. Les fainéants sont des cadavres. Donc, il faut comprendre entre les lignes que le poète compte retenir quelque chose encore de l'action des méchants et des fainéants, mais il constate tout de même une valeur mortifère dans la fainéantise elle-même.
Le poète peut rire des "vieilles amours mensongères" sans être ce fainéant au sens plein du terme.
C'est cette évolution toute en nuances que raconte Une saison en enfer.
Mais, à la toute fin du récit "Adieu", ce qui se dévoile, c'est une absence totale de confiance dans le genre humain. Rimbaud dit qu'il n'y a aucune main amie et qu'il va pouvoir rire des autres avec leurs théories mensongères sur l'amour.
Et cela nous invite à revenir sur des phrases plutôt assénées par Rimbaud qui prennent tout leur sens en n'étant pas répudiées à la sortie de l'enfer, au bout de l'aventure vécue par le poète.
Dans "Nuit de l'enfer", sous l'effet du poison, le poète croit voir des "âmes honnêtes", des âmes donc qui participent des "vieilles amours mensongères" et le poète dit d'abord "qu'elles lui veulent du bien", avant de se rétracter : "jamais personne ne pense à autrui". Notons que cela tourne ensuite à une petite comédie de séduction que le poète justifie ainsi : "avec votre confiance seulement, je serai heureux." Et à la fin de ce récit, le poète avance encore cette formule décisive : "Ma faiblesse, la cruauté du monde !"
Rimbaud ne croyait pas aux autres et à la fin de "Adieu" il continue de marteler cette conviction. On peut penser du coup involontairement à la formuler sartrienne : "l'enfer, c'est les autres !" Mais ici Rimbaud formule l'idée qu'il peut sortir de l'enfer, même si la cruauté du monde persiste. C'est bien sûr cet état d'esprit qui explique que le retour à la charité chrétienne lui est impossible. Rimbaud ne croit pas au jeu de dupes de l'amour universel prôné par les discours religieux.
Enfin, je pense qu'inévitablement pour maints lecteurs cette défiance de Rimbaud dans le genre humain ne peut pas être un absolu sur lequel fonder une vie. Mais, il faut bien se rendre compte qu'on a voulu attendre du livre de Rimbaud un discours de mise au point de l'harmonie humaine. Rimbaud ne fait pas ça, il publie un livre où prime sa conviction, plus ou moins bien étayée par l'expérience, que l'amour entre les hommes n'est qu'une belle façade. Son souci a été d'accepter cette "cruauté du monde" et de l'accepter comme un fait contre lequel on ne peut rien pour pouvoir continuer à vivre soi-même.
Et ce n'est pas un discours littéraire anodin, puisque effectivement nous ne basculons pas dans l'élévation de colonnes superbes, avec un sens exaltant pour tous. L'heure est sévère et le gain de sens ne tient que sur le fil du rasoir. Rimbaud ne produit pas un récit qui enjolive, il crée un récit qui sidère avec une sorte d'apport sec sur la manière d'aborder les relations entre hommes comme un jeu de dupes entre gens assez mesquins et égoïstes. C'est clairement pas le discours moral édifiant de la littérature, c'est bien de l'ordre du "Je est un autre" où si l'homme est informe, il faut le prendre tel qu'il est.
Rimbaud n'a pas vraiment justifié par des analyses, des exemples les propos qu'il tient dans la Saison : "pas une main amie", "je suis seul", "personne ne pense jamais à autrui". Là encore, il faut bien comprendre que Rimbaud dit quelque chose d'intéressant en poète, mais qu'il y a de la complaisance d'individu tourmenté dans son message et on n'a pas affaire à une réflexion dialectique serrée.
Je ne vais pas dire avec quoi cet article fait un contraste rigolo, je garde quelques secrets. Mais, il y a 2e côté amusant à cet article. Aujourd'hui même, l'inénarrable A.B. (prononcez abbé) a mis en ligne un article stupéfiant qui confirme ce que j'ai annoncé sur son livre d'octobre "Rimbaud en tout clarté".
RépondreSupprimerA. B. a trouvé génial de commémorer les 25 ans de l'article de la revue Histoires littéraires où Murphy a déclaré la pagination autographe.
Et il veut se la jouer bras de fer et releveur de gant, il me cite dans cet article, sauf qu'il cite en passant, puis il affirme gaiement qu'il a bien travaillé à ruiner tout ça.
Heu ? Comment dire ?
Où est la réfutation de l'analyse des procédés pour souligner les titres, pour placer la signature "Arthur Rimbaud", pour souligner les numéros des pages en fonction de la préparation des numéros 5 et 6 de ma revue La Vogue où parurent les poèmes en prose ?
A.B. pour donner le change cite aussi une conférence de Guyaux, du persiflage bien évidemment, vu la convergence et les critiques maintes fois formulées et acerbes. Mais A.B. critique aussi Murat qui ne défend pas la pagination rimbaldienne dans le Dictionnaire Rimbaud.
Heu ? C'est pas plutôt que Murat a cessé de croire à l'article de Murphy à cause des deux articles de Bienvenu sur son blog, article où je suis cité pour un argument qui n'est pas de peu de poids ?
Au fait, dans la commémoration, dans la bibliographie, il faut mettre les oeuvres de Rimbaud en édition philologique, tomes 1, 2 et 4. Ahahahah ! Pourquoi sur 25 ans le génie s'est tu et même complètement tari ? Ahahaha !
J'imagine que pour que A.B. écrive de pareils trucs, c'est qu'en privé des rimbaldiens surdoués le cautionnent. Ahahahaha!
Au passage, la continuité de "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" a vient de moi au sujet des manuscrits des Illuminations...
Et donc l'article ci-dessus, ce qui est son deuxième grand effet amusant, c'est que le seul livre de Rimbaud où les textes sont distribués dans un ordre qui a du sens, c'est moi qui arrive à le commenter.
Mais A.B. Lui il arrive à commenter l'ordre des poèmes en prose non paginés par lui et pas jusqu'à la fin. Mais bien sûr. Ahahaha!
Puis, au niveau déni de réalité, vous faites forts : refus de la coquille "autel", refus du déchiffrement manuscrit de L'Homme juste, refus des démentis sur recueil Demeny, dossier Verlaine, Illuminations, refus de plusieurs lectures, revus de la signature PV sur l'enfant qui ramassa les balles, refus de cohérence sur la prose liminaire de la saison.
Mais à quel moment vous vous posez des questions sur la systématicité de votre déni ?
Ahahaha !