samedi 9 janvier 2021

Oraison du soir : les TROIS (et non deux !) versions connues, ses sources dans Philoméla et l'Album zutique

Deux versions manuscrites du poème "Oraison du soir" nous sont parvenues, mais il n'est pas impossible que nous en connaissions trois versions distinctes et non deux ainsi que semble l'établir l'édition philologique Œuvres complètes I Poésies de Steve Murphy chez Honoré Champion en 1999.
La première version connue est celle qui a été imprimée au sein de la série Les Poètes maudits de Verlaine dans la revue Lutèce, en octobre 1883. Je place toutefois entre crochets les variations de ponctuation dans les deux établissements du texte de 1884 et 1888, un commentaire suivra la citation :

                                 ORAISON DU SOIR

Je vis assis tel qu'un Ange aux mains d'un barbier, [./,]
Empoignant une chope à fortes cannelures,
L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, sous l'air gonflé d'impalpables voilures.

Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier, [, / ]
Mille rêves en moi font de douces brûlures, [;/;]
Puis par instants mon cœur triste est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jaune et sombre des coulures.

Puis quand j'ai ravalé mes rêves avec soin,
Je me tourne [,/,] ayant bu trente ou quarante chopes [,/,]
Et me recueille pour lâcher l'âcre besoin.

Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,
Je pisse vers les cieux bruns très haut et très loin,
Avec l'assentiment des grands héliotropes.

A une exception près, les variations ne concernent que les fins de vers. Pour le premier vers, la variante du point est une aberration lors d'une publication intermédiaire. La virgule est correctement rétablie en 1888. Pour le vers 5, le fait est plus troublant. L'ajout de la virgule dans la plaquette de 1884 est pertinente, mais elle disparaît à nouveau en 1888. Le texte imprimé en 1883 invite à penser que cette fin de vers n'était pas ponctuée. Pour la plaquette de 1888, plusieurs hypothèses sont envisageables. La plaquette de 1888 a pu prendre appui sur l'édition en revue d'octobre 1883 et non sur la plaquette de 1884, mais cela semble une démarche peu naturelle. La plaquette est plus commode à consulter que le numéro de la revue Lutèce. Quant à penser que la plaquette de 1888 se fonde soit sur une relecture du manuscrit, cela ferait à nouveau primer l'idée que le manuscrit était lacunaire en fait de virgules. Toutefois, pour le vers 6, cette fois, la plaquette de 1888 opte pour le point-virgule comme la version de 1884 et ce sera la même chose pour deux virgules au vers 10.
Selon nous, le manuscrit utilisé était faiblement ponctué. Nous pensons que le texte imprimé dans la revue en octobre 1883 est le plus fidèle au manuscrit avec par conséquent deux signes de ponctuation en moins pour le vers 10. Pour le second quatrain, nous pensons que la fin du vers 5 n'était pas ponctuée non plus, ce qui explique que la plaquette de 1888 n'ait pas retenu la virgule ajoutée en 1884. Une difficulté réside pour le vers 6. Le texte original n'offre qu'une virgule, les deux plaquettes optent pour le point-virgule. Comme l'atteste le vers 10, la plaquette de 1888 a tenu compte des propositions de 1884, mais elle tendait à revenir au manuscrit. Le point-virgule est pertinent dans la mesure où nous passons d'une proposition phrastique (vers 5-6) à une autre (vers 7-8). Il est probable que le manuscrit ait été mal déchiffré en octobre 1883.
Restons tout de même conscient que le texte d'octobre 1883 semble bien le reflet d'un manuscrit très faiblement ponctué, puisque sur les trois versions des Poètes maudits, d'autres passages n'ont jamais été augmentés de la moindre virgule : "Puis par instants mon cœur..." et "Puis quand j'ai ravalé..." A deux reprises, aucune virgule après le mot invariable "Puis". Et la locution "par instants" est elle aussi non accompagnée de virgules. Pas de virgule non plus devant la comparaison au vers 1, mais cette fois cela n'est pas problématique pour la norme. Pas de virgule non plus au vers 11 : "Et me recueille pour lâcher l'âcre besoin", ni au vers 13 après "bruns".
Or, au vingtième siècle, un manuscrit du sonnet a été retrouvé qui correspond au mot près à la transcription dans la revue Lutèce. Dans son édition philologique de 1999, Steve Murphy affirme que c'est le manuscrit qui a été utilisé par la revue Lutèce en octobre 1883. Je ne vais pas commenter tout ce qui, dans la construction de l'étude, nous invite à le croire de manière biaisée, mais je cite ce passage significatif (page 570) :
[...] Le manuscrit a été retrouvé à Bordeaux par J. Mouquet [...]. Le texte des Poètes maudits ne correspond pas absolument au manuscrit : [...]
Ce manuscrit vient des affaires conservées du poète Léon Valade et il est désormais conservé à la Bibliothèque municipale de Bordeaux. Mais pourquoi prétendre que c'est ce manuscrit-là précisément qui a été utilisé par Verlaine et la revue Lutèce ? Léon Valade est décédé en juin 1884. Or, le texte du sonnet a été remanié en 1888, tantôt dans le sens de l'édition originale en revue en octobre 1883, tantôt dans le sens de l'édition en plaquette de 1884. Si, en 1888, ils ont eu accès au manuscrit, il auraient pris ensuite la peine de le rendre à la famille du défunt. C'est déjà un peu suspect. S'ils n'ont pas eu accès au manuscrit, pourquoi ce compromis entre la version de 1883 et celle de 1884 dans le nouvel établissement du texte ? Evidemment, on peut répondre que le manuscrit autographe possédé par Léon Valade a été fidèlement recopié par Verlaine avant d'être rendu, sauf que cette copie de 1883 par Verlaine ne nous est jamais parvenue. Cependant, deux autres objections fragilisent l'idée que Verlaine ait eu accès au manuscrit de Léon Valade. Premièrement, en 1883, Verlaine a publié plusieurs poèmes inédits de Rimbaud : "Voyelles", "Oraison du soir", "Les Assis", "Les Effarés" (avec une présentation sur la page en sizains et non en tercets), "Les Chercheuses de poux", "Le Bateau ivre", et Verlaine a également publié quatre vers des "Premières communions" et sept de "Paris se repeuple". Plus tard, Verlaine publiera une version de "Tête de faune" et une version du "Cœur volé". Or, les manuscrits utilisés n'ont jamais refait surface. Rien ne prouve que le manuscrit de "Voyelles" utilisé en 1883 était celui d'Emile Blémont révélé au vingtième siècle. Les manuscrits de deux versions de "Paris se repeuple" n'ont jamais refait surface. Les manuscrits utilisés pour "Les Assis", "Le Bateau ivre", "Les Effarés", "Tête de faune" et "Les Chercheuses de poux" n'ont jamais été retrouvés. Une disparition d'un manuscrit de "Poison perdu" est également envisageable. Plusieurs manuscrits des "Premières communions" nous sont parvenus, mais personne n'a prétendu que nous possédions celui que Verlaine avait entre les mains en 1883 et qui servira à établir la première édition de ce poème ultérieurement. Une version du "Cœur volé" en deux triolets existe, mais n'a jamais été étudiée de près : cheminement du document après sa publication par Verlaine, origine de sa possession par Verlaine. Les sonnets "Voyelles" et "Oraison du soir" feraient figure d'exception en provenant l'un d'Emile Blémont et l'autre de Léon Valade. Mais, est-ce fiable ? Les manuscrits autographes des deux sonnets ne correspondent pas pleinement aux versions publiées en octobre 1883 : variantes significatives dans la ponctuation, variantes dans les majuscules ("suprême" au lieu de "Suprême" / "rêves" au lieu de "Rêves"). Dans le cas de "Voyelles", la coquille "bombillent" n'apparaît que dans les plaquettes de 1884 et de 1888, mais le texte d'octobre 1883 offre bien la leçon "bombinent". Le mot était inconnu et le texte ne pouvait pas être confrontée à une autre occurrence des "Mains de Jeanne-Marie", poème inconnu à l'époque. Cependant, le texte de 1883 offrait une variante de la copie par Verlaine retrouvée au vingtième siècle : "plein de strideurs étranges", et pas le texte même de la copie autographe "plein des strideurs". Il faut donc minimiser une différence de majuscule, une variante de préposition et plusieurs signes de ponctuation pour soutenir que le manuscrit autographe connu de "Voyelles" est le support de l'édition originale du sonnet en 1883. Il ne reste plus alors qu'à traiter le cas du poème "Oraison du soir". Or, j'ai annoncé deux objections. La première, c'est que nous n'avons pas retrouvé les manuscrits utilisés par Verlaine à l'époque pour publier les autres poèmes. La deuxième objection va porter sur le problème de la ponctuation étonnamment faible de l'édition originale de 1883 du sonnet "Oraison du soir". Je vais citer donc le texte de Léon Valade, et puis je ferai la remarque décisive qui s'impose :

                              Oraison du soir

Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier,
Empoignant une chope à forte cannelures,
L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, sous l'air gonflé d'impalpables voilures.

Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier,
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis par instants mon cœur triste est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.

Puis, quand j'ai ravalé mes rêves avec soin,
Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,
Et me recueille, pour lâcher l'âcre besoin :

Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,
Je pisse vers les cieux bruns très haut et très loin,
Avec l'assentiment des grands héliotropes.

On se rappelle que la plaquette de 1884 avait révisé la ponctuation de la version de 1883, et la version de 1888 a elle-même conservé quelques-unes de ces modifications. On pourrait se dire que le support était bien le manuscrit autographe retrouvé dans les affaires de Léon Valade. Par exemple, au vers 6, le texte d'octobre 1883 n'avait identifié qu'une virgule, tandis que les plaquettes de 1884 et 1888 imposèrent un point-virgule qui se rapproche du double point de la copie autographe. Toutefois, le manuscrit autographe connu ne donne pas l'impression qu'on peut confondre le point du bas avec une virgule, et surtout le point du haut est aussi gros, aussi appuyé, que celui du bas. Les virgules à d'autres endroits sont très nets et n'avaient aucune raison de manquer sur le texte imprimé de 1883. Cela est particulièrement évident pour le vers 10, puis l'expression "Je me tourne" est raturée, mais la virgule est nettement détachée et bien visible ensuite.
De 1883 à 1888, jamais une virgule ne sera ajoutée pour la séquence "Puis, quand..." alors qu'elle s'impose si naturellement à l'esprit et alors qu'on prétend que c'est bien le manuscrit de Léon Valade qui fut entre leurs mains, et même qu'ils l'utilisèrent lors des remaniements du sonnet. De 1883 à 1888, jamais une virgule ne sera ajoutée après la mention "assis" au début du vers 1. De 1883 à 1888, jamais une virgule ne sera ajoutée au vers 11 : "Et me recueille pour lâcher..." De 1883 à 1888, jamais la fin du premier tercet ne sera autre chose qu'un point simple, alors que le manuscrit offre un double point bien visible. Enfin, pour la fin du vers 5, la plaquette de 1888 supprimait une virgule qui figure sur le manuscrit bordelais comme sur les deux premières versions imprimées. Dans le meilleur des cas, lors des remaniements pour les plaquettes de 1884 et de 1888, les éditeurs n'eurent plus accès du tout au manuscrit, mais tous ces indices invitent à fermement penser que c'est un autre manuscrit avec de légères variantes de ponctuation qui fut utilisé en octobre 1883 même.
Je parie que tous les manuscrits utilisés, fût-ce partiellement, pour citer des poèmes de Rimbaud dans Les Poètes maudits furent réunis en un dossier jusqu'en 1995-1996, et qu'après la mort de Verlaine ils étaient en la possession de Vanier, suite à son édition dite des Poésies complètes d'Arthur Rimbaud de 1895 et que c'est par la suite qu'ils ont disparu, parce que Vanier a dû les vendre ou les laisser à un collectionneur inconnu. Qu'a-t-il pu arriver ensuite à un tel ensemble de manuscrits ? Je l'ignore. Mais le manuscrit de Léon Valade n'est pas celui utilisé. Notons encore que sur le manuscrit conservé à Bordeaux la majuscule à la première des deux occurrences du nom "Rêves" est bien caractérisée en tant que telle. Il n'était pas possible de confondre avec la forme de la lettre "r" en minuscule. Le problème inverse se poserait plutôt pour le "s" de "soir" dans le titre, car le manuscrit bordelais peut donner envie de transcrire ce titre avec une majuscule en plus : "Oraison du Soir", bien que, dans sa transcription philologique, Steve Murphy ait opté pour le "s" minuscule. Il est vrai qu'il est difficile de trancher sans enquête approfondie.
En tout cas, le manuscrit autographe et la copie de Verlaine révélée au vingtième siècle permettent tout de même d'identifier une coquille de l'édition originale de 1883. On peut parier que le manuscrit utilisé comportait la leçon "or jeune" mal déchiffrée en "or jaune" pour la transcription dans la revue Lutèce.
Si vous avez tout ce qui précède barbant, retenez donc déjà ceci : à moins de malchance avec notamment les désastres des deux guerres mondiales, il doit y avoir un collectionneur qui possède et sait qu'il possède un beau lot de manuscrits rimbaldiens, ceux utilisés pour Les Poètes maudits et pour quelques publications ultérieures et pour l'édition Vanier des Poésies complètes de Rimbaud en 1895.
Citons enfin la version recopiée par Verlaine, celle qui figurait dans la suite paginée remise à Forain, ce qui invite à penser que cette version a été recopiée autour du mois de mars 1872 :
                                
                      Oraison du soir

Je vis assis, tel qu'un Ange aux mains d'un barbier,
Empoignant une chope à fortes cannelures,
L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, sous les cieux gros d'impalpables voilures,

Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis, par instants, mon cœur tendre est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.

Et, quand j'ai ravalé mes Rêves avec soin,
Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,
Et me recueille pour lâcher l'âcre besoin :

Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes
Je pisse vers les cieux bruns très-haut et très-loin,
- Avec l'assentiment des grands héliotropes.
La quantité de majuscules progresse : "Anges" et cette non pas une seule, mais les deux occurrences de "Rêves". Pour la ponctuation, la version de Verlaine est nettement plus proche du manuscrit bordelais que de la version imprimée en 1883, mais parmi les exceptions le cas des vers 4 et 5 est troublant et significatif. Pour la fin du vers 4, la virgule de Verlaine est un peu incongrue. J'ai même envie de poser la question suivante : ce n'est pas plutôt un point qui figure sur le manuscrit de la main de Verlaine. Je consulte des versions miniatures sur internet, ce qui fait que j'ai du mal à trancher dans l'instant. En revanche, l'absence de virgule à la fin du vers 5 est remarquable, puisque la virgule figurait sur les versions imprimées de 1883 et 1884, mais a été supprimée de la version de 1888. On peut prétendre que l'absence de virgule en 1888 n'est pas un fait exprès, que c'est une coquille, mais la coïncidence avec la copie de Verlaine est difficile à assumer en ce cas. Sans consultation d'un manuscrit, il ne vient à l'idée de personne de supprimer une telle virgule à la fin du vers 5. Et si, en 1888, un manuscrit a été consulté pour la fin du vers 5, il l'a été aussi pour l'ensemble du poème. Notons bien que sur la copie de la main de Verlaine la virgule après "recueille" manque à nouveau, comme sur les versions des Poètes maudits, alors qu'elle est bien présente sur le manuscrit autographe connu. Il devient de plus en plus sensible que le manuscrit du sonnet "Oraison du soir" utilisé pour Les Poètes maudits a été consulté en 1883 et 1888 à tout le moins, sans doute aussi en 1884. Il faudrait étudier l'établissement du texte par Vanier en 1895, peut-être d'autres encore...
Est-ce Verlaine lui-même qui a ajouté à la manière de Baudelaire des tirets aux vers 13 : "très-haut" et "très-loin". Il faudrait étudier les habitudes de Rimbaud à ce sujet. Mais, autant la copie de la main de Verlaine se rapproche pour la ponctuation du manuscrit bordelais, autant la version imprimée en 1883, abstraction faite de la coquille "or jaune" pour "or jeune", est plus proche de la leçon autographe remise à Valade. Il se dessine l'idée suivante : bien que l'affaiblissement de la ponctuation puisse caractériser des manuscrits tardifs de vers seconde manière, le manuscrit faiblement ponctué utilisé pour l'impression en octobre 1883 est la plus ancienne leçon connue du poème et la version de Valade la deuxième plus ancienne connue. Une autre possibilité peut être envisagée : le manuscrit autographe remis à Léon Valade serait la plus ancienne version connue, et la version imprimée en 1883 lui succéderait mais avec une transcription hâtive et négligée en fait de ponctuation. En revanche, la version recopiée par Verlaine serait la version la plus récente et la plus aboutie. Le cas est inverse de celui de "Voyelles". Dans le cas du sonnet "Voyelles", nous passons de la copie faite par Verlaine au manuscrit autographe détenu par Blémont à une version plus soignée du texte avec élimination d'une répétition peu heureuse d'un vers à l'autre : "frissons" aux vers 5 et 6 de la copie de Verlaine, et dans le même mouvement nous voyons augmenter les mentions de mots avec une majuscule à l'initiale. Dans le cas du sonnet "Oraison du soir", la configuration est inverse. C'est la copie de Verlaine et non la transcription autographe connue qui évite la reprise malheureuse de "Puis" en attaque des vers 6 et 8. La version imprimée de 1883 et le manuscrit borderlais offrent les leçons : "Puis par instants..." et "Puis[,] quand j'ai ravalé..." La copie de la main de Verlaine ajoute les indispensables virgules autour de la locution "par instants", mais surtout la conjonction "Et" remplace la seconde occurrence de l'adverbe "Puis" : "Puis, par instants,..." / "Et, quand j'ai ravalé..." La copie de Verlaine comporte d'autres améliorations sensibles. Au lieu du très littéraire et parnassien : "sous l'air gonflé d'impalpables voilures", l'expression autrement plus vive et plus originale en poésie littéraire : "sous les cieux gros d'impalpables voilures". Enfin, au lieu de la leçon "mon cœur triste" qui avait l'apparence nette d'une citation du poème "Le Cœur volé", l'expression plus nuancée, plus subtile et plus fine : "mon cœur tendre" qui motive mieux la comparaison avec un "aubier" qui suit. Notons une évolution dans le même sens au sujet du "Cœur volé" puisque la version en deux triolets de Verlaine adopte la leçon "Mon pauvre cœur" en renonçant à celle "Mon triste cœur" des trois manuscrits en trois triolets bien connus. Pour une édition des poésies de Rimbaud n'offrant qu'une version de chaque poème, il s'agit ici de considérer que la meilleure version de "Voyelles" est celle remise à Emile Blémont, tandis que la meilleure version du sonnet "Oraison du soir" sera, en revanche, la copie faite par Verlaine dans la suite paginée remise à Forain. Au passage, si j'ai parlé de l'augmentation des majuscules dans le manuscrit de "Voyelles" de Blémont et dans la copie du sonnet "Oraison du soir" par Verlaine, je relève que la mention "Ange" en milieu de premier vers dans la transcription de Verlaine est concernée, tandis que la mention "Anges" a toujours été flanquée d'une majuscule à la rime de l'une quelconque des versions connues du sonnet "Voyelles".
Cette idée contrevient un peu à notre tendance naturelle à considérer que les transcriptions remises à Blémont et à Valade sont sur un même plan opposable à l'ensemble du dossier constitué par Verlaine. Je plaide ici une conception différente. Les manuscrits n'ont pas nécessairement été remis au même moment, au même instant, aux poètes Emile Blémont et Léon Valade. Rimbaud peut très bien, comme je le pense, avoir remis son manuscrit autographe du sonnet "Oraison du soir" à Léon Valade avant la confection de la suite paginée par Verlaine, et il peut avoir remis à Blémont une copie du sonnet "Voyelles" à Blémont après la confection de la suite paginée remise à Forain. Le nom de Blémont a tendance à imposer l'idée que le sonnet "Voyelles" a été remis à Blémont à des fins de publication dans la revue La Renaissance littéraire et artistique. Que ce soit en même temps ou pas, Rimbaud a remis un manuscrit du poème "Les Corbeaux", bien évidemment longtemps avant sa publication en septembre 1872. Et c'est un fait que "Voyelles" et "Les Corbeaux" font partie des rares poèmes de Rimbaud qui pouvaient être publiés dans la revue. Le poème "Le Bateau ivre" était publiable, mais il était trop révolutionnaire pour s'annoncer. Le poème "Les Effarés" n'était pas si aisément publiable. Quant aux poèmes "Oraison du soir" et "Les Assis", cela était inenvisageable. Pour les césures, le public n'était pas prêt pour "Tête de faune" et les poèmes "nouvelle manière". On peut penser que le manuscrit remis à Blémont est un remaniement tardif du sonnet "Voyelles", un remaniement de mars-avril 1872, quand Rimbaud est éloigné de Verlaine. Il aurait été remis à Blémont soit par courrier, soit en mains propres au début du mois de mai 1872, à des fins de publication dans la revue La Renaissance littéraire et artistique, mais cela n'est qu'une hypothèse. L'important, c'est qu'on sent qu'il s'agit d'une version tardivement établie et que cela conforte l'idée que le sonnet "Voyelles" a dû être composé en février-mars 1872 et amélioré en mars-avril-mai. En revanche, le sonnet "Oraison du soir" serait plus ancien et c'est ce qui expliquerait que la version du dossier paginé par Verlaine soit la plus aboutie.
Et, s'il est plus ancien, comment mieux le plaider qu'en le rapprochant des contributions d'octobre et de novembre 1871 dans l'Album zutique.
Le poème "Oraison du soir" est provocateur au plan métrique. Les tercets adoptent une organisation sur deux rimes en trois modules AB. C'est la construction des phrases qui sauvent l'unité des tercets, mais au plan de l'organisation des rimes nous avons un conflit entre ce plan binaire visible par la présentation typographique et cette modulation ternaire AB. Rimbaud s'inspire du recueil Philoméla de Catulle Mendès. Dans ce recueil de 1863, Mendès imitait les tercets des sonnets de Pétrarque et multipliait les tercets rimés en ABA BAB. Mais, les quatrains sont eux-mêmes composés de rimes croisées et donc de modules AB. Il y a simplement une différence de rimes qui fait que la formule d'ensemble sera notée en général ABAB ABAB CDC DCD. Mais il faut bien voir qu'il y a un effet de brouillage entre une suite de quatre modules AB et une suite de trois modules CD.
Etudions de plus près les compositions de Mendès. Dans le recueil Philoméla, après un ensemble de compositions variées, nous avons une série de vingt-et-un sonnets. Le premier sonnet "Calonice" joue d'emblée sur la structure des rimes à la Pétrarque dans les tercets, formule alors inédite à ma connaissance en français. Mais les quatrains adoptent les rimes embrassées, non pas les rimes croisées. En revanche, le sonnet est tout entier en rimes féminines, alors que le sonnet de Rimbaud commence par un mot de rime masculine ("barbier") et se clôt donc nécessairement sur une cadence féminine ("héliotropes"). Toutefois, ce premier sonnet a une autre singularité, une provocation maximale. Le lecteur croise les rimes au fur et à mesure dans les tercets CD, CD, C et...

                Calonice

Sur la grande galère à quatre rangs de rames,
Calonice ramène une fille d'Asie
Qui, nue et frissonnante et belle, s'extasie
De fouler des tapis de pourpre aux rouges trames.

"Ô vierge, dit la Grecque, entre toutes choisie
Pour apaiser mon cœur percé de mille lames,
Tu connaîtras le sens des longs épithalames
Et de mon amitié la chaste hypocrisie !"

Dans l'air, à ce moment, on vit deux hirondelles
Caresser les cheveux épars des fiancées,
Et la brise chantait : Hyménée ! autour d'elles.

Mais la lune baisa les vagues balancées,
Et tu parus, le front couronné d'asphodèles,
Ô nuit, ô blanche nuit, ô nuit mystérieuse !

Le dernier vers ne rime avec aucun autre et pourtant plus aucun mot-rime n'était en attente. C'est normal : une rime est étendue à un troisième vers, ce qui permet d'avoir un nombre impair de vers qui tous riment. La provocation est maximale.
Rimbaud s'est-il inspiré de "Calonice" pour composer "Oraison du soir". Les rimes ne sont pas les mêmes, mais il est possible d'effectuer quelques rapprochements au plan du sujet. Nous pouvons songer à rapprocher le vers 6 de "Calonice" : "Pour apaiser mon cœur percé de mille lames," du vers 7 de "Oraison du soir" : "Puis par instants mon cœur triste [variante : tendre] est comme un aubier". L'expression "sous l'air gonflé d'impalpables voilures" à la rime au vers 4 chez Rimbaud peut être rapprochée de la "grande galère à quatre rangs de rames" et du complément "Dans l'air" au vers 1 et au premier vers des tercets du sonnet de Mendès. Les "hirondelles" peuvent être opposées à l'idée des "excréments chauds d'un vieux colombier". Les quatrains peuvent s'opposer de la même manière dans les deux sonnets. Dans "Calonice", la "fille d'Asie" se réjouit de sa captivité, mais la Grecque lui fait sentir quelques vérités troubles. Les tercets peuvent se comparer également : la prière du poète qui pisse vers les cieux peut facilement faire cortège à la triple interjection finale du sonnet mendésien. L'idée de brise vire enfin au scatologique dans le poème de Rimbaud.
En tout cas, si on veut trouver tous ces rapprochements gratuits, il faut préciser que ce dernier vers qui ne rime avec aucun dans "Calonice" a beaucoup amusé Verlaine. Le 14 juillet 1871, Verlaine envoie à Léon Valade une lettre importante pour l'histoire de l'Album zutique. Verlaine y persifle Anatole France et François Coppée assimilés à de mauvais poètes latins, Codrus ou Maevius.  Il persifle aussi Albert Mérat et Armand Silvestre, deux des première cibles de l'Album zutique. Dans le post scriptum, Verlaine précise à Valade qu'il a envoyé précédemment une parodie de José-Maria de Heredia à Blémont et il lui envoie deux dizains enchaînés à la manière des Promenades et intérieurs de François Coppée dont une deuxième série vient d'être publiée dans Le Monde illustré, au début du mois de juillet. Les deux dizains sont enchaînés à l'aide d'une numérotation factice en chiffres romains LXII et LXIII et à l'aide également de lignes de pointillés pour les réunir et les isoler comme une sorte de fragment, avec l'idée subtile d'un nombre LXIV devant la ligne de pointillés, comme si le manuscrit avait été mal découpé et laissé deviner un dizain à la suite. Rimbaud imitera le principe des dizains enchaînés au début de l'Album zutique au recto du feuillet 3 avec "J'occupais un wagon..." et "Je préfère sans doute...". Or, Verlaine a reporté dans l'Album zutique les deux dizains envoyés le 14 juillet à Valade, mais sans le principe comique d'enchaînement. Rimbaud a donc dû lire un manuscrit inconnu, sinon la lettre même envoyée à Valade. Or, à la suite des deux dizains, Verlaine envoie encore une parodie du recueil Les Princesses de Banville intitulée "Bérénice". Le nom "Bérénice" peut rimer avec le nom "Calonice", et cela est d'autant plus sensible que le sonnet de Verlaine est tout en rimes féminines lui aussi. Quelques poèmes des Améthystes de Banville en 1861 ne respectaient pas l'alternance des rimes féminines et masculines. Le premier poème "Les Baisers" est tout en rimes masculines en particulier. Le sonnet de Mendès en 1863 est l'une des premières répliques aux Améthystes de Banville, mais le recueil Les Princesses respecte les alternances des rimes. Verlaine fait donc allusion à "Calonice" derrière la parodie de Banville. Voici la version du sonnet que Verlaine a envoyé à Valade le 14 juillet 1871 :

           Bérénice

Sa tête fine dans sa main toute petite,
Elle écoute le chant des cascades lointaines
Et dans la plainte langoureuse des fontaines
Perçoit comme un écho béni du nom de Tite.

Elle a fermé ses yeux divins de clématite
Pour bien leur peindre, au cœur des batailles hautaines,
Son doux héros, le mieux aimant des capitaines,
Et, Juive, elle se sent au pouvoir d'Aphrodite.

Alors un grand souci la prend d'être amoureuse :
Car dans Rome une loi bannit, barbare, affreuse,
Du trône impérial toute femme étrangère.

Et, sous le noir chagrin dont sanglote son âme
Entre les bras de sa servante la plus chère
La Reine, hélas ! défaille et tendrement se pâme !
Avec peut-être une allusion aux origines de Mendès, l'idée de la Juive "au pouvoir d'Aphrodite" reprend quelque peu l'idée de la "fille d'Asie" déniaisée par les propos de la femme "Grecque". La mention du "cœur" apparaît encore une fois au second quatrain, et au vers 6 comme dans le sonnet "Calonice". On observe aussi que si le premier vers a une césure provocatrice sur la préposition "dans", le vers 3 offre un remarquable enjambement de mot, phénomène rare dans la poésie publiée jusqu'alors par Verlaine, malgré "Et la tigresse épouvantable d'Hyrcanie" relevée par Rimbaud. La césure vient après la première syllabe de "langoureuse". Banville a joué un rôle dans le développement des enjambements de mot avec l'exemple de 1861 du poème "La Reine Ophale" : "Où je filais pensivement la blanche laine". L'adverbe "pensivement" fait songer à l'adverbe "langoureusement", mias Verlaine passe à un degré supérieur dans la provocation "lan+goureuse". Notons que, dans Philoméla, Mendès a rapidement emboîté le pas à Banville avec une césure au milieu de la forme verbale "terrassé" (à quoi ajouter une césure sur la forme "jusqu'à" que Verlaine reprendra dans Romances sans paroles, alors que Victor Hugo pratiquait la césure après la forme complète "jusqu'à" dans ses Châtiments en 1853, tandis que Rimbaud déplacera la difficulté dans "Le Bateau ivre" avec l'amalgame : "lorsqu'à travers" où la césure est après le "à").
Toutefois, dans cette version envoyée à Valade, les tercets sont sur trois rimes et ne semblent ne pas mériter une comparaison avec le sonnet "Calonice". Avant d'administrer la preuve finale que le sonnet "Calonice" est bien ciblé dans ce sonnet "Bérénice", précisons que la première rime des tercets du sonnet de Verlaine couple "amoureuse" et "affreuse", deux mots qui contrastent l'un par rapport à l'autre, mais deux mots qui rimeraient avec "mystérieuse", le dernier mot sans rime du sonnet "Calonice". La rime finale "âme"::"se pâme" fait pour sa part écho à la quadruple rime en "-ame" du sonnet "Calonice" où il était d'autant plus tentant d'entendre l'écho fantôme du mot "âme" que dans le sonnet tout en rimes féminines comportait une rime en "-elles" pour trois vers des tercets, une rime en "-elles" comme on en a une dans quatre vers des quatrains de "Voyelles".
Mais la preuve tombe avec le remaniement du poème par Verlaine. Le 27 juillet, Verlaine envoie une nouvelle lettre à Emile Blémont. Celui-ci avait eu la primeur d'une parodie de "J. M. de Hérédia", un sonnet "Retour de Naples", le jeudi 13 juillet. Verlaine avait invité Valade à essayer de consulter ce sonnet envoyé à Blémont. Et donc le 27 juillet, Verlaine envoie à Blémont une version remaniée du poème "Bérénice". Cette lettre est à nouveau essentielle à l'histoire de l'Album zutique, comme suffira à l'attester l'extrait suivant :
Je joins à cette lettre un sonnet - Bandore, - et j'espère en retour quelques vers de vous. Car il est impossible que vous n'ayez pas ces derniers temps rimé un tantinet ou tout au moins fait en compagnie du meuglant Valade quelques-unes de ces bonnes blagues dont s'enorgueillisait feu (c'est le mot) l'Album des Vilains Bonshommes. - je suis en train d'élaborer, quant à moi, une joyeuseté galante dans le goût Glatignesque, assez forte en gueule, mais... c'est à Valade que je l'enverrai : Spunsis debetur reverentia.
Bandore est un croisement entre le début du nom "Banville" et la fin du prénom "Théodore", et la contraction "Bandore" figure également dans la lettre du 14 juillet envoyée à Valade. Mais, surtout, en post scriptum, Verlaine gratifie son correspondant d'une version remaniée du sonnet "Bérénice". Malgré plusieurs changements, l'enjambement au même endroit du mot "langoureuse" demeure au vers 3. En revanche, les tercets sont profondément renouvelés et s'ils adoptent la forme bien symétrique AAB CCB, en réalité, ils défaillent à la rime. Le poème est en fait rimé comme suit ABBA ABBA CCx DDx, où X correspond à une absence de rime, à deux lacunes, puisque les mots "étrangère" et "défaille" ne riment pas entre eux et donc avec aucun autre. L'étrangère demeure exclue et défaille.
Je cite la nouvelle version et on observe le report du principe de chiffre romain comme pour les dizains à la manière de Coppée envoyés à Valade :

           Les Princesses
                  CXXV
                     ___

                 Bérénice
                      __

Son front mignard parmi sa main toute petite,
Elle rêve, au bruit clair des cascades lointaines,
Et dans la plainte langoureuse des fontaines
Perçoit comme un écho charmant du nom de Tite.

Elle revoit, fermant ses yeux de clématite
Qui font songer à ceux des biches thibétaines,
Son doux héros, le mieux aimant des capitaines,
Et, Juive, elle se sent au pouvoir d'Aphrodite.

Alors un grand souci la prend d'être amoureuse
Car dans Rome une loi bannit, barbare, affreuse,
Du rang impérial toute reine étrangère.

Ah ! ne pas être une humble esclave qu'il épouse !
Et dans l'épanchement de sa douleur jalouse
La Reine hélas soupire et doucement défaille(x).

(x) Il va sans dire que l'absence de rime n'est que pour exprimer toute la langueur locale.

Th... de B...
La note est de la main de Verlaine lui-même évidemment. L'absence de rime est plus subtile et mieux amenée dans le sonnet de "Calonice", mais Verlaine a inventé autre chose.
Notons aussi que la mention "yeux de clématite" est frappante, elle ne rime pas avec "yeux d'améthyste", mais l'améthyste et la clématite ont en commun la couleur violette et on sent que "yeux de clématite" est une variante précieuse de l'expression "yeux de violette" qui revient à quelques reprises dans la poésie banvillienne.
En tout cas, ces envois de Verlaine à Valade et Blémont dans des lettres annonciatrices de la tenue d'un Album zutique prouvent que Rimbaud n'a pu que lire avec attention le recueil Philoméla. Dans celui-ci, Mendès a également créé quelques poèmes sur le modèle de la terza rima qu'il se vante d'avoir composé sur treize vers et deux rimes à des fins blasphématoires.
Le principe du poème en treize vers sur deux rimes est appliqué à "Prologue" et "Epilogue", ainsi qu'à une série de trois poèmes numérotés réunis sous le titre "Canidie". Une citation s'impose :
                      Canidie

                            I

Je suis un rameau sec durci par trois hivers.
Et qui m'a donc ravi l'âme ? C'est Canidie,
C'est vous, ange fatal, charmeresse aux yeux verts !

J'ai bu tous les poisons de votre perfidie,
Et, dompté par un charme adorable et pervers,
Spectre que le tombeau lui-même répudie,

Horrible, méconnu, je me jette à travers
La fange, sous les pieds de la foule étourdie,
Rouillé comme un vieux sous sans face ni revers !

Mais je veux vous maudire en quelque psalmodie
Avant que mon corps soit la pâture des vers,
Et c'est pourquoi, mon cher amour, je vous dédie

Ces poëmes, sur deux rimes, en treize vers.

                                II

[...]
Je m'interdis de citer les deux poèmes qui suivent, mais le deuxième poème parle de la "Nuit", des "limons / Obscènes", de "l'essaim nocturne des démons", de "Succube". Et cela n'est pas inintéressant si on pense que je vais revenir aux poèmes de Rimbaud inspirés par Mendès que sont "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux".
Il convient cependant de citer le "Prologue" dans la mesure où son évocation de la "Nuit" et la répétition de son vers final sont nettement à rapprocher du vers final sans rime de "Calonice" :
             Prologue

Deux monts plus vastes que l'Hécla
Surplombent la pâle contrée
Où mon désespoir s'exila.

Solitude qu'un rêve crée !
Jamais l'aube n'étincela
Dans cette ombre démesurée.

La nuit ! La nuit ! rien au-delà !
Seule, une voix monte, éplorée ;
Ô ténèbres ! écoutez-la.

C'est ton chant qu'emporte Borée,
Ton chant où mon cri se mêla,
Eternelle désespérée,

Philoméla ! Philoméla !

Le poème "Epilogue" serait à citer quelque peu également, il conclut l'ensemble du recueil, et il annonce une fin de séjour dans l'enfer baudelairien :
La tombe et la nuit m'ont quitté.
Vienne la femme qui s'émeuve
Sous mon baiser ressuscité !

J'étais pareil au lit d'un fleuve,
Dans les jours brûlants de l'été,
Sec et morne attendant qu'il pleuve ;

L'ennui du mal m'avait hanté ;
Mais j'ai triomphé de l'épreuve
Et rompu le joug détesté.

Mon désir de nouveau s'abreuve
Aux pures sources de beauté,
Et je répands mon âme neuve

Dans un amour illimité !
Cette forme de poème "sur deux rimes, en treize vers" a inspiré à Verlaine le "Crépuscule du soir mystique" des Poèmes saturniens. Verlaine a rassemblé les vers en un seul bloc et il a altéré le principe d'alternance des rimes, ce qui fait que le poème passe à tort pour n'avoir aucun modèle strophique, alors qu'il s'agit d'un hybride. J'en ai traité dans un article, je pourrai redire cela prochainement sur ce blog. Verlaine s'est inspiré également du poème "Le Rossignol" de Philoméla dans les Poëmes saturniens. Face à autant d'éléments aussi importants, on comprend que Rimbaud fait obligatoirement référence à Philoméla, recueil de la nuit, quand il compose "Oraison du soir". Les "cieux bruns" ont des airs blasphémateurs de "Canidie" ! N'oublions pas que Rimbaud s'est inspiré du poème "Le Jugement de Chérubin" pour composer "Les Chercheuses de poux", poème composé à Paris, sans doute un peu après les contributions à l'Album zutique, et poème par conséquent contemporain du sonnet "Oraison du soir" et des deux "Immondes" qui complètent le "Sonnet du Trou du Cul" dans une sorte de triptyque. En clair, entre les mois de novembre 1871 et de février, sinon mars, 1872, Rimbaud a composé trois sonnets dont les tercets s'inspirent du mode ABA BAB pétrarquisant du recueil Philoméla et un poème en quatrains "Les Chercheuses de poux" qui s'inspire d'un autre poème de Philoméla "Le Jugement de Chérubin". Ensuite, à partir de "Paris" (octobre-novembre 1871) "Voyelles" (autour de février 1872), puis plus nettement à partir de mai 1872, Rimbaud a composé des poèmes ne respectant pas l'alternance des rimes masculines et féminines, des poèmes parfois entièrement en rimes masculines ("Paris" tout comme "Les Baisers" des Améthystes de Banville) ou entièrement en rimes féminines ("Chanson de la plus haute Tour" tout comme "Calonice" de Mendès). 
Enumérons sur la série de vingt-et-un sonnets de Philoméla tous ceux qui ont des tercets organisés sur le mode ABA BAB pétrarquisant. On peut conserver "Calonice" comme un cas à part, vu que la rime finale fait défaut, mais son modèle est de toute façon celui-là. Les autres sonnets à tercets ABA BAB sont : "A une femme" (ABBA BAAB CDC DCDC, rime finale féminine et interjection finale également), "Sur les collines" (ABAB ABAB CDC DCD : quatrains à rimes croisées, mais rime finale masculine, cadences inversées par rapport à "Oraison du soir"), "La Ruine" (ABBA BAAB CDC DCD, rime finale masculine), "Une voix" (ABBA BAAB CDC DCD : rime finale masculine), "Sonnet dans le goût ancien" (ABBA BAAB CDC DCD : rime finale féminine, mais le sonnet est en octosyllabes avec la mention "écarlatine" à la rime et plusieurs mots du lexique religieux, les deux derniers mots à la rime étant "Dieu" et "messe" ce qui permet d'envisager un lien avec "Vu à Rome"), "Les Ingénues" (ABBA ABBA CDC DCD : rime finale féminine, titre qui fait écho à certains de Verlaine), "La Nonne" (ABBA ABBA CDC DCD : rime finale féminine), "L'Amour fatal" (ABBA ABBA CDC DCD : rime finale féminine), "Ten-Si-O-Dai-Tsin" (ABBA ABBA CDC DCD : rime finale féminine) et "L'Ephèbe" (ABAB ABAB CDC DCD : rime finale masculine). Cela fait un ensemble de dix sonnets, onze si nous y ajoutons "Calonice" ! Cette forme inédite en français jusqu'alors est utilisée pour pratiquement la moitié des sonnets du recueil, la bascule étant le cas à part "Calonice".
Pour les dix autres sonnets, on apprécie quelques autres excentricités. Le sonnet "Frédérique" ne respecte pas les règles de séparation des rimes et s'inspire aussi d'un modèle italien, avec des tercets rimes CDE CDE. Cette configuration possible dans la poésie italienne n'est pas admise dans la tradition française. La rime en C est séparée par deux couleurs de rime D et E, mais c'est le cas également de la rime D puis de la rime E. Quelques autres sonnets ont des tercets sur deux rimes, mais sur des modèles voisins de "Poison perdu". Nous avons au moins deux sonnets avec des tercets monorimes à la Banville AAA BBB. Nous avons aussi à la façon de Baudelaire des sonnets où les tercets et quatrains sont mélangés. Très peu de sonnets réguliers viennent protester. Dans "Invitation à la promenade", les rimes sont faiblement contrastées, on passe de la rime féminine en "-(s)ées" à la rime masculine en "(m)é". 
Blasphématoire, le poème "Sur les collines" parle des "Anges vêtus d'air paradisiaque" qui "Descendent sur les monts pour y faire l'amour !"
Le vers 3 du sonnet "Oraison du soir" "L'hypogastre et le col cambrés" pourrait bien s'inspirer du vers suivant de "La Nonne" : "Le scapulaire au col et le cilice aux reins," à cause de son allure grammaticale, de ses mots recherchés et de la reprise du mot "col".
Pour précision, dans l'Album zutique, un feuillet a été déchiré qui contenait au recto le dizain par Rimbaud "Les soirs d'été...", mais aussi le début d'un autre dizain rimbaldien perdu sans doute à jamais "Mais enfin..." et au verso nous avons sauvé un sonnet en vers d'une syllabe de Valade "Néant d'après-soupée", mais nous voyons les restes d'un sonnet en "bouts-rimés" de Rimbaud. Ironie du sort, il ne reste pratiquement que les mots à la rime pour ce genre d'exercices, mots qui ne furent pas décidés par Rimbaud selon toute vraisemblance. Ceci dit, le sonnet avait une organisation des rimes assez régulière ABAB ABAB CCD EED, mais avec des mots à la rime qui retiennent l'attention pour notre sujet. Le mot "Asie" à l'avant-dernier vers est aussi à la rime dans "Calonice", le mot "airain" en rime finale des "Bout(s)-rimés" est à la rime au pluriel dans "La Nonne". Mais surtout dans les quatrains la quadruple rime en "-ier" fait songer à "Oraison du soir" : "fessier"::"grossier"::"[...car?]nassier"::"d'acier". Mais gardons cela pour plus un rebond à venir. Le sonnet "Frédérique" comporte les mots "calice" et "encensoir" à la rime dans son premier tercet. Le poème "Le Thé" n'a pas la charge de l'ivresse pisseuse, mais on peut faire un rapprochement pour sa frivolité moqueuse. Mais, au bout de la revue, "Calonice" demeure le sonnet le plus intéressant d'allure à rapprocher de "Oraison du soir".
Il faudra passer à un autre niveau d'enquête plus subtil au sujet de l'influence de Philoméla sur Rimbaud. Cependant, nous comprenons que "Oraison du soir" est un sonnet à multiples modèles. Nous avons le sonnet "Calonice" de Mendès, nous avons "Le Cœur volé" de Rimbaud lui-même à cause de la mention "cœur triste". L'influence de Banville est également envisageable. Mais il y a encore d'autres choses à découvrir dans ce sonnet. De manière amusante, on peut observer que le mot "chope" au singulier apparaît à la césure du vers 2 avant devenir la tête de la rime finale du poème au pluriel : "chopes"::"hysopes"::"héliotropes". Mais ce qui est frappant également, c'est la quadruple rime en "-ier". Je venais d'évoquer une rime similaire en "-ier" pour le texte mutilé "Bouts-rimés". Dans le sonnet "Bouts-rimés", les quatrains sont également sur des rimes croisées, mais la rime en "-ier" est aux vers pairs : vers 2, 4, 6 et 8. Dans "Oraison du soir", la rime en "-ier" est aux vers impairs : vers 1, 3, 5 et 7. Aucun mot rimant en "-ier" n'est commun entre les deux poèmes. Cependant, il est un autre sonnet de Rimbaud avec une rime en "-ier" dans l'Album zutique qui a une rime en "-ier" dans les quatrains, et précisément dans les vers impairs : vers 1, 3, 5 et 7, et cette fois le mot en commun est le nom propre "Gambier", rime du vers 1 dans "Paris", rime du vers 3 dans "Oraison du soir". Le poème "Paris" est tout en rimes masculines, alors que "Calonice" de Mendès, un des modèles pour "Oraison du soir", est tout en rimes féminines.
Nous pouvons même aller plus loin. Le premier vers de "Paris" joint la chaussure à la pipe : "Al. Godillot, Gambier," quand le quatrain de "Oraison du soir" attaque avec la position assise du fumeur. Dans "Paris", "Godillot" et "Galopeau" en attaque des deux premiers vers suggèrent l'agitation, le galop, ce à quoi s'oppose la paresse d'ange du poète ivre plein de mousse sur les joues. Les vers 3 et 4 de "Paris" mettent en parallèle moyennant un calembour des écoulements de "Robinets" avec le pluriel "Christs" quand "Oraison du soir" transforme le fait de pisser en prière. Dans "Oraison du soir", "barbier" est à la rime du vers 1, quand le chapelier "L'Hérissé" est à la rime du premier vers des tercets de "Paris". Enfin, la prière pleine d'une douceur comme celle du "Seigneur du cèdre et des hysopes", accompagnée de "l'assentiment des grands héliotropes", fait un autre pied-de-nez à la morale "Soyons chrétiens !" qui conclut ironiquement le sonnet "Paris". Il est tentant de comparer les deux poèmes en termes de postures en société.
En tout cas, - dans deux sonnets proches de l'esprit des parodies zutiques, - dans deux sonnets appelés à former un triptyque avec le "Sonnet du Trou du Cul", Rimbaud a encore repris la forme pétrarquiste des rimes pour les tercets :
Nos fesses ne sont pas les leurs. Souvent j'ai vu
Des gens déboutonnés derrière quelque haie,
Et, dans ces bains sans gêne où l'enfance s'égaie,
J'observais le plan et l'effet de notre cul.

Plus ferme, blême en bien des cas, il est pourvu
De méplats évidents que tapisse la claie
Des poils ; pour elles, c'est seulement dans la raie
Charmante que fleurit le long satin touffu.

Une ingéniosité touchante et merveilleuse
Comme l'on ne voit qu'aux anges des saints tableaux
Imite la joue où le sourire se creuse.

Oh ! de même être nus, chercher joie et repos,
Le front tourné vers sa portion glorieuse,
Et libres tous les deux murmurer des sanglots ?
Le mot "fesses" me fait songer au mot "fessier" des "Bouts-rimés", le mot "merveilleuse" à la rime est précisément celui qui n'a pas de rime dans le poème "Calonice" de Mendès, ce qui fait qu'ici il peut rimer avec "creuse" et "glorieuse". Nous retrouvons une mention des "anges", encore une décidément ! Mais il y a encore d'autres éléments intéressants. Le sonnet a d'évidents rapports avec le "Sonnet du Trou du Cul" auquel il reprend la mention "sanglots" à la rime. Le mot "cul" du titre de la parodie de L'Idole d'Albert Mérat est repris à la rime au vers 4 également. Précisons que sur les deux quatrains de "Vers pour les lieux" datés de 1872 l'un est qualifié de parodie zutique d'Albert Mérat. Il va de soi que le présent sonnet que nous venons de citer parodie quelque peu Mérat lui aussi. Nous retrouvons l'idée de blason et de réflexion sur le corps humain, jusque dans ses parties les plus intimes. Ce sonnet vaut également commentaire du "Sonnet du Trou du Cul", puisque les commentaires sur les différences entre l'homme et la femme ont pour fonction d'inviter à relire attentivement la parodie de L'Idole qui suppose un acte sexuel par l'anus, mais entre deux hommes. Or, dans la chronique théâtrale livrée le 16 novembre 1871 au journal Le Peuple souverain par l'ami de Verlaine Edmond Lepelletier, sous la signature de Gaston Valentin, nous avons un compte rendu de la première de la comédie Le Bois à l'Odéon, en l'absence de son auteur qui n'a pas pu se déplacer malgré son envie, et Lepelletier brocarde alors les épanchements en public de Verlaine et de Rimbaud, en impliquant le mime railleur de Mérat et Mendès :
   Tout le Parnasse était au complet, circulant et devisant au foyer, sous l'œil de son éditeur Alphonse Lemerre. On remarquait çà et là le blond Catulle Mendès donnant le bras au flave Mérat. Léon Valade, Dierx, Henri Houssaye causaient çà et là. Le poète saturnien, Paul Verlaine donnait le bras à une charmante jeune personne, Mlle Rimbaut.
   En somme, excellente soirée pour l'Odéon.
Catulle Mendès et Albert Mérat sont tous les deux qualifiés pour leurs cheveux, puisque "flave" est quelque peu synonyme de "blond". Il est donc évident que c'est par perfidie que Lepelletier réemploi la même tournure verbale "donner le bras" pour le couple Mérat-Mendès et pour le couple Verlaine-"Mlle Rimbaut". Le couple d'hommes Mérat-Mendès pointe railleusement le couple Verlaine-"Mlle Rimbaut" qui reste à identifier pour les lecteurs.
En clair, les sonnets "Nos fesses ne sont pas les leurs..." et "Les anciens animaux..." vont viser conjointement Mérat et Mendès. Valade, Dierx et Henri Houssaye sont pris à témoin dans la recension de Lepelletier. La mention de Valade n'est pas étonnante, c'est un ami de Mérat, mais il y a peut-être des allusions fines qui nous échappent au sujet de Dierx et Houssaye. La présence de l'éditeur Lemerre est tout de même problématique. Avec leurs moqueries, Mérat et Mendès peuvent inciter Lemerre à ne pas publier un premier recueil précoce de ce jeune Rimbaud qui est encore mineur. Les échanges de courrier entre Lemerre et Verlaine révèlent que les choses étaient tendues pour ce dernier à cause de sa jalousie et de la politique, selon les dires mêmes de l'éditeur. En 1870, Lemerre a publié un ouvrage en prose un peu particulier de Leconte de Lisle : un Catéchisme populaire républicain. De leur côté, Verlaine et Rimbaud, en pleine période zutiste, non seulement étaient indignés par la Semaine sanglante, mais privilégiaient sans doute plutôt les professions de foi bouffonnes du genre de la "Lettre à Marianne" du communeux en exil, Félix Pyat, une sorte de catéchisme ou credo composé en 1856 et qui pastiche l'Ave Maria :
Salut Marianne pleine de force, le peuple est avec toi. Le fruit de tes entrailles, la République, est béni. Sainte Marianne, délivre-nous vierge de la liberté, des rois et des papes. Ainsi soit-il.
Il m'arrive de me demander si le poème de l'Album zutique, "Vieux de la vieille", composé à la mi-octobre, un mois auparavant donc, ne cite pas un vers sur les "entrailles" d'Eugénie de Belmontet par allusion à ce texte de Félix Pyat précisément, lequel Félix Pyat, pour l'anecdote, a également préfacé en 1846 une édition en plusieurs volumes des Œuvres de Claude Tillier avec notamment son roman satirique Mon oncle Benjamin :
        Vieux de la vieille !

Aux paysans de l'empereur !
A l'empereur des paysans !
         Au fils de Mars,
         Au glorieux 18 Mars !
Où le ciel d'Eugénie a béni les entrailles !
Notons que celui des deux quatrains réunis sous le titre "Vers pour les lieux" qui est attribué à Mérat parle de "siège" et fait rimer "entrailles" avec "canailles" :
De ce siège si mal tourné
Qu'il fait s'embrouiller nos entrailles,
Le trou dut être maçonné
Par de véritables canailles.
Mérat n'a pas adhéré à la Commune, et dans le cas de Mendès c'est de notoriété publique puisqu'il a écrit un ouvrage à chaud, publié au lendemain de l'événement, Les 73 Journées de la Commune (du 18 mars au 29 mai 1871), ce en quoi il rejoint la série des écrits anticommunards de Théophile Gautier Tabelaux du siège et d'Armand Silvestre sous le pseudonyme de Ludovic Hans : Le Comité central et la Commune, Paris et ses ruines.
En clair, depuis octobre-novembre 1871, Rimbaud et Verlaine étaient très remontés contre Mendès et Mérat parmi ceux qui les avaient initialement fréquentés. Précisons que l'incident de l'entrefilet de Lepelletier fut immédiatement suivi d'une attaque anonyme plus violente contre Verlaine. Sans vouloir défendre Verlaine pour ses agissements, il faut tout de même mesurer combien autour de la mi-novembre les choses ont pu s'envenimer. Les contributions à l'Album zutique ont cessé à ce moment-là, et de façon définitive dans le cas de Rimbaud et presque sûrement aussi dans le cas de Verlaine. Le 13 novembre avait eu lieu la première au Gymnase de L'Abandonnée de Coppée (j'ignore si la mention "gymnastiques" dans le sonnet "Bouts-rimés" a un lien). Verlaine et Rimbaud s'y sont rendus et il y eut ensuite une soirée entre auteurs. Dans la nuit, Verlaine s'en prit à sa femme en la traitant d'abandonnée et menaça son enfant. L'intervention d'une garde amena Verlaine à quitter le terrain. Sachant que Mathilde, l'épouse de Verlaine, était la demi-sœur de Charles de Sivry et qu'elle pouvait avoir des échanges avec des auteurs et artistes, le fait fut connu. Il n'est pas impossible qu'il se soit ébruité le soir même de la représentation de la comédie Le Bois de Glatigny le 15 novembre, puisqu'après l'entrefilet du 16 novembre de Lepelletier dans Le Peuple souverain nous avions la publication de la fâcheuse rumeur dans la rubrique Faits divers du XIXe Siècle, le lendemain 17 novembre :
   Ils sont gentils, les petits poètes du Parnasse contemporain !
 On sait qu'ils étaient tous présents à l'appel, pour la première représentation de l'Abandonnée, de leur frère François Coppée. Nous les avons tous vus applaudissant avec frénésie la nouvelle pièce du poète qui fut un des familiers de la princesse Mathilde, mais ce n'était que pure hypocrisie. L'un d'entre eux, principal coryphée de la petite église, M... après s'être fait mal aux mains d'applaudir pendant une soirée, voulut venger son amour-propre froissé en tuant à son retour au logis conjugal sa jeune femme et un nouveau-né. On l'empêcha fort heureusement de commettre ce double crime ; mais si M. Coppée remporte prochainement un nouveau succès au théâtre, nous ne répondons pas de la vie des deux pauvres êtres, condamnés à embellir à perpétuité l'intérieur du Parnassien en question.
Cet entrefilet n'implique pas seulement la divulgation d'un fait nocturne que seule la belle-famille Mauté semblait pouvoir ébruiter. Du 13 novembre à sa publication, et notamment le 15 novembre, Verlaine a très bien pu trop en parler lui-même. On peut aussi se demander dans quelle mesure où il n'était pas déjà question de la femme de Verlaine avant qu'il ne lui tombe dessus le 13 novembre. Il l'a traitée d'abandonnée, le titre de la pièce de Coppée selon le témoignage même de Mathilde, et l'entrefilet parle d'un Coppée en tant que familier de la princesse Mathilde, ce qui fait écho au prénom de la femme de Verlaine. Sur l'Album zutique, le poème "Ressouvenir" sur la "Sainte-Eugénie" date à peu près des jours qui suivent le 17 novembre apparemment. Charles de Sivry a écrit un mot sur l'Album zutique à sa sortie de prison, du camp de Satory, le 18 octobre 1871. Le sonnet liminaire de l'Album zutique, "Propos du Cercle" évoque un Michel Eudes, dit "Penoutet" en bons termes avec Catulle Mendès. Mérat, ami de Mendès, figure également parmi les quatorze premiers membres du cercle désignés dans ce sonnet. En octobre-novembre 1871, le cercle a compté quinze membres à tout le moins, puisqu'il faut y ajouter Camille Pelletan, journaliste au Rappel et parent d'un membre honni du gouvernement de défense nationale. Ni Mendès, ni Mérat ne figureront à côté de Rimbaud et Verlaine sur le Coin de table de Fantin-Latour. La participation de Mérat était pourtant prévue. Même sans penser à mal, les membres du Cercle du Zutisme pouvaient ébruiter l'abondance de parodies méchantes à l'encontre de François Coppée qui s'étaient accumulées entre la mi-octobre et le 13 novembre. La pièce Fais ce que dois représentée en octobre avait été un premier sujet d'indignation pour Rimbaud et Verlaine. Il est impossible que cela ne se soit pas diffusé auprès d'oreilles malintentionnées. Les recueils de Mérat ne sont pas demeurés un aliment poétique pour Rimbaud et Verlaine. Coppée nourrissait autrement mieux leur verve satirique, mais Mendès fait partie des cibles, et s'il ne fut guère parodié directement dans l'Album zutique il ne fait aucun doute que des poèmes de plus haute volée comme "Les Chercheuses de poux" et "Oraison du soir" sont tout de même pour lui dire son fait.
Le sonnet "Nos fesses ne sont pas les leurs" serait intéressant à étudier pour ses cibles parodiques. Des vers tels que ceux-ci ont suffisamment l'air de formules pour intéresser une recherche des sources : "Et, dans ces bains sans gêne où l'enfance s'égaie," "J'observais le plan et l'effet de notre cul[,]" "Comme l'on ne voit qu'aux anges des saints tableaux", "Et libres tous les deux murmurer des sanglots ?" Le vers, même incorrectement retranscrit : "Une ingéniosité touchante et merveilleuse" invite aussi à une étude en ce sens. Le vers "Imite la joue où le sourire se creuse" est pour sa part à la fois un vers dans le style d'un poème de Verlaine et la réécriture d'un vers du "Sonnet du Trou du Culk" précisément, tout comme le rejet à l'entrevers "la claie / Des poils" renvoie aux sonnets du recueil L'Idole et au recueil Amours et Priapées de Cantel. Une telle enquête vaudra encore pour le dernier des sonnets "Immondes" qui lui aussi a une organisation des rimes de tercets à la Pétrarque en ABA BAB et qui est un peu non une "Vie des cochons" :
Les anciens animaux saillissaient, même en course,
Avec des glands bardés de sang et d'excrément.
Nos pères étalaient leur membre fièrement
Par le pli de la gaine et le grain de la bourse.

Au moyen âge pour la femelle, ange ou pource,
Il fallait un gaillard de solide grément ;
Même un Kléber, d'après la culotte qui ment
Peut-être un peu, n'a pas dû manquer de ressource.

D'ailleurs l'homme au plus fier mammifère est égal ;
L'énormité de leur membre à tort nous étonne ;
Mais une heure stérile a sonné : le cheval

Et le bœuf ont bridé leurs ardeurs, et personne
N'osera plus dresser son orgueil génital
Dans les bosquets ou grouille une enfance bouffonne.
Le terme "ange" se rencontre encore une fois dans un poème de Rimbaud de cette époque parisienne, tandis que le mot "excrément" à la rime fait écho à sa mention au pluriel dans "Oraison du soir". Dans ce sonnet, il est question d'un étalage sexuel du membre viril, alors que dans "Oraison du soir" son étalage est sous-entendu dans le fait de pisser le plus haut et le plus loin possible. Dans ce dernier sonnet, l'infléchissement à la fin du premier tercet a une allure plus littéraire qui peut être une amorce pour chercher les cibles parodiques précises : "Mais une heure stérile a sonné [...]".
Nous sommes donc face à encore pas mal de difficultés pour identifier toutes les finesses allusives des poèmes de Rimbaud et son rapport notamment aux vers de Mendès, mais dans toutes ces confrontations il y a quand même une logique satirique qui prend forme et qui réunit bien "Oraison du soir" à "Paris", et ainsi de suite. En en prenant petit à petit bien conscience, peut-être que l'horizon du sens pourrait se débloquer bien plus vite qu'on ne le pense. Nous comprenons le sens littéral de ces divers poèmes, mais il nous faut les implications de sens dans les échanges et relations entre poètes et entre écrits.

9 commentaires:

  1. Je corrigerai les coquilles à partir de demain lundi, je suis bien trop fatigué aujourd'hui.

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  2. Ah oui, j'allais oublier. Un prochain article va pas mal développer de réflexions à partir du vers de "Oraison du soir" et il sera pas mal question cette fois-ci de Baudelaire.

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  3. J'ai déjà un rapprochement mendésien à ajouter avec "Oraison du soir". Dans le poème "Les Fils des Anges", qui contient la rime "Anges"::"étranges" et une rime finale "anges"::"langes", nous avons aussi le vers : "Quels étaient ces baisers chauds comme des brûlures..." qu'on rapprochera des "brûlures" causées par les "Rêve" comme dans un vieux colombier". La comparaison à la colombe est d'ailleurs aussi mentionnée dans "Les Fils des Anges".
    Par ailleurs, pour le premier poème de Philoméla, on peut penser quelque peu à Barbare des Illuminations, puisque l'Hekla est un volcan islandais qui a eu un regain d'activité dans la seconde moitié du XIXe siècle avec évidemment des conséquences sur le ciel, proximité anglaise notamment. Philomèle renvoie à la fable tragique de Philomèle et Procné. A l'origine, Procné est le rossignol et Philomèle est le rossignol. Mais, le rapport s'est inversé. Philomèle est une personnification féminine du rossignol. J'ai un truc à vérifier que je me garde pour l'instant.
    Tout cela est à suivre, donc !

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  4. Bon, c'est bon, maintenant, j'ai dans "Le Jugement de Chérubin" même, source reconnue pour "Les Chercheuses de poux", le mot "voilure" à la rime et il rime comme "brûlure(s)" du poème "Les Fils des Anges" avec "chevelure(s)". Qui plus, Aline et Paule, c'est marrant, mais on a une Aline qui fait songer à la source du recueil de Cantel derrière le Sonnet du Trou du Cul et Paule est le féminin du prénom de Verlaine.
    Je devrai aussi citer le poème "Silence" et même un autre. L'idée du coeur comme antre des démons, les "vieux désespoirs" comme des êtres au fon d'un coeur noir qui est enfer, etc. On voit bien que je suis la bonne piste, les rapprochements prennent sérieusement de la consistance.

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  5. J'ai aussi oublié de préciser que la section "Sonnets" était dédiée à Banville. Enfin, dans la série "Panteleïa" dédiée à Baudelaire, j'ai relevé "onctueux" à la rime, je pense aux "Cirages onctueux" dans "Paris", et j'ai relevé la rime "belles"::"ombelles"::"rebelles".

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  6. Ah ! j'ai eu l'idée de consulter l'article de Bardel sur Oraison du soir et je suis tombé sur un fac-similé agrandi du manuscrit bordelais. On a une rature, Rimbaud barre "sous les cieux" pour établir "sous l'air gonflé", c'est l'argument pour dire que le manuscrit Valade est la version postérieure. Ceci dit, deux trucs me dérangent. D'abord, ce n'est pas obligé, une variante ne chasse pas ainsi l'autre. Le poète peut avoir des variantes concurrentes et il en a forcément au moment même de composer le poème. La variante "sous les cieux gros" peut très bien avoir été biffée parce que Rimbaud commençait à la préférer, mais ne l'assumait pas encore. Par ailleurs, Bardel fait remarquer comme moi que la leçon "coeur tendre" de la copie Verlaine a le mérite de mieux rendre compte de la comparaison à l'aubier. Je ne veux pas imposer ma chronologie des versions, mais il faut continuer à la mettre en balance me semble-t-il.
    Je n'ai que survolé l'étude de Bardel, mais donc on a l'hypothèse masturbatoire de Murphy, alors que pour moi le poète pisse sur un plan érotique qui évoque le sexe, mais on reste dans le scatologique. Le déchiffrement masturbatoire me semble absurde dans son principe. Mais surtout Bardel fait défiler les commentateurs, on a quelques hypothèses de sources, mais rien sur les liens à "Paris" et au recueil Philoméla (rimes ABA BAB, reprises de "Calonice", des mots à la rime "voilures" et "brûlures", de l'idée de vieux rêves défunts dans un coeur enfer ténébreuse qui deviennent excréments d'un vieux colombier, etc.). Bref, sur "Oraison du soir", préparez-vous à ce que j'en sois le critique de référence...

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  7. Un autre truc. Mendès n'est pas un grand poète et l'intérêt pour sa poésie reflue complètement après son premier recueil Philoméla. Dans Philoméla, il essaie d'être des trucs originaux qui ont du charme, mais des trucs trop gros pour son talent. Il a la prétention de faire un truc, mais ça retombe. Le dernier vers de "Calonice" ne rime pas, mais n'est qu'une interjection (liée au messsage d'ensemble du recueil) et sa sortie d'enfer à la Baudelaire dans l'Epilogue est un peu courte. Mais, bon, il ne faut pas complètement mépriser le poète. Il y a des trucs charmants, même mal conduites des idées sont osées pour la première fois, Verlaine goûtait fort son recueil, et factuellement sa série de sonnets est importante pour l'histoire des sonnets irréguliers du XIXe et pour le développement à la suite de Banville de poèmes rompant avec l'alternance des cadences féminines et masculines.
    Enfin, un truc problématique, c'est l'idée du sizain de sonnet, binaire par les tercets et ternaire par les trois modules AB.
    Il faut introduire une médiation. La présentation typographique en tercets est toujours là pour séparer un ensemble ABA d'un autre BAB. Il y aurait quelques subtilités à développer, rien que sur les rimes de module A ou B, mais il y a un autre truc en tiers, c'est la construction phrastique qui peut soutenir l'analyse binaire ABA BAB. Mais bon, on verra ça plus tard.

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  8. Bon, j'ai fait un bilan sur l'Album zutique récemment. Passons à un bilan sur les poèmes parisiens de la fin de 1871 et du début de 1872.
    Le Bateau ivre, lecture de référence, la mienne. L'article de Murphy vient après, n'est pas bon, Murphy ne traitait quasi jamais du Bateau ivre avant ma préparation d'article de 2004 à 2006. Et c'est juste pour des raisons de critique officiel ou non que Reboul, Fongaro et d'autres le citent préférentiellement et évidemment c'est ridicule car l'article n'apporte rien.
    Voyelles, lecture de référence, mes articles, là, je pulvérise tout, et tous je dis bien tous les rimbaldiens se sont déclars des clowns face à moi, tous, tous, tous ! Ah ! ah! ah!
    Les Corbeaux, lecture de référence, la mienne. Au passage, le prochain Dictionnaire Rimbaud qui arrive avec Alain vaillant à la direction. Vaillant tient la lecture de Murphy et Bataillé, tout en me reprenant le jeu de mots sur "crois":"croa". Mais, cette lecture développée par trois auteurs est contestée à plusieurs reprises.
    Tête de faune lecture de référence la mienne tant au plan de l'analyse des césures qu'au plan du sens et des sources.
    Oraison du soir, lecture de référence, ce sera bientôt la mienne.
    Qu'est-ce qui m'échappe ? Les Douaniers, "L'Etoile a pleuré rose...", lectures de référence plutôt de Reboul pour l'instant.
    Les Chercheuses de poux, lecture de référence pour l'instant de Murphy.
    Vers pour les Lieux et deux sonnets Immondes, je sais pas à qui attribuer les lectures de référence.
    Les Mains de Jeanne-Marie lectures de référence de Murphy et Reboul, mais j'ai mis un pavé dans la mare avec l'intertexte de Gautier des Tableaux du siège.
    Tous les autres poèmes première manière connus sont antérieurs à la montée à Paris cas à part de "Poison perdu", sauf peut-être "Les Assis", mais on tend à me reconnaître la lecture de référence sur ce poème de toute façon, et puis il y a "Paris se repeuple" antidaté de mai 1871 où je n'ai pas la lecture de référence, mais j'ai un article majeur sur l'établissement des textes.
    En clair, je suis le meilleur spécialiste des poèmes première manière composés par Rimbaud à Paris de la mi-septembre 1871 à mars-avril 1872.
    Faites tant que vous voulez des éditions avec Steinmetz, des conférences avec Brunel, jonglez avec la liste des critiques préférés de Bardel dans vos commentaires de poèmes.
    Vous vous êtes ridiculisés, et à jamais !

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  9. En fait, si je veux une activité qui peut m'occuper à vie, je n'ai qu'à lancer un site internet de (comme on dit maintenant) "débunkage" des commentaires de Rimbaud.

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